vendredi 1 novembre 2024

Une expérience de bon.ne élève en classe de philosophie.

" Les paroles devenaient de plus en plus légères. Comme tous les jours. Il commençait simplement, puis les paroles s'élevaient ; il devenait difficile alors de le suivre. Si elle se retournait, Inès savait qu'elle surprendrait les yeux ensommeillés de ses compagnes. Elle y verrait, à tout le moins, incompréhension et ennui. Comme tous les jours. Quand les paroles de fray Ossorio devenaient compliquées, elle se savait élue, détachée des autres ; elle seule pouvait suivre et comprendre ses propos. En réalité, fray Ossorio, sans le savoir, ne parlait que... pour elle. Ses paroles étaient comme le pont tendu, chaque matin, entre l' âme d'Inès et la Divinité, comme l'échelle permettant à Inès de s'éloigner, de se perdre dans la félicité, toujours poussée par les paroles de fray , s'y accrochant. Elle savait qu'aussitôt le silence revenu, elle retomberait. Quand l'homélie se terminait, quand fray Ossorio retournait à l'autel et entonnait le Credo, l'âme d'Inès redescendait, retournait sans sa boîte, s'éloignait du Seigneur. Et ce jusqu'au lendemain." (Gonzalo Torrente Ballester, Au gré des vents, 1960, in Les délices et les ombres, p. 399, Actes Sud, 1998)

Il y a aussi des conversions philosophiques qui empruntent moins aux initiations religieuses. Il se peut aussi que le nom de qui profère les paroles-échelle ne soit pas, comme pour Inès, omniprésent dans l'esprit de l'élève, ou nom du professeur écouté ou nom du philosophe lu et médité, mais aussi paradoxal que cela paraisse, il est ordinaire que l'accès à la raison philosophique impersonnelle passe par une seule personne, aux paroles de laquelle l'élève est attentif. Il se peut que l'attraction des paroles s'étende aux gestes, aux intonations, au corps tout entier de qui parle, mais l'illusion du professeur est  de croire que c'est lui qui est aimé : non, il n'est aimé qu'en tant que disant ces paroles, et celles-ci n'ont de prix qu'au sein d'une institution spécifique, dans un monde social donné. 

vendredi 18 octobre 2024

Spinoza : par rapport à qui peut-on être qualifié de lâche ?

Partons de la définition qu' à la fin de la partie III de l'Éthique, Spinoza donne de pusillanimitas, mot que Bernard Pautrat (2023) traduit par lâcheté : elle est clairement relationnelle et exclut que la lâcheté soit une caractéristique intrinsèque de la personne (comme la couleur de ses yeux par exemple ou la capacité de raisonner) :

" Pusillanimitas dicitur de eo, cujus Cupiditas coercetur timore periculi, quod ejus aequales subire audent."

"  La Lâcheté se dit de celui dont le Désir est réprimé par la peur d'un danger auquel ses égaux ont la hardiesse de s'exposer."

Prise en elle-même, la référence aux égaux (aequales) pourrait être énigmatique mais l'explication de cette définition l'éclaire : par égaux, Spinoza entend ici " la plupart des  hommes " (plerique). On réalise que le lâche est d'abord un minoritaire au sein d'une société. Spinoza ne l'a pas envisagé, mais on pourrait préciser, en prenant nos libertés par rapport à Spinoza :  au sein d'une culture, ce qui conduirait à affirmer par exemple que x est lâche dans telle culture et non-lâche dans telle autre. Mais ce n'est pas ce qui m'intéresse ici.
Ce qui est troublant, c'est que, dans le seul autre texte où Spinoza clarifie ce qu'il entend par pusillanimitas, c'est-à-dire dans le scolie de le proposition 51 de la troisième partie de l'Éthique (il n'y a pas d'autre occurrence dans le reste de l'oeuvre), le point de comparaison pour déterminer si quelqu'un est lâche ou non n'est plus la plupart des hommes mais l'auteur de l'Éthique lui-même :

" Ensuite me semblera  peureux (timidus) celui qui a peur d' un mal que je tiens ordinairement pour négligeable (quod ego contemnere soleo), et si en outre je prête attention à ceci que son Désir est réprimé par la peur d'un mal qui ne peut m'arrêter, je le dirai lâche et ainsi jugera chacun."

Il est bien clair que Spinoza n' est ici rien de plus qu' un représentant de l'homme ordinaire. Il s'ensuit que, pour qu'on dispose, malgré la différence entre les deux textes, d'un critère univoque permettant de déterminer la lâcheté, on doit donc présupposer que chacun, en tant que juge pertinent de la lâcheté des autres, appartient à l'ensemble de la plupart des hommes. 
On retrouve exactement le même problème au niveau de la détermination de la hardiesse (audacia, traduit par Pautrat en 1988 par courage, puis en 2023 par hardiesse). Dans la définition de la hardiesse, Spinoza se réfère aux égaux et dans le scolie déjà cité, où il traite aussi de la hardiesse, il se réfère à lui-même.
Mais qu'est-ce qui assure celui qui juge qu'il n'appartient pas à la minorité, mais bien à la majorité ? Ou, plus précisément, qu'est-ce qui m'assure que mon idée que le mal qui contraint autrui à la lâcheté en est un, qui ne pourrait pas m' arrêter, si j'étais à sa place ? Suis-je bien certain de ne pas juger comme un intrépide ? 
Faisons l'hypothèse, vu l'absence de texte spinoziste sur le sujet, que ce qui m'assure que j'ai raison, c'est l'accord de la majorité, le désaccord ou accord d'un autre homme  ayant la même incertitude que mon propre jugement. Dit autrement, qualifier un homme de lâche ou de hardi ne nécessite aucun développement particulier de la raison, pas besoin d' appartenir à l'élite des philosophes pour pouvoir le faire. En revanche, pas possible de surmonter son intrépidité ou sa lâcheté sans avoir développé de manière exceptionnelle la raison (on entend ici par surmonter, transformer la passivité de l'affect en activité de la raison et non pas être dominé par un affect plus puissant que celui dont on désire se débarrasser).






lundi 14 octobre 2024

Spinoza, équivoque sur la cruauté.

À Maxime, qui ne la connaît pas encore !

Y a-il une cruauté objective ? Si c'est le cas, on pourra donner raison ou tort à qui formule un jugement du type " x est cruel avec y ". Consulté sur le sujet, Spinoza ne donne pas une réponse univoque. En fait, crudelitas (que Spinoza donne pour synonyme de saevitia) n'apparaît que deux fois dans le corpus spinoziste : dans l' Éthique et jamais, entre autres, dans les textes politiques - on ne pourra donc pas établir une politique de la cruauté d'inspiration spinoziste -. 
Sa première occurrence est dans la troisième partie de l'Éthique : c'est un scolie d'un corollaire de la proposition XLI. Le corollaire envisage le cas de quelqu'un qui s'imagine aimé d'une personne qu' il déteste. Spinoza déduit de ses thèses antérieures qu'alors cette personne ressentira de manière conflictuelle à la fois de l'amour et de la haine pour celle qui l'aime. Le scolie en question ajoute :

" Quod si Odium praevaluerit, ei, a quo amatur, malum inferre conabitur, qui quidem affectus Crudelitas appellatur, praecipue si illum, qui amat, nullam odii communem causam praebuisse creditur."

Ce que Bernard Pautrat (2022) traduit ainsi :

" Que si la Haine a prévalu, il s'efforcera de faire du mal à qui l'aime, affect qui s'appelle Cruauté, surtout si l'on croit que celui qui aime n'a fourni aucune raison commune de haine."

Dans la note correspondant à ce court texte, Bernard Pautrat relève que " la définition (...) frappe par sa singularité ". Nous reviendrons sur ce jugement. En tout cas, trois conditions  apparaissent : deux  qu'on peut appeler, chacune, nécessaires et, prises ensemble, suffisantes (il faut que la personne soit détestée par nous et il faut qu'elle nous aime), l'autre que j'appellerai aggravante (la cruauté s'aggrave si la personne aimée et détestée est, par rapport à nous, tout à fait innocente). Définie ainsi, la cruauté ne peut pas être identifiée à partir du seul comportement, des seuls actes (par exemple, la nuisance que j'observe pourrait être d'une personne haineuse vis-à-vis d' une autre personne haineuse) ; doivent être prises en compte les intentions et le passé de la relation entre le cruel et sa victime. En revanche ce qui peut être généralement constaté, c'est qu'un tort, un dommage (malum ou damnum) est bel et bien effectif.
Cela dit, même si l'identification de la cruauté est complexe, il est possible de distinguer qui est vraiment cruel de qui ne l'est qu'apparemment (parce que, par exemple, la victime, contrairement aux premières impressions, n'aime pas la personne qui est cruelle à son égard).
Seulement Spinoza ne va pas en rester là et va brouiller les pistes en faisant entrer le jugement " x est cruel par rapport à y " dans l'ensemble des jugements essentiellement subjectifs, donc dépourvus de vérité objective.
En effet, à la fin de la troisième partie, dans les Définitions des affects, Spinoza consacre une deuxième définition, la 38ème, à la cruauté, la voici :

" Crudelitas, seu Saevitia est Cupiditas, qua aliquis concitatur ad malum inferendum ei, quem amamus, vel cujus nos miseret" 
" La Cruauté ou Férocité est le Désir qui excite quelqu'un à faire du mal à qui nous aimons, ou bien à qui nous fait pitié."

C'est un changement radical de perspective : en effet les intentions du cruel ne sont pas plus à prendre en compte que celles de sa victime - pas plus d'ailleurs que l'histoire de leur relation - : tout est désormais dans la relation de l'observateur avec la victime. Si j'aime la victime ou si j'en ai pitié, j'ai certes raison si j'affirme que le tiers qui lui nuit est cruel - car je ressens l'action comme cruelle - mais je n'ai pas raison au sens où tout le monde devrait, en réfléchissant bien, s'accorder sur la réalité de cette cruauté (le seul jugement objectif dans ce contexte est " x est pour z - en l'occurrence, moi - cruel par rapport à y "). En somme, avoir raison dans un tel cas, si on énonce le jugement, c'est juste être sincère (j'aurais tort si je me cachais ou si je cachais à autrui ce que je ressens).
Dans le premier texte, la cruauté est déterminable objectivement par l'analyse d'une double relation, extérieure à l'analyste ; dans le deuxième, elle n'est déterminable que subjectivement, précisément sous deux conditions affectives : l'amour et la pitié (on ne prendra pas ici en compte la complication résidant dans le fait que Spinoza distingue la pitié-commisération de la pitié-miséricorde).
Pour résumé, lisant Spinoza, je ne sais pas si la cruauté est un objet possible pour la raison (texte 1) ou seulement un objet possible pour mes passions (texte 2). Ce qui est singulier, c'est moins la première définition que la coexistence au sein de l'Éthique de ces deux définitions, à la lettre contradictoires.







jeudi 4 avril 2024

Enseigner la philosophie : débarrasser le chêne du lierre qui le parasite ?

On lit dans Lamiel (chapitre 5) de Stendhal le dialogue suivant entre le docteur Sansfin qu'on imaginera professeur de philosophie et Lamiel, qui jouera alors le rôle de l'élève :

" - Et vous-même, docteur, ne craignez-vous pas de m'ennuyer en m'enseignant ce que vous appelez le bon sens ?
- Non, car ce que je vous demande c'est du travail et, dès qu'on y réussit, le travail donne du plaisir et chasse l'ennui. Figurez-vous que de toutes les choses que croit une jolie fille de basse Normandie, il n'en est pas une qui, plus ou moins, ne soit une sottise ou une fausseté. Qu'est-ce que fait le lierre que vous voyez là-bas dans l'avenue sur les plus beaux chênes ?
- Le lierre embrasse étroitement un côté du tronc et ensuite suit leurs principales branches.
- Eh bien ! reprit le docteur, l'esprit naturel que le hasard vous a donné, c'est le beau chêne ; mais tandis que vous croissiez, les Hautemare (les parents adoptifs de Lamiel) vous disaient chaque jour douze ou quinze sottises qu'ils croyaient eux-mêmes, et ces sottises s'attachaient à vos plus belles pensées comme le lierre s'attache aux chênes de l'avenue. Je viens, moi, couper le lierre et nettoyer l'arbre. En vous quittant, vous allez me voir de votre fenêtre, descendre de cheval, et couper le lierre des vingt arbres à gauche. Voilà ma première leçon donnée, cela s'appellera la règle du lierre. Écrivez ce mot sur la première page de vos heures (votre bréviaire), et toutes les fois que vous vous surprenez à croire quelque chose de ce qui est écrit sur ce livre-là, dites-vous le mot lierre. Vous parviendrez à connaître qu'il n'y a pas une des ideés que vous avez actuellement qui ne contienne un mensonge.
- Ainsi, s'écria Lamiel en riant, quand je dis qu'il y a trois lieues et demie d'ici à Avranches, je dis un mensonge ! Ah ! mon pauvre docteur, quelles sornettes vous me débitez ! Par bonheur, vous êtes amusant. "

Un tel professeur de philosophie aujourd'hui serait de son temps, en ce qu'il flatterait l'amour-propre de chaque élève (" chacun de vous est un bel arbre ! "), et très démodé aussi bien par sa confiance absolue dans la raison, appelée ici bon sens. En revanche Lamiel représente une ironie toujours possible, qui pourrait alller jusqu'à dire à son maître : " Et si vos paroles n'étaient, elles, que du gui ? ". 

mardi 13 février 2024

Éduquer et rejeter.

Comment constituer une pédagogie qui d'une part, comme il se doit, favorise le développement du meilleur de chaque élève, en reposant sur une certaine confiance, et d'autre part, respecte la vérité de la dernière phrase de l'Éthique de Spinoza ?

" Omnia praeclara tam difficilia, quam rara sunt." " Tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare. " (traduction de Bernard Pautrat).

On entend par contraste la rengaine ressassée de la garderie à l'université : " Tout ce qui est remarquable est facile autant que fréquent."

En écho au problème posé, ces lignes de Denis Kambouchner à propos du monde des " généreux ", tel que Descartes l'entend :

" Leur société restera donc, non par vocation (comme les critiques récentes de l'humanisme le suggèrent à l'envi), mais par la force des choses, une société partielle et minoritaire." (La question Descartes, Gallimard, 2023, p. 287)

Y aurait-il un mensonge au sein de la pédagogie la plus honorable ? L'association que fait Platon dans La République entre éduquer et cacher, éduquer et exclure est-elle donc inévitable ?

mardi 6 février 2024

De l'oison à la mouche.

Denis Kambouchner, dans La question Descartes (Folio, 2023), examinant le problème de la pensée des animaux, cite ce passage de la lettre à Chanut du 6 juin 1647 :

" C'est Dieu seul qui est la cause finale aussi bien que la cause efficiente de l'univers ; et pour les créatures, d'autant qu'elles servent réciproquement les unes aux autres, chacune se peut attribuer cet avantage, que toutes celles qui lui servent sont faites pour elle." (p. 271)

Il rapproche ensuite de ce texte quelques lignes de Montaigne (Essais, II, 12) où la créature devient un oison, doté lui d'une conscience égocentrique de l'interdépendance mentionnée par Descartes :

" Pourquoi ne dira un oison ainsi : Toutes les pièces de l'univers me regardent ; la terre me sert à marcher, le Soleil à m´éclairer, les étoiles à m'inspirer leurs influences ; j'ai telle commodité des vents, telle des eaux ; il n'est rien que cette voûte regarde si favorablement que moi ; je suis le mignon de nature ; n'est-ce pas l'homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ? c'est pour moi qu'il fait et semer et moudre ; s'il me mange, aussi fait-il bien l'homme son compagnon, et si fais-je moi les vers qui le tuent et qui le mangent."

On notera d'abord que ce dernier texte conduit à penser Épictète, et conséquemment tout stoÏcien providentialiste, aussi naïf qu'un oison, quand il écrit dans les Entretiens I, 16 :

" Ne vous étonnez pas que les autres animaux aient à leur disposition tout ce qui est indispensable à la vie du corps, non seulement la nourriture et la boisson, mais le gîte, et qu'ils n'aient pas besoin de chaussures, de tapis, d' habits, tandis que nous, nous en avons besoin. Car il eût été nuisible de créer de pareils besoins chez des êtres qui n'ont pas leur fin en eux-mêmes, mais sont nés pour servir. Vois quelle affaire ce serait de nous occuper non seulement de nous-mêmes, mais de nos brebis et de nos ânes pour les vêtir, les chausser, les nourrir, les faire boire."

Ensuite que l'oison de Montaigne raisonne comme les hommes finalistes critiqués par Spinoza dans l'appendice de la première partie de l´Éthique. 

Enfin, que la mouche nietzschéenne hérite de l'égocentrisme du petit de l'oie montanien :

« Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » (Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)

Amusant de relever qu'autant les lignes de Montaigne que celles de Nietzsche ne viennent illustrer la position cartésienne qu'au prix d'une trahison majeure de la pensée de Descartes : leur fable présuppose une conscience de l'animal.


mardi 2 janvier 2024

Kafka et la caricature involontaire de l'apathie stoïcienne.

En 1912, Kafka a écrit un court texte,  intitulé Décisions (Entschlüsse), qui ne fait guère plus qu'une demie-page. Le thème en est l'impossibilité de " s'extraire d'un état misérable " et  la manière de remédier à une telle impossibilité. C'est dans la description de cette solution à l'absence de Solution, si on peut dire, que je vois comme l'ombre déformée et hostile de l'apathie stoïcienne :

" C'est pourquoi le meilleur conseil demeure quand même de tout accepter, de se comporter comme une masse pesante, et si l'on se sent soi-même propulsé par un souffle (sich selbst fortgeblasen), de ne se laisser entraîner à aucun pas inutile, de regarder autrui avec un regard bestial (Tierblick), de n'éprouver aucun remords, bref d¨écraser de sa propre main ce qui subsiste encore fantomatiquement de la vie, c'est-à-dire d'accroître encore l'ultime repos tombal (die letzte grabmässige Ruhe) et de ne plus rien laisser persister d'autre que lui." (Nouvelles et récits, La Pléiade, p.16)

Se dessine ici une ataraxie mi-volontaire, mi-pathologique. En effet, si le stoïcien accepte tout, ce n'est pas à défaut de pouvoir tout fuir. S'il occupe le présent sans crainte ni espérance et n'a plus la légèreté incorporelle de qui vit dans le passé ou dans l'avenir, s'il laisse passer le souffle inévitable des premières émotions pertubatrices et ne compose avec son corps que les actions dues à ses devoirs, il regarde autrui non avec un regard d'animal, inexpressivement, mais avec des yeux humains, certes dépassionnés mais  sans froideur. Ce qu'il écrase de sa propre main, c'est seulement ce qui subsiste encore machinalement de la vie passionnelle non maîtrisée et ce n'est que du point de vue de celui pour qui cette vie empathique, sensible, et emportée est la Vie, qu'on peut dire alors qu'il ne vit qu'à faire le mort.
Tout se passe en somme comme si, sans le vouloir, Kafka prêtait ici sa voix à un défenseur des passions, comme Diderot, par exemple, quand il écrit la cinquième  de ses Pensées philosophiques (1746) :

" C'est le comble de la folie que de se proposer la ruine des passions. Le beau projet que celui d'un dévot qui se tourmente comme un forcené pour ne rien désirer, ne rien aimer, ne rien sentir, et qui finirait par devenir un vrai monstre, s'il réussissait." ( Oeuvres philosophiques, La Pléiade, p. 4)

mercredi 13 décembre 2023

Ça commence mal (20 et fin)

MOI : - Vu que c’est notre dernier entretien, j’aimerais savoir comment me faire reconnaître par les philosophes sérieux.
ELLE : - Renoncez alors à imiter les philosophes célèbres qui vous ont sans doute fait aimer la philosophie.
MOI : - ? 
ELLE : - J’imagine en effet que vous avez admiré leur capacité à construire un système cohérent et original portant sur l’ensemble de la réalité.
MOI : - Oui, et comme j’ai été tenté de me servir de tel ou tel système pour me tenir lieu de religion !
ELLE : - Mais comme vous ne cessiez pas de réfléchir, le système élu perdait de sa force, n’est-ce pas ?
MOI : - Eh oui, sans que je ne puisse jamais découvrir le système inébranlable !
ELLE : - En tout cas, si vous voulez percer comme philosophe, surtout n’écrivez pas un traité sur la totalité ou quelque chose du genre. Vous seriez taxé de naïveté.
MOI : - Je dois donc choisir un élément.
ELLE : - Exactement,  et vous écrivez sur lui quelque chose d’élémentaire, pas un livre, mais un article portant sur  un point précis et étroitement défini. 
MOI : - Un point que je souhaite explorer ?
ELLE : - Surtout pas, vous y livreriez toutes vos incertitudes...
MOI : - Et tout mon enthousiasme aussi !
ELLE : - Mais, sans le savoir, l’élan joyeux ne vaut pas grand chose.
MOI : - Je dois donc écrire sur un point que je connais déjà ?
ELLE : - Il faut d’une part que vous sachiez comment la question a déjà été traitée par les autres...
MOI : - Par les autres philosophes ?
ELLE : - Ça dépend de ceux que vous appelez philosophes !
MOI : - Eh bien les auteurs majeurs ou mineurs qu’on étudie à l’Université.
ELLE : - Surtout pas, vous vous couvririez de ridicule ! Non, les autres, ce sont les universitaires du présent et du passé. Par exemple, si vous faites de l’histoire de la philosophie, vous interrogerez la valeur de l’interprétation que Monsieur X ou Madame Y ont donné de telle ou telle interprétation d’un passage d’un vrai philosophe, si vous me permettez l’expression.
MOI : - Donc il faut bien connaître l’oeuvre du philosophe et celle de son interprète....
ELLE : - Sans oublier les autres interprétations et la littérature qui porte sur elles.
MOI : - Mais c’est triste alors, je vais gloser sur des gloses...
ELLE : - En un sens.
MOI : - Et quelle est l’alternative ?
ELLE : - Aborder directement un problème, mais pas un problème existentiel, du genre : la vie a-t-elle un sens ? Ça doit être une difficulté telle que si vous la régliez, mais c’est impossible puisque c’est une difficulté philosophique, la vie n’en serait pas changée.
MOI : - Si je ne peux pas régler le problème et si je ne peux pas, j’imagine, répéter ce qu’un autre universitaire a déjà écrit, que puis-je faire ?
ELLE : - Vous démarquer avec intelligence et originalité,  de telle manière que ceux qui s’attaqueront à la même difficulté n’auront pas d’autre choix que de vous citer.
MOI : - Et si je choisissais plutôt de me faire remarquer par ma vie philosophique ?
ELLE : - Vous intéresserez au mieux votre famille et vos amis.
MOI : - La pratique philosophique n’a donc pas de valeur à  l’Université ?
ELLE : - En effet, c’est par la théorie que vous vous distinguerez !
MOI : - Mais que vaut une vie consacrée aux théories philosophiques ?
ELLE : - C’ est une question à laquelle on répond soit par une opinion, soit par l’enquête morale et métaphilosophique.
MOI  : - Mais la métaphilosophie, c'est de la philosophie ?
ELLE : - On ne peut rien vous cacher !


lundi 25 septembre 2023

Ça commence mal (19)

MOI : - C'est notre 19ème dialogue, et à vrai dire, je ne comprends pas pourquoi vous y participez, vu votre scepticisme.
ELLE : - C'est que je suis profondément divisée ! D'un côté je sais que, chaque fois que je commence à discuter avec vous, les premiers mots que j'énonce sont discutables...
MOI : - Vous voulez dire que vous pourriez en choisir d'autres ?
ELLE : - Non, je ne pourrais pas en choisir d'autres, enfin je pourrais choisir bien sûr des synonymes, mais en fait je reconnais que je tiens à certaines formulations, à certains arguments, à certaines conclusions...
MOI : - Pourquoi ?
ELLE : - Parce que je les juge fondés et qu'ils me paraissent être le produit de mes réflexions, de mes lectures, etc.
MOI : - Mais quoi de mieux !
ELLE : - Oui, bien sûr, je reconnais que beaucoup aspirent à ce qui peut passer pour de la maturité intellectuelle mais j'ai conscience de deux choses...
MOI : - Lesquelles ?
ELLE : - La première est liée au souvenir que j'ai de ma formation philosophique : je sais qu'elle tient beaucoup du hasard...
MOI : - Je me permets vous couper car vous m'avez parue tout à fait spinoziste et déterministe, et donc, sauf à mal vous comprendre, il n'y a pas de hasard.
ELLE : - En effet, pas de hasard objectif, cependant même une déterministe convaincue doit faire la différence entre, par exemple, lire un livre dont on a programmé l'étude et découvrir, en flânant dans une librairie, un livre dont on ignorait tout et qui nous donne envie de le lire. Voilà, rien de plus, par hasard, je veux dire ici, rencontres imprévues de personnes, de livres etc.
MOI : - D'accord.
ELLE : - J'ai donc beau croire que ma vie ne pouvait pas être autre qu'elle ne fut, je réalise tout de même que mes idées philosophiques sont nées en partie de rencontres imprévues. J'en conclus donc que si les circonstances avaient été autres, les convictions philosophiques seraient différentes. Une formation philosophique, c'est comme une formation littéraire ou artistique, en somme, avec cependant un hic, c'est que les artistes et les écrivains assument le côté personnel de leur oeuvre, alors que les philosophes sont blessés si on identifie leur oeuvre à un parcours personnel. Ils veulent plus, ils visent la connaissance de la réalité.
MOI : - N'est-ce pas un but on ne peut plus défendable ?
ELLE : - Si, bien sûr, mais leur formation au hasard (je pousse un peu, c'est vrai) leur en donne-t-elle les moyens ?
MOI : - Mais vous avez dit vous-même dans notre premier entretien qu'il n'y a pas d'autre formation possible, vu que la philosophie n'est pas une science et encore moins une science des sciences.
ELLE : - C'est un fait, mais l'avoir à l'esprit m'enlève quelquefois le désir de commencer à parler philosophiquement.
MOI : - Et quelle est la deuxième chose à laquelle vous faisiez allusion au début ?
ELLE : - C'est une conséquence de la première ! Comme aucune formation commune et obligatoire ne précède l'entrée dans la philosophie, dès que j'ouvre la bouche, je peux être arrêté pour de bonnes raisons par soit un sceptique soit  quelqu'un qui ne prend pas position de la même manière que moi.
MOI : - Mais pourquoi en être embarrassé ? Vous saurez lui répondre.
ELLE : - C'est possible que, si je suis plus armée que lui, je lui cloue le bec, mais j'en sais pas moins que ma position philosophique n'est pas universalisable...
MOI : - D'accord, mais pourquoi alors ne vous taisez-vous pas ? Vous pensiez que votre vêtement était absolument comme il faut, vous réalisez qu'il n'est qu'un vêtement d'une certaine mode, alors n'en portez plus !
ELLE : - Mais cette nudité est précisément très inconfortable. 
MOI : - Vous voulez dire que garder le silence vous gêne par rapport aux autres ? C'est la pudeur qui vous conduirait à vous recouvrir d'un voile philosophique, dont vous connaissez pourtant toute la fragilité ?
ELLE : - Non, c'est que d'abord je sais que le scepticisme est une philosophie parmi d'autres,  et que donc la priorité, que je lui donnerais, serait tout aussi discutable que celle que je donnerais à une autre philosophie et d'autre part je me sens bien appauvri quand je mets en doute toutes mes positions. C'est comme si je perdais une partie de ma mémoire, ou mon identité intellectuelle.
MOI : - Vous avez donc dialogué avec moi par attachement à une identité intellectuelle dont vous savez pourtant toute la contingence.
ELLE : - Eh oui, ça ressemble peut-être à l'amour qu'on a pour une personne : on la voit comme irremplaçable, elle l'est peut-être, mais en même temps on se dit que si le monde avait été autre, on aurait pu en connaître une autre, ou aucune !
MOI : - À bien vous comprendre, j'en conclus que, si vous ne jouiez pas mon jeu, vous ne seriez  pas plus sceptique que non-sceptique, vous seriez plutôt hors-jeu philosophiquement parlant.
ELLE : - Oui, et donc sans aucune raison avouable et philosophique d'y être.
MOI : - Si je résume, il y aurait plusieurs possibilités : la pire que vous évoquiez dans le premier entretien serait de défendre une opinion par conformisme ; viendrait ensuite la situation de qui est perdu au milieu des opinions ouvertement philosophiques (c'est peut-être celle de qui commence à enseigner la philosophie, ce qui est paradoxal) ; puis la maîtrise d'une position sans conscience de l'histoire personnelle conduisant à cette position, peu importe que cette position soit propre à soi ou reprise d'une autre philosophie, vu qu'elle est le produit d'une réflexion personnelle ; enfin, comble de la lucidité pour vous, il y aurait la sortie du champ philosophique, sortie qui ne peut pas se justifier sans contradiction, sans retomber dans une position définie, jugée supérieure à la précédente.
ELLE : - Oui, mais la dernière position est instable, pas simplement parce que je suis divisée mais aussi parce que face aux conformismes, je ne peux pas me taire, vu que c'est, au fond même si je n'ose pas le dire, par amour de la vérité que j'essaie de me situer hors-jeu. Donc pratiquement je ne philosophe plus guère avec les philosophes mais je monte au créneau quand les non-philosophes pérorent !
MOI : - Les mauvaises langues vont dire que c'est parce que vous avez le dessous dans les échanges avec vos pairs.
ELLR : - C'est bien possible !


samedi 2 septembre 2023

Ça commence mal (18)

MOI : - Vous ne trouvez pas qu'on vit une période historique ? 
ELLE : - Que voulez-vous dire ?
MOI : - L'entrée dans l´Anthropocène, la guerre contre la Russie, la pandémie, etc. 
ELLE : - C'est que vous lisez les journaux.
MOI : - Certes, reste que, même si on ne les lit pas, par le smartphone on n'échappe pas à ces nouvelles !
ELLE : - Et qu'est-ce que ça change à la vie des gens ?
MOI : - C'est vrai, ils sont pris dans leur routine, dans leurs habitudes personnelles, familiales, professionnelles...
ELLE : - Comme vous ! Vous vous comportez typiquement comme un prof de philo : vous vous sentez concernés par les grandes questions et les grands événements, mais, vous non plus, vous ne faites rien, à part parler aux autres quelquefois de ce que vous lisez.
MOI : - Vous voulez dire qu'entre ceux qui ne s'intéressent pas et ne font rien et ceux qui s'intéressent sans rien faire pour autant, il n'y a pas beaucoup de différences. Que devrais-je faire selon vous ?
ELLE : - Je n'ai pas de leçons à donner, mais ne vous perdez pas trop dans le présent si c'est pour ne pas y intervenir activement. 
MOI : - Je vais réfléchir, mais répondez à ma question : vit-on une période historique ?
ELLE : - En termes marxistes, l'histoire n'a pas encore commencé, on est dans la préhistoire, dominé par des mouvement économiques face auxquels on est aussi impuissant que les hommes préhistoriques, les vrais, l'étaient par rapport à la nature !
MOI : - Ah, aujourd'hui, vous avez un ton blagueur. 
ELLE :- C'est qu'en vérité votre question m'embarrasse. Comment peut-on présentement décider de ce qui sera dans le futur jugé historique (au sens de important dans l'histoire, j'imagine) par les hommes qui peupleront la Terre quand nous serons tous morts ? L'histoire de l'humanité, c'est comme la vie d'un homme : pour la juger, il faut la connaître de la naissance à la mort, pensez comme certains hommes sauvent leur vie par des actes tardifs qui rachètent leur médiocrité passée ou, inversement, la précipitent dans l'abjection à la fin de leur existence. La différence, vous la voyez, c'est que par définition il n'y aura plus personne pour juger de l'histoire de l'humanité. Disons donc qu'à mes yeux c'est une question sans intérêt et les réponses qu'on y fait n'expriment que des émotions, des sentiments, des craintes et des espérances.
MOI : - Mais vous semblez ne pas voir que l'histoire de l'humanité est désormais devenue prévisible et que c'est la catastrophe qui nous attend !
ELLE : - Je ne veux pas remplacer la croyance par les lendemains qui chantent par celle dans l'apocalypse. Sur ce point, je suis sceptique.
MOI : - Vous doutez du réchauffement climatique ?
ELLE : - Comment pouvez-vous imaginer que je ne prends pas au sérieux les prévisions climatologiques ? Non, ce dont je doute, c'est des conséquences sur l'histoire à venir de ces transformations climatiques.
MOI : - Parce que les hommes sont libres et qu'on peut attendre d'eux un sursaut ?
ELLE : - Mais enfin ! Vous savez bien que je ne crois pas dans la réalité du libre-arbitre. Non, c'est que, tout simplement, l'histoire est trop complexe pour qu'on puisse la prédire ! Et comme je ne veux ni prendre mes désirs pour des réalités ni imaginer l'avenir tel que je le crains, je trouve plus honnête de me taire, d'autant plus que les oiseaux de mauvais augure ne manquent pas.
MOI : - Mais, quand un médecin prévoit grâce à son expérience l'évolution dramatique d'une maladie, vous ne dites pas de lui que c'est un oiseau de mauvais augure. Il en va de même avec les experts concernant l'avenir de la vie sur Terre : ils ont un savoir !
ELLE : - À la différence qu'ils ne peuvent pas tirer leur prévisions des milliers de cas antérieurs qui les justifieraient. 
MOI : - Vous dissociez d'un côté l'évolution du climat et de l'autre ses effets sociaux, politiques. Mais enfin, même si on ne peut pas connaître finement leurs modalités, ce sont à coup sûr des aggravations des conditions de vie qui seront entraînées par l'augmentation des températures, les sécheresses, les incendies, etc. En somme je trouve votre soi-disant pessimisme très optimiste car vous semblez faire comme si je posais la question il y a mille ou deux mille ans, mais précisément si, à mes yeux, nous vivons des temps historiques, c'est parce que l'indétermination de l'histoire à venir se réduit au vu des conditions climatiques annoncées, un peu comme les chances de vie heureuse de quelqu'un se réduisent à l'annonce d'une maladie gravissime.
ELLE : - Qui dit que d'un mal ne naîtra pas un bien ? 
MOI : - Mais pour que d'un mal naisse un bien, il faut encore que vive celui concerné par l'un et l'autre ! Or, c'est de la fin de l'humanité qu'on parle, par la transformation de la Terre en un milieu de vie inhabitable ! Risque d'être anéantie la possibilité du bien comme du mal !
ELLE : - Ni vous ni moi, vu notre âge, ne saurons jamais ce qu'il en sera.
MOI : - Nous mourrons avec la peur au ventre, comme ceux qui approchaient de l'an mille, sauf que, eux, n'avaient pas de raisons d'avoir peur. Et puis, c'est le sens de notre passé, personnel et collectif, qui se dégonfle à l'idée que, sans le savoir, et même animés des meilleures attentions, même portés par l'altruisme le plus vif, nous avons, chacun à notre manière, contribué à cette destruction des conditions de vie sur Terre. Les Lumières pour arriver à ça !
ELLE : - Si vous croyez à ce que vous me dites, il ne vous reste plus qu'à mettre toute la valeur de votre vie dans la lucidité, quel qu'en soit son objet, aussi horrible soit-il.
MOI : - Mais peut-on donner de la valeur à la lucidité, si elle ne sert à rien d'autre qu'à éclairer ! Que vaut une lumière, même puissante, si elle est incapable de faire voir le chemin sur lequel s'avancer ?

mardi 18 juillet 2023

Ça commence mal (17)

MOI : - Comme vous pensez que la cosmologie du stoïcisme est son point faible, croyez-vous qu'à l'inverse la physique épicurienne résiste mieux au progrès des sciences ?
ELLE : - Jamais deux sans trois ! Manquait en effet à nos échanges une réflexion sur l'épicurisme. Eh bien, oui, vous avez raison, j'aime dans cette philosophie son refus des causes finales. Des mondes en nombre infini privés de toute raison d'être, réductibles à leurs causes atomiques, ça me semble proche du tableau que la science nous donne de l'univers. Certes il y a encore des dieux dans la physique épicurienne, mais ils ne sont que des objets atomiques comme les autres, même s'ils ont une propriété exceptionnelle, l'immortalité. Cela dit, je n'ai pas vraiment réussi à importer dans ma vie des formules d'origine épicurienne...
MOI : -Ah, vous m'étonnez. Moi, je limite souvent mon intempérance en me rappelant de la distinction entre les désirs naturels et ceux qui naissent de la fantaisie humaine et n'ont pas d'objet permettant de les combler. 
ELLE : - Oui, moi aussi, j'essaie de rester frugale et tempérée mais c'est plus par bon sens que par épicurisme, car enfin cette référence aux désirs naturels fait sourire, non ?
MOI : - Il faut l'entendre comme une référence aux vrais besoins des hommes.
ELLE : - Et c'est là où le bât blesse, car bien malin celui qui peut déterminer leurs vrais besoins, une fois laissés de côté les besoins vitaux. Par exemple, Épicure dit qu'on a besoin d'amitié mais pas d'amour, de sexe mais pas d'attachement, de vérité mais pas de croyances rassurantes, de beauté mais pas de recherches esthétiques. Enfin tout cela est bien dogmatique et fort incertain. En tout cas, il ne semble pas que les hommes aient besoin de l'épicurisme, car qui a jamais réussi à vivre comme eux ? Plus généralement, c'est la limite de toutes ces sagesses hellénistiques : qui a jamais pu vivre en stoïcien, en épicurien, en sceptique, je veux dire en appliquant durablement et complètement leurs règles de vie ? Je ne doute pas des efforts sincères qu'ont fait les penseurs de ces trois écoles pour s'approcher de la réalité, pour connaître la vérité, mais je crains que, dans leur vie quotidienne, ils se soient mentis à eux-mêmes, si jamais ils ont cru vivre comme ils pensaient.
MOI : - Ça me semble tout de même plus facile de vivre selon Épicure qu'en stoïcien. 
ELLE : - Ça a dû dépendre des époques et des milieux, mais prenez la séparation qu'ils font entre la foule et leurs amis...
MOI : - Excusez-moi mais voilà une opposition on ne peut plus utile aujourd'hui : l'ami étant pour eux comme un double, en tout cas étant un autre épicurien, toutes nos relations Facebook, Twitter, et j'en passe, intègrent la foule, et enfin on se repose...
ELLE : - C'est peut-être un bon effet possible, mais que dites-vous de leur rejet de la politique, de leur isolement ? Fini en effet, si on les suit,  de lire les journaux et de s'interroger sur le bien commun. Leur seul bien commun est celui de leur communauté, c'est un peu rétréci, un peu égoïste, non ?
MOI : - C'est qu'ils ne croient pas dans la possibilité d'un progrès collectif, commun. Le seul progrès réalisable est personnel et revient à se détacher de la foule et de sa manière de vivre.
ELLE : - Vous me direz qu'a notre époque de réchauffement climatique l'épicurisme peut avoir quelque chose d'inspirant : une consommation limitée aux produits bon marché disponibles autour de soi, pas de voyages, pas d'efforts techniques à faire. Mais en même temps aucun leader au sein de l'épicurisme pour transformer cet idéal personnel en mode de vie généralisé. Ça m'a toujours frappé dans l'épicurisme cette contradiction entre le respect du droit, entendu dans son sens de droit positif, et leur refus de contribuer à participer à la vie du droit, à son élaboration, aux conditions de son maintien.
MOI : - C'est que les épicuriens ne concevaient pas qu'il faille améliorer le droit. Jamais ne leur est venue à l'esprit l'idée que les biens que la nature nous fournit pour satisfaire nos besoins puissent en venir à manquer au point qu'ils faillent légiférer pour les préserver !
ELLE : - C'est étrange : ceux qui ont élaboré ces sagesses vivaient dans un monde plus dangereux que le nôtre, tout en pensant qu'il y avait comme une sorte d'achèvement de la réalité, rendant impossible un avenir autre que celui qu'ils connaissaient. Nous, nous connaissons plus de sécurité mais avec la conviction intime que la vie peut devenir pire que jamais elle a été. Eux pensaient avoir touché le fond de l'humanité, nous,  nous craignons de n'en être qu'à l'apéritif...
MOI : - À vous écouter, je crois comprendre que vous ne croyez pas dans la possibilité de la sagesse, pas plus individuelle que collective, n'est-ce pas ? Et quelle que soit son inspiration ! Il y a beaucoup de comédie dans la sagesse, n'est-ce pas ?
ELLE : - Je crois dans la sagesse dans un sens ordinaire, au sens où on dit que c'est plus sage de faire ceci que de faire cela si on veut atteindre tel but, mais c'est vrai que je commence à avoir des doutes quand on parle de sagesse tout court... C'est comme quand parle de la pensée, qu'on écrit quelquefois avec un P majuscule. Pour moi, pas de pensée sans un objet, une matière et sans une forme, une manière de procéder. Pareillement pas de sagesse en dehors d'un contexte.
MOI : - Mais c'est l'ambition de toute un type de philosophie que vous fichez en l'air !
ELLE : - Sans doute, c'est très décevant pour beaucoup. La philosophie perd pas mal de clients quand elle porte ses doutes sur la bonne vie. Vu l'arrangement de beaucoup de librairies aujourd'hui, la clientèle passe facilement des rayons de développement personnel aux rayons philo et encore plus facilement en sens inverse, surtout quand on cherche un moyen de s'en sortir. Alors si on commence à clamer que la sagesse philosophique a quelque chose de mystérieux après 25 siècles d'efforts pour l'élaborer, on va nous rire au visage mais c'est le prix à payer de l'honnêteté intellectuelle.
MOI : - L'honnêteté intellectuelle, voilà votre sagesse !
ELLE : - Vous jouez avec les mots !



lundi 17 juillet 2023

Ça commence mal (16)

MOI : - Vous aimez vous dire sceptique, même si je réalise à vous entendre que d'un point de vue sceptique pur, orthodoxe, vous êtes plutôt dogmatique. Mais passons... En pensant au scepticisme, j'ai songé bien sûr aux deux autres grandes philosophies hellénistiques, qui lui sont contemporaines, le stoïcisme et l'épicurisme. Et comme j'ai vu que le stoïcisme revient à la mode, j'aimerais savoir si vous avez des affinités avec cette philosophie.
ELLE : - J' ai de la sympathie, disons, pour sa morale, mais en revanche, elle est indéfendable concernant sa conception du monde.
MOI : - Que lui reprochez-vous ? 
ELLE : - De ne pas être en phase avec ce que les sciences nous ont appris. En effet le stoïcien croit dans un monde providentiel, organisé pour l'homme et on ne peut plus parfait, alors que ça fait bien longtemps que les sciences ont rompu avec les causes finales. L'univers en effet n'a aucune raison d'être, pas plus que la vie et l'infinie diversité de ses phénomènes merveilleux. 
MOI : - Mais ne peut-on pas garder la morale et remplacer le finalisme stoïcien par un déterminisme de type scientifique ?
ELLE : - Je crois que parmi les stoïciens, il y a des finalistes discrets, qui peuvent même avoir un héritage chrétien vivant à l'arrière-plan de leur engagement stoïcien, mais qu'il y a aussi des gens qui ont fait le deuil des causes finales dans le monde de la nature et se sont rabattus sur le déterminisme scientifique. 
MOI : - N'est-ce pas cohérent alors dans ce dernier cas d' être stoïcien ? 
ELLE : - Je ne crois pas car je vois un lien intime entre le finalisme et la morale stoïcienne. Si le  stoïcien accepte avec joie la réalité dans son ensemble, c'est parce qu'elle est rationnelle, raisonnable, positive, comme on dirait peut-être aujourd'hui, et cela absolument, sans limites, sans réserves. Pour parler comme Clément Rosset, la réalité du stoïcien n'a rien du tout de tragique, elle est saturée de sens, de justification, aussi horrible qu'elle paraisse du point de vue de nos émotions. Le stoïcien digère Auschwitz sans problèmes.
MOI : - Pourrait-il aussi digérer la fin de l'humanité ?
ELLE : - Non, ça non, car la fonction du monde qui entoure les hommes est de les servir. Il ne peut donc pas y avoir au programme la disparition du destinataire de tous les services auxquels la réalité toute entière doit son existence, je veux dire la disparition de l'humanité. Mais les catastrophes planétaires les plus meurtrières dans la mesure où elles auraient des témoins humains réussiraient, elles, l'examen de passage !
MOI : - Présenté comme vous le faites, le stoïcisme a quelque chose de religieux, non ?
ELLE : - Si on associe à la religion l'idée de salut et celle d'un sens absolu de la réalité dans son ensemble, alors peut-être que c'est une philosophie religieuse, qui ne peut donc pas être acceptée par l'athée que je suis.
MOI : - Vous ne retenez donc rien du stoïcisme ?
ELLE : - N'exagérons pas ! Le stoïcisme n'est pas diabolique. Non seulement je ne me bats contre lui, mais j'ai de la sympathie pour certaines de ses formules, par exemple pour celle ci : " Si tu ne peux pas corriger les hommes, supporte-les ! ". Belle idée, ni excessivement volontariste, ni paresseuse. Ça m'est utile quelquefois, dans certaines situations difficiles, de voir la nécessité des choses et leur dimension irrésistible. Mais j'ai aussi conscience que c'est une vue dangereuse, tant on a généralement fait voir comme inévitables des situations qui ne devaient leur existence qu'aux intérêts de ceux auxquels elles profitaient. Donc ojo ! comme on dit en Espagne.
MOI : - Et ce qu'on appelle la logique des stoïciens ?
ELLE : - Elle m'a moins intéressée que l'éthique ou la physique, mais ce qu'on appelle aujourd'hui la théorie de la connaissance s'est tellement sophistiquée et diversifiée, qu'aujourd'hui il faudrait être un peu primitiviste ou passéiste ou réactionnaire, appelez ça comme vous voulez, pour voir dans le stoïcisme autre chose que quelques propositions, innovantes et suggestives, principalement aux yeux de ceux qui connaissent les développements contemporains de la logique ou de l'épistémologie. Ça serait un peu comme si on voulait tirer une philosophie politique contemporaine du cosmopolitisme stoïcien, qui m'est certes très sympathique à une époque de culture narcissique des différences. Mais ça serait tout de même un peu fort de café, comme quand on veut à tout prix tirer de Proust ou d'un autre grand monstre de la littérature, toutes les vérités qu'on juge universelles et essentielles. Ça aurait un côté wishful thinking !
MOI : - On peut en tirer une leçon : ne pas lire les philosophes en prenant ses désirs pour des réalités.
ELLE : - Oui, c'est un programme difficile car on a besoin d'enthousiasme pour lire les philosophes : en effet, sans espérer beaucoup de leur lecture, comment ne pas être découragé par leurs difficultés ?  Mais en même temps, de l'enthousiasme à l'illusion, le passage est facile.
MOI : - Entre indifférence et passion, le chemin du milieu donc !

jeudi 13 juillet 2023

Ça commence mal (15)

MOI : - Une question m'est venue à l'esprit au cours de ma nuit d'insomnie ! Puisque vous faites si peu confiance à la véracité de ce que chacun dans son for intérieur pense de lui-même,  peut-on se justifier en invoquant son sentiment intime ?
ELLE : - À quel propos ?
MOI : - Je pense aux personnes qui changent de sexe parce qu'elles sentent que leur genre ne correspond pas à leur physique.
ELLE : - C'est sûr que le sentiment intime, comme vous dites, est bien leur seul recours. Reste que, pareil à toutes les convictions ancrées en nous, il peut se discuter.
MOI : - En disant à la personne concernée qu'elle peut se tromper ? Mais elle répondra de son infaillibilité précisément, en invoquant la force de son vécu !
ELLE : - Oh, je ne crois pas qu'on doive contredire la personne sur ce plan-là, sauf si nous la soupçonnons menteuse, mais, à la supposer sincère, c'est vers un autre plan qu' il faut la diriger, à condition, bien sûr, qu'elle nous demande conseil ou qu'on doive la conseiller dans le cadre de tel ou tel protocole.
MOI : - Le plan de ses actions ?
ELLE : - Bien sûr, et pas seulement ! Qu'elle se rappelle de ce qu'elle a fait et n'a pas fait, de ce qu'elle a dit et n'a pas dit, de ce qu'autrui lui a communiqué et ne lui a pas communiqué, etc.
MOI : - Vous jugez donc bon, non de la détourner mais de la troubler ? Trouble dans le genre, en somme !
ELLE : - En effet. On a vite fait de transformer en indice de la vérité de notre désir des phénomènes qui mériteraient peut-être d'être interprétés autrement.
MOI : - Mais que voulez-vous donc dire par la vérité du désir ? Ne suffit-il pas de ressentir un désir pour qu'il soit vrai ? 
ELLE : - N'y a-t-il pas plusieurs manières de nommer l'objet du désir, de le qualifier ? Plusieurs jugements possibles sur son intensité ? Plusieurs interprétations de ses causes et des effets qu''on lui attribue quand il sera réalisé ?
MOI : - Vous me perdez, vous ne pourriez pas prendre un exemple ?
ELLE : - Pensez au désir amoureux : vous désirez une personne donnée...
MOI : - Pardonnez-moi de vous interrompre, mais savoir cela, ça suffit ! C'est clair et net !
ELLE : - Vous m'avez en effet interrompu trop vite, car l'ordinaire est de désirer quelqu'un pour certaines raisons, que ces raisons soient flatteuses ou non, pour soi ou pour la personne désirée, et ces raisons transparaissent dans la description, faite aux autres ou à soi-même, de l'objet du désir. Or, pour en rester à ces raisons, la question se pose de savoir si elles sont vraies, si ce sont les bonnes raisons, celles qui justifient votre désir, comme quand, par exemple, vous désirez voir tel spécialiste parce que vous savez qu'il est très compétent. Si on vous convainquait qu'il s'agit d'un charlatan, vous prendriez un rendez-vous avec un autre, non ?
MOI : - Mais, dans le désir amoureux, où est le savoir ? Vous intellectualisez tout !
ELLE : - Non !  Par exemple, si vous désirez telle personne parce que vous pensez avoir juste besoin d'une relation physique avec une personne de son sexe, c'est bien parce que vous croyez savoir qu'elle appartient à un sexe et pas à l'autre. Vous pourriez aussi bien désirer un rapport avec un transgenre et être déçu en vous rendant compte que cette personne a le genre correspondant à son sexe biologique. Vous pourriez aussi croire que vous désirez un rapport sexuel alors que vous réaliserez que vous désiriez de la tendresse ou de l'écoute (ou inversement, que vous désirez du sexe alors que vous croyez vouloir juste de la compréhension !)
MOI : - Alors pour chaque désir, il faut se lancer dans une enquête ? Je crois que vous me faites marcher.
ELLE : - Tout dépend de l'impact du désir sur votre vie : je ne discute pas avec mon psychologue avant de commander une glace au citron, parfum que j'adore...
MOI : - Mais comment sait-on qu'un désir est important ?
ELLE : - De manière générale, tout désir dont l'objet est de produire des effets irréversibles est important, le changement de sexe en est un parmi d'autres.
MOI : - Mais vous voulez vraiment introduire le débat et la discussion dans des domaines où on les tient à l'écart parce qu' on croit dans ses pulsions, dans ses sentiments, dans ses instincts.
ELLE : - Vous savez : à lire les historiens et les anthropologues, on réalise que les hommes peuvent vraiment croire dans n'importe quoi. Et quand on survole le passé, on est bien obligé de se dire que les croyances les plus personnelles obéissent à des modes, à des mouvements de masse, décidés par personne mais touchant tout le monde.
MOI : - Ne me dites, comme une vieille réac, que si un jeune veut changer de sexe, c'est parce que c'est à la mode. Sinon, je perds l'estime que j'ai pour vous.
ELLE : - N'ayez crainte, je ne risque pas de dire une telle sottise. Je veux juste attirer votre attention sur le fait que ce n'est pas parce qu'un désir nous concerne de près qu'il est vrai. Vous acceptez sans doute pour les phobies que, quand elles se fixent sur un animal par exemple, elles ne sont pas causées par l'animal mais par tout un arrière-plan psycho-social dont elles sont l'indice. 
MOI : - Vous voulez donc dire que le scalpel doit venir longtemps après l'analyse en somme.
ELLE : - En tout cas, que l'analyse des raisons doit avoir la première place.
MOI : - Mais vous savez, comme moi, que, quand on commence une enquête psychologique, c'est un peu comme quand on entre en classe de philo en Terminale : dans quel cadre, parmi tant d'autres possibles, va-t-on se retrouver ?
ELLE : - Certes, mais on ne change pas de prof de philo en cours d'année normalement alors que les expertises peuvent se succéder et être contradictoires.
MOI : - Vous, la sceptique, vous croyez aux expertises contradictoires...
ELLE : - Ça serait être bien dogmatique de toujours déprécier les avis et, en ce qui nous intéresse ici, les seconds avis.
MOI : - Je crains que votre prudence et votre raison aient bien peu de poids face aux violences des inclinations.
ELLE : - Bien sûr, c'est un fait éternel, mais il ne faut pas en conclure pour autant à la vérité intrinsèque des inclinations !

mercredi 12 juillet 2023

Ça commence mal (14)

MOI : - La dernière fois, vous m'avez drôlement attristé en me parlant si froidement de ce que je tiens pour ma chère intimité. Au point que j'en viens à penser par moments que la seule chose que je sais, c'est ce que je suis en train de faire au moment où j'en parle. Par exemple, je sais que maintenant je vous parle ! Mince résultat, vous me direz. Certes, mais pour me consoler, je me dis que ça a beau ne pas être grand chose, c'est quand même l'illustration du pouvoir de la conscience. Et la conscience, ce n'est tout de même pas rien pour vous ?
ELLE : - En effet c'est une caractéristique qui à première vue distingue les êtres humains des autres êtres vivants et de toutes les choses matérielles. 
MOI : - N'ennoblit-elle pas l'homme ?
ELLE : - Méfions-nous de la noblesse quand c'est l'homme qui se l'attribue à lui-même !
MOI : - Vous êtes tellement rabat-joie...
ELLE : - Je pense qu'il vaut mieux essayer de caractériser exactement la conscience que de se pâmer devant elle.
MOI : - D'accord, alors comment vous la caractérisez ?
ELLE : - Je pense d'abord qu'on démarre mal en parlant de la conscience, comme si c'était une réalité indépendante de l'homme. Je préfère dire que les hommes sont généralement conscients, et entendre par hommes, des individus appartenant à une certaine espèce animale et vivant dans une société donnée. 
MOI : - Pourquoi donc tenez-vous à rattacher quelque chose comme la conscience qui est manifestement individuelle, personnelle, privée, à un ensemble, à un groupe, qu' il soit biologique ou historique et culturel ?
ELLE : - Parce je crois qu'être conscient, c'est rendu possible par essentiellement deux choses : d'abord, par le fait qu'en tant qu'être humain, je dispose d'un cerveau, volumineux, et ensuite, par le fait qu'en tant que membre d'une culture donnée, j'ai appris à parler.
MOI : - Vous voulez dire que, tant qu'on ne sait pas parler, on n'est pas conscient ? Mais c'est faux ! Le nouveau-né est conscient, comme le prouve le fait qu'à l'occasion d'un malaise, il peut par exemple, comme chacun d'entre nous, perdre conscience !
ELLE : - C'est vrai qu'avoir conscience, c'est percevoir par nos sens ce qu'il y a à l'extérieur de notre corps, aussi bien que notre corps lui-même, mais c'est aussi pouvoir en parler, peu importe d'ailleurs dans ce cas si ce qu'on en dit est vrai ou faux. L'important à mes yeux, c'est que je peux grâce à ma langue maternelle parler de moi, me caractériser, et en me caractérisant, parvenir peut-être à me connaître.
MOI : - Qu'est-ce que vous pensez de la pleine conscience ? C'est à la mode aujourd'hui.
ELLE : - Ça me semble un exercice de prise de conscience de notre souffle, de la position de notre corps, de son état, des bruits que nous entendons et plus généralement de nos perceptions les plus immédiates.
MOI : - Vous lui donnez de la valeur ?
ELLE : - Je ne crois pas que la pleine conscience nous mette en relation avec l'essence de soi, ou encore plus ambitieusement, avec l'essence des choses ou de la réalité. Elle n'est donc pas un instrument de connaissance, je la considère plutôt comme le yoga : ce sont des exercices de soi, à la fois physiques et mentaux, qui rétrécissent le champ de la réalité perçue et pensée, et par cela même, nous détourne des pensées inquiétantes, douteuses, vagues. 
MOI : - C'est une thérapie alors ?
ELLE : - Je ne vais pas jusque là, faute de pouvoir identifier la maladie que cette supposée thérapie soignerait. C'est plus une technique de perception, centrée sur soi. C'est peut-être l'exact contraire de ce qui nous arrive quand on est pris par un spectacle, un livre, une personne etc. Si elle devenait une panacée, la pleine conscience nous détournerait systématiquement des autres et des oeuvres des autres, et aussi de toute oeuvre personnelle.
MOI : - De toute oeuvre personnelle ? Pourquoi donc ?
ELLE : - Parce que dès qu'on réalise un ouvrage, une oeuvre, un simple travail quelquefois, on ne pense plus à soi, à ce qu'on trouve en soi mais à la chose qu'on fait, qui, par définition, ne peut pas nous combler, vu qu'elle reste à faire. Il y a donc alors une sorte d'inquiétude essentielle à laquelle la pleine conscience s'oppose, elle qui veut prendre les choses comme elles sont, sans les juger, sans les perfectionner.
MOI : - Si je vous comprends bien, vous n'êtes donc pas hostile à la pratique de la pleine conscience, mais seulement comme une pratique facultative et en tout cas dépourvue de toute importance métaphysique.
ELLE : - Oui, c'est ça : au mieux, la pleine conscience nous permet de nous décrire par moments plus exactement, plus précisément, autant physiquement que psychologiquement. Et, comme beaucoup l'ont expérimenté, souvent elle apaise et rend moins fébrile. Mais ça ne peut pas être un but en soi.
MOI : - Y a-t-il, pour la sceptique vous dites être, des buts en soi ?
ELLE : - Je veux juste dire quelque chose comme : une fois qu'on est bien dans son corps et dans sa tête, comme on dit aujourd'hui, on fait quoi ? On s'en sert pour faire quoi ? Il ne faut pas donner une valeur excessive à ce qui ne doit être qu'un moyen
MOI : - C'est parce que vous supprimez tout l'arrière-plan religieux, métaphysique, philosophique de ces pratiques que vous les jugez insuffisantes.
ELLE : - Vous n'avez pas encore compris que je ne suis pas, comme on dirait aujourd'hui, une femme d' Église !

mardi 20 juin 2023

Ça commence mal (13)

MOI : - À la suite de notre dernière conversation, je me demande ce qu'on a vraiment à soi...
ELLE : - Vous voulez dire d'un point de vue psychologique ?
MOI : - Oui, plutôt. 
ELLE : - Sur ce point, je serais plutôt sceptique.
MOI : - J'imagine...
ELLE : - Oui, pour savoir ce qui est commun entre une personne et les autres, il faut comparer, or, pour comparer, il faut percevoir les choses comparées dans un espace et un temps partageables avec les autres.
MOI : - Pourquoi partageables avec les autres ?
ELLE : - Parce que pour être assuré que la comparaison est justifiée, il faut qu'elle soit confirmée par d'autres observateurs.
MOI : - Je vous trouve étonnamment peu sceptique, parce qu'on peut se demander si les autres avis ne sont pas tout aussi peu fiables que le nôtre, voire moins fiables.
ELLE : - La comparaison doit être faite par des spécialistes, pensez à la comparaison entre deux radiographies.
MOI : - Mais qui est spécialiste de moi ? N'est-ce pas moi ?
ELLE : - Si vous vous considérez comme le seul spécialiste de vous-même, la porte est ouverte à tous les délires sur vous-mêmes. En fait, on ne demande pas un spécialiste des personnes, mais de leurs actions. 
MOI : - Vous voulez dire que par exemple ma jalousie sera comparée à celle d'autrui par le moyen d'une comparaison entre les actions. Ça me paraît vraiment superficiel, car je peux ressentir une jalousie formidable sans jamais la manifester, alors qu'un autre, pour faire l'intéressant par exemple, peut mettre en scène une jalousie beaucoup moins intense que la mienne, non ?
ELLE : - Vous avez raison, mais comment êtes-vous arrivé à l'idée que votre jalousie est au plus haut degré alors que celle d'autrui est peu développée ?
MOI : - Je l'ai sentie, pardi. 
ELLE : - Vous avez senti la vôtre, mais pas celle d'autrui, donc vous vous appuyez bien sur ce que l'autre dit, fait, montre de lui pour déclarer que somme toute il est bien peu jaloux. Mais vous ne pouvez pas comparer un ressenti à des actions, pas plus que vous ne pouvez le comparer à celui d'autrui, vous en êtes donc bel et bien réduit à vous observer, vous et autrui en tant que vous avez un certain comportement public, je veux dire observable en droit par les autres.
MOI : - Pourquoi en droit ? 
ELLE : - Parce qu'en fait vos actions, vos comportements ne sont souvent observés par personne, même s'ils pourraient l'être, dans d'autres circonstances.
MOI : - Et les rêves ? N'en suis-je pas le seul spécialiste ?
ELLE : - Vous en êtes le seul témoin, mais être témoin ne veut pas dire être spécialiste. On l'oublie trop aujourd'hui, avec l'importance qu'on donne aux témoignages. 
MOI : - Je vous prends en flagrant délit de précipitation ! N'est-on pas témoin seulement de phénomènes extérieurs à soi ? C'est la raison pour laquelle un fait peut être remarqué par un nombre indéfini de témoins, mais, pour mes rêves, c'est hors de question. Je n'ai pas à appeler aux témoignages d'autrui pour savoir à quoi j'ai rêvé.
ELLE : - Vous avez raison, je m'exprime trop vite ! Se souvenir d'un rêve n'est pas du tout pareil à se souvenir d'un fait passé. Mais de là à penser que vous êtes pour cette raison le seul à connaître vos rêves, il y a un pas...
MOI : - Je suis le seul à pouvoir dire que j'ai fait tel ou tel rêve !
ELLE : - Oui, de même que le médecin que vous consultez pour la première fois ne sait pas que vous avez eu tel ou tel symptôme avant que vous ne le lui disiez.
MOI : - Mais les rêves sont beaucoup plus privés que les symptômes physiques car ces derniers peuvent souvent être observés par les autres.
ELLE : - Je vous l'accorde, les rêves ne sont pas observables en droit, ne le sont que leurs manifestations extérieures, voire neurologiques et pour l'instant on ne peut pas inférer de manifestations externes, mêmes cérébrales un quelconque contenu onirique.
MOI : - Même si on le peut un jour, il y aura toujours quelque chose de privé, qui est précisément le fait de vivre le rêve que le neurologue aura inféré.
ELLE : - Certes mais vivre un rêve suffit-il à le connaître ?
MOI : - Mais pouvoir décrire son rêve, n'est-ce pas le connaître ?
ELLE : - Décrire un nuage sert en partie à l'identifier, mais si vous ne disposez d'aucune connaissance des nuages, vous ne saurez pas le type auquel il appartient, ce qui vous empêchera de connaître les causes de sa formation, ses évolutions possibles, ce qu'il permet de pronostiquer, etc.
MOI : - Donc la plus privée des choses privées est la plus mal connue ? Puis-je aller jusqu'à dire que plus c'est privé, moins c'est connaissable ?
ELLE : - Peut-être, mais vous allez vous faire des ennemis...
MOI : - C'est décevant en effet de penser que le savoir sur soi s'arrête précisément là où il semble qu'il devrait commencer, à l'intime. Donc l'intime est, selon vous, du domaine de la rêverie, de l'imagination...
ELLE : - Sans doute et une imagination qui n'a rien d'intime !
MOI : - ???
ELLE : - En effet chacun se fait sur ses rêves des idées qui ne sont pas séparables de ce qu'on en dit dans sa société.
MOI : - Ce qui veut dire que ma connaissance de l'intime ne sera vraie que si on dispose d'une science de l'intime ?
ELLE : - Ou plus exactement d'une science des manifestations publiques de l'intime !




samedi 3 juin 2023

Ca commence mal (12)

MOI : - J'ai pensé à ce que vous m'avez dit, que notre langue maternelle est au coeur de notre esprit, mais j'ai trouvé que ça revient à sous-estimer à quel point nous sommes seuls.
ELLE : - Mais non, nous discutons ensemble !
MOI : - Ne vous moquez pas de moi ! Vous savez bien ce que je veux dire par " seuls ", non ?
ELLE : - Moi, je n'entends par " seul " que deux choses : ou bien on est physiquement seul, ou bien on l'est psychiquement.
MOI : - Voilà, quand je dis que nous sommes seuls, je veux bien sûr dire que nous le sommes psychiquement.
ELLE : - Mais nous pouvons ne pas être seuls psychiquement, pourquoi choisir de dire un peu dramatiquement que nous sommes seuls, comme si ça faisait partie de la condition humaine ?
MOI : - Parce que ça en fait bien partie ! Les hommes sont seuls essentiellement et toujours. 
ELLE : - Mais non, ils le sont de temps en temps, accidentellement.
MOI : - Je ne vous comprends pas. Ne voyez-vous pas que, même au coeur de l'amour, de l'amitié, chacun est seul ?
ELLE : - Vous voulez dire que vous  êtes toujours incompris, abandonné à vos soucis, au coeur même de l'amour, mais alors c'est que vous n'êtes pas vraiment aimé. En effet, aimer quelqu'un, c'est s'efforcer de le comprendre, y parvenir, le soutenir, l'éclairer dans les moments douloureux qu'il traverse.
MOI : - D'accord, mais même si je suis entouré, compris, épaulé, je reste seul !
ELLE : - Pourquoi dites-vous ça ? Expliquez-moi.
MOI : - Je veux dire par exemple que, même si quelqu'un répond à mon amour du mieux qu'il peut, ce que je ressens, je suis seul à le ressentir, même si je l'extériorise par des mots, même si je lui communique mon sentiment aussi par des gestes, des caresses, etc.
ELLE : - Mais si la personne, que vous aimez, se conduit avec vous, comme vous avec elle, si votre amour est partagé, vous n'êtes plus seul !
MOI : - Bien sûr que si, parce que mon amour n'est pas le sien et qu'elle ne peut pas ressentir le même amour que celui que je ressens !
ELLE : - Je crois qu'en disant que vous êtes toujours seul, vous voulez  juste dire que vous êtes une autre personne qu'elle. Vous donnez en fait un tour larmoyant à une lapallissade !
MOI : - Non, je suis juste plus lucide que vous ! Chacun est enfermé en soi, il n'y a pas vraiment d'union entre les personnes, encore moins de fusion. 
ELLE : - C'est une question de vocabulaire ! Si, par union psychique, vous voulez dire quelque chose d'autre que le partage réciproque de son intimité, si par exemple vous pensez à quelque chose comme l'union de deux gouttes d'eau en une seule, alors oui, il n'y a pas d'union possible entre deux personnes.
MOI : - Vous voyez bien que j'ai raison !
ELLE : - Là où je ne partage pas votre avis, c'est quand vous présentez ce que vous appelez solitude comme un malheur fatal. En fait vous paraissez regretter quelque chose qui n'est même pas concevable. En effet essayez d'imaginer ce que ce serait pour vous ne plus être seul dans le sens que vous donnez à cet adjectif.
MOI : - La personne pourrait voir le monde avec mes yeux !
ELLE : - Elle le peut si elle fait l'effort de vous comprendre ou si spontanément vous partagez le même point de vue sur telle ou telle chose.
MOI : - Oui, mais son point de vue restera un autre point de vue que le mien ! Et c'est ça que je trouve douloureux.
ELLE : - Parlons un peu chapeaux, puisqu'il se trouve que vous en portez un.
MOI : - ???
ELLE : - La personne que vous aimez peut-elle porter le même chapeau que le vôtre ?
MOI : - Bien évidemment, si elle achète le même. 
ELLE : - Vous dites que c'est le même chapeau mais en fait c'est un autre, qui est identique au vôtre. 
MOI : - Oui, bien sûr, ça va de soi, on est deux, on ne peut pas porter le même chapeau, strictement parlant, en même temps !
ELLE : - Voilà ce que je voulais vous faire dire : à partir de là, concevez votre amour comme votre chapeau ; au mieux, l'autre personne peut ressentir le même amour que vous comme elle porte le même chapeau, mais on ne peut pas aller plus loin, car par définition, elle n'est pas vous et si elle devenait vous, elle ne serait plus elle. Ce que vous appelez la fin de la solitude, ce serait un état contradictoire où chacun serait à la fois lui-même et un autre, comme si je pouvais porter  le chapeau que vous portez sur la tête tout en le laissant en place sur la vôtre.
MOI : - Vous avez beau faire avec vos raisonnements, je me sens terriblement seul.
ELLE : - Ce qui est terrible, c'est que, partant comme ça, vous le serez toujours. Mais creusez : vu que vous ne parvenez pas à donner du sens à ce que serait la fin de cette solitude, à ce que serait ne plus être seul dans ce cas, n'utilisez plus ce mot attristant. La réalité, c'est qu'il existe une multitude d'êtres humains et que vous en êtes un, un seul ! En fait vous rêvez de ne plus être une corps solide, distinct des autres, vous aimeriez être un liquide !
MOI : - Si vous avez raison, comment ça se fait que ce sentiment de solitude est quelque chose de très partagé ?
ELLE : - C'est précisément parce qu'on est rarement seul à ressentir ce qu'on ressent !

mercredi 31 mai 2023

Ça commence mal (11)

MOI : - J'ai lu qu'on peut douter de l'existence du monde extérieur. Ça doit vous plaire, à vous la sceptique ?
ELLE : - Ah non, ce doute, je ne le partage pas !
MOI : - Pourtant on ne peut pas prouver par un raisonnement que le monde extérieur existe. Qu'est-ce qui nous assure donc que la seule chose qui existe, ce n'est pas mon esprit, ma conscience ?
ELLE : - C'est vrai que, si on suit le chemin de Descartes en doutant de tout sauf du fait que soi-même on pense, alors on ne peut pas se prouver  à soi-même grâce à une perception ou à un argument rationnel que le monde extérieur existe, parce que, d'une part, la perception peut être interprétée comme une image venant de mon esprit et parce que, d'autre part, l'argument, aussi rationnel soit-il, peut toujours être mis en doute, au besoin en invoquant un dieu trompeur qui nous fait croire à tort que l'argument en question est tout à fait rationnel !
MOI : - Vous ne suivez donc pas le chemin de Descartes ?
ELLE : - En effet, je pars de la réalité du monde, donc de celle de moi-même, en tant qu' homme.
MOI : - Pourquoi dites-vous " homme " et pas " esprit " ou " conscience ", comme on le dit ordinairement ? On utilise aussi, je crois, le terme de " subjectivité ", qui semble un synonyme.
ELLE : - Parce que dire de l'homme qu'il est esprit avant tout, c'est le mutiler ! On le prive du corps et de tout le monde physique environnant.
MOI : - Le monde de la nature ? 
ELLE : - Je pense plutôt à tous les objets qui dans l'espace entrent en contact avec notre corps, qu'il s'agisse du soleil ou de vous en train de me parler. Ce n'est donc pas le monde de la nature au sens où on l'oppose au monde de la culture. Les deux s'y mêlent toujours : par exemple, si les rayons du soleil nous touchent comme ils nous touchent en ce moment, c'est bien sûr à cause de la position du soleil dans le ciel, ce que vous appellerez sans doute naturel, mais c'est aussi à cause de l' architecture du bâtiment dans lequel nous nous trouvons, à cause des positions que nous avons prises, l'un et l'autre, dans ce bureau (par politesse, je vous ai laissé le meilleur siège, celui où vous ne risquez pas d'être éblouie par la lumière du soleil), c'est donc par un ensemble de causes que vous appellerez, cette fois, culturelles, n'est-ce pas ?
MOI : - Oui, en effet. Mais n'est-ce pas terriblement réducteur d'envisager notre relation humaine comme une relation entre deux corps, alors que précisément nous parlons de philosophie ?
ELLE : - En effet, nous n'avons par une relation qu'on appelle physique ! Mais, quand nous nous parlons et nous nous comprenons, ce sont des ondes physiques que nous émettons et qui font vibrer nos tympans !
MOI : - Oui, mais le sens de ce que nous disons n'est pas physique, lui !
ELLE : - C'est un fait, mais pouvez-vous concevoir un sens qui serait indépendant d'un support physique, matériel, perceptible par un ou plusieurs sens ?
MOI : - Ça doit bien exister, pour que soit possible l'immortalité de l'esprit, sans présence du corps !
ELLE : - C'est précisément parce que je ne doute pas du fait que tout sens a comme  condition quelque chose de physique qui le véhicule, que je ne crois pas dans l'immortalité de l'esprit. C'est aussi une des raisons pour lesquelles ça me hérisse de voir souvent l'être humain transformé en esprit ou subjectivité, comme vous avez dit.
MOI : - Ça vous plairait plus qu'on dise cerveau au lieu d'esprit ?
ELLE : - Réfléchissez un peu ! Dire des hommes que ce sont des cerveaux serait une autre manière, symétrique, si on peut dire, de les défigurer. Car, en réduisant les hommes à leur corps et précisément à un organe de leur corps, on mettrait au second plan tous les phénomènes mentaux et on cesserait de pouvoir expliquer des foules de choses.
MOI : - Comme par exemple ?
ELLE : - Comme par exemple le fait que nous sommes dans ce bureau.
MOI : - ?
ELLE : - Et oui, nous sommes ici parce que vous avez voulu vous entretenir avec moi, en vue de publier cet entretien dans votre revue, n'est-ce pas ?
MOI : - En effet !
ELLE : - Or, si on ne disposait que de la connaissance de nos deux cerveaux, on serait bien en peine de donner cette explication, qui pourtant est la bonne pour rendre compte de notre présence commune ici, ce matin.
MOI : - Mais vous venez de dire que notre réunion est un contact entre nos corps, c'est donc aussi un contact entre nos cerveaux !
ELLE : - Oui, mais l'explication qui convient pour rendre compte de notre réunion n'est pas neurologique, elle est, disons, sociale et psychologique.
MOI : - Mais à vous entendre, le social et le psychologique ont aussi une dimension physique, puisque nous sommes toujours des corps en relation les uns avec les autres.
ELLE : - Bien sûr, mais de même que je n'explique pas le sens du mot âme en énumérant les sons qui le composent, je n'explique pas le sens de notre rencontre en décrivant le corps ou le cerveau qui nous constituent. Pour en revenir à notre sujet, je ne doute pas de la réalité du monde extérieur, parce que, dès que je me dis intérieurement que seul mon esprit existe, j'ai immédiatement conscience que je le dis grâce à des mots que j'ai en tête parce que d'autres me les ont dits en faisant vibrer mes tympans un certain jour, à un certain endroit, d'une certaine manière. Autrement dit, j'ai toujours conscience de la matérialité de mes outils les plus spirituels !
MOI : - Et aussi de leur dimension sociale !
ELLE : - Vous me comprenez mieux : en effet, cette langue française, qui est, pour nous deux, notre langue maternelle, est certes ancrée au coeur de notre esprit mais elle est d'abord un fait social ! Et donc il y a quelque chose de ridicule quand on pense, dans les mots de cette langue, être le seul au monde !



dimanche 14 mai 2023

Ça commence mal (10)

MOI : - Ce qui me frappe chez vous, c'est que vous avez beau être philosophe, vous parlez comme tout le monde !
ELLE : - À quoi pensez-vous donc ?
MOI : - Par exemple, vous ne croyez pas à la liberté et pourtant vous dites comme tout le monde " j'aurais pu, j'aurais dû ", alors qu'en toute rigueur, selon vous, vous avez fait ce que vous étiez condamné à faire !
ELLE : - " Condamné ", je n'aime pas le mot qui suggère une punition, quelque chose en tout cas de négatif. Je dirai plutôt que j'ai réalisé le seul possible qui me correspondait à ce moment-là.
MOI : - D'accord, mais pourquoi parler comme s'il y avait des possibles réalisables et non réalisés ?
ELLE : - Vous, quand vous dites que le soleil se lève, vous y croyez ?
MOI : - Non, mais c'est une façon de parler qui correspond à quelque chose d'observable, le passage de la nuit au  jour ! Alors que, quand vous dites que vous auriez pu, ce n'est pas une manière fausse de décrire quelque chose qui s'est passé.
ELLE : - Je comprends : en effet, ces  expressions dans ma bouche de déterministe ne décrivent pas  un phénomène  passé, mais elles expriment un doute sur la valeur de mon action ou un regret.
MOI : - Mais comment peut-on regretter quelque chose d'inévitable ?
ELLE : - Voyez, si je projette un pique-nique et qu'il pleuve, j'ai beau savoir que la pluie ne peut pas ne pas tomber à cet instant à l'endroit du pique-nique, j'en suis mécontent, contrarié et je peux dire alors " j'aurais dû choisir un autre endroit pour pique-niquer "
MOI : - Et avec les gens, vous fonctionnez pareil ?
ELLE : - J'essaie car c'est plus dur de se convaincre que par exemple le voleur devait me voler, je vais être porté à dire des phrases qui l'accusent et qui supposent à tort qu'il aurait pu se retenir de me voler.
MOI : - Mais vous devriez ne pas accuser, ne pas vous mettre en colère, ne pas être contrarié. Vous n'êtes pas à la hauteur de votre philosophie, si vous me permettez.
ELLE : - Vous êtes comme les prêtres de mon enfance : vous me proposez comme idéal quelque chose d'irréel. Nous avons essentiellement des émotions, des humeurs, des passions. Ce ne sont pas des choses en trop dont on pourrait se passer. Votre idée de la perfection doit être ajustée à la réalité humaine : vous ne dites pas que votre lave-vaisselle ne marche pas, vu qu'il ne lave pas votre linge, non ?
MOI : - Vous poussez un peu ! Ça va de soi que le lave-vaisselle a une fonction définie, en revanche on discute des fonctions de l'homme : est-il fait pour se reproduire ou pour autre chose de plus élevé ?
ELLE : - L'homme n'est fait pour rien du tout, comme l'ensemble de la réalité, mais il a une identité particulière et dans ce cadre-là il a certaines propriétés, comme avoir des états psychologiques incontrôlés...
MOI : - Mais pas incontrôlables !
ELLE : - Certes, on apprend à maîtriser les manifestations de nos émotions, de nos humeurs, de nos passions. Par exemple j'ai peur la nuit mais j'essaie de ne pas le montrer car mon éducation et l'influence de la société m'ont déterminée à donner du prix à la maîtrise de soi. Reste que cette peur s'impose à moi. Et pour en revenir à notre sujet, quand je suis contrarié, vu que je suis bien élevé, je reste en général poli dans l'expression de ma frustration. 
MOI : - Prenons un exemple : si quelqu'un vous nuit, vous manifestez poliment votre état ?
ELLE : - Ne dites pas de bêtises ! Il y a des situations où il ne convient pas d'être poli ! Mais c'est clair que la douleur que me produit la nuisance et mes efforts pour la civiliser ne seront pas plus libres que n'a été libre l'acte qui l'a causée.
MOI : - Mais comment pouvez-vous en vouloir à quelqu'un qui en fin de compte n'est pas, selon vous, très différent de la pluie dont vous parliez ? Pourquoi ne pas voir la personne qui vous nuit comme un orage ?
ELLE : Je la vois en partie comme un orage quand je cherche à me mettre à l'abri, à me protéger d'elle, mais c'est vrai que je peste aussi contre elle, que je lui en veux.
MOI : - Au fond, au meilleur de votre forme vous êtes un anti-animiste : l'animiste voit les phénomènes naturels comme des personnes, vous, vous voyez les personnes comme des phénomènes naturels.
ELLE : - Ce n'est tout de même pas tout à fait ça, je sais bien que, comme moi, la personne qui m'a nui, passe par des moments où elle se sent maîtresse d'elle-même, où elle croit qu'elle peut aussi bien faire quelque chose que ne pas le faire et vous doutez que je ne donne pas une telle conscience à la pluie.
MOI : - C'est étrange, nous nous sentons libres tout en ne l'étant pas, c'est ça ?
ELLE : - Oui, disons que nous ne sommes jamais libres mais que quelquefois nous imaginons l'être, alors que d'autres fois, nous savons que nous sommes empêchés, comme quand par exemple, ayant la jambe cassée, je ne peux pas marcher. C'est parce que nous nous imaginons libres que nous nous accusons et que nous accusons.
MOI : - Il y a quelque chose qui ne va pas : car, quand vous pourrez de nouveau marcher, vous allez dire que vous avez retrouvé la liberté, et pourtant vous affirmez que la liberté n'existe pas.
ELLE : - La liberté, au sens de libre-arbitre, est tout à fait fictive, on ne l'aura donc jamais, on ne l'a jamais eue, mais la liberté de faire quelque chose, par exemple de voyager ou de manifester, c'est la capacité de voyager ou de manifester sans être empêché par un obstacle, qui peut être un état de l'esprit (une phobie, par exemple) ou du corps (une paralysie, par exemple), une personne ou plusieurs (on vous a enfermé), un État (on ne vous a pas accordé le droit de faire la chose en question), etc. Et cette liberté, on peut l'avoir, la perdre, la retrouver.
MOI : - On peut la découvrir aussi ?
ELLE : - Oui, selon les évolutions de la technique, de nouvelles libertés apparaissent : la liberté de naviguer sur le Net, de changer de sexe, etc.
MOI : Donc nier le libre-arbitre, ce n'est pas si gênant que ça ?
ELLE : - Disons que que ça nous met au niveau de tout ce qui existe !  Comme un nuage ou une fourmi, j'ai des conditions déterminées d'apparition, de développement, de disparition.  Je dépends du monde autour de moi et je cesserai d'être un jour, comme le nuage et la fourmi...
MOI : - Elle est triste, votre philosophie !
ELLE : - Ce qui est triste à mes yeux, c'est de se raconter des histoires sur ce qu'on est.
MOI : - Mais savez-vous que le libre-arbitre n'existe pas ? Je n'ai pas oublié que vous vous donnez par moments des airs sceptiques.
ELLE : - En toute rigueur, je ne sais pas que le libre-arbitre n'existe pas comme je sais que 2 + 2 font 4. C'est une certitude au coeur de la philosophie que je me suis faite au cours de ma vie.
MOI : - C'est votre religion ?
ELLE : - Non, la réfutation du libre-arbitre s'argumente et répond aux contre-arguments dirigés contre elle...
MOI : - Ah oui, et aucun des arguments n'est contraignant, c'est ça ?
ELLE : - Oui, la science ne démontre pas l'inexistence du libre-arbitre, pas plus qu'elle ne démontre son existence. Les choses étant ainsi, on a le choix entre dire n'importe quoi sur les sujets qu'elle ne traite pas ou s'efforcer d'en parler avec rigueur, honnêteté, sérieux. 
MOI : - On pourrait se taire aussi ?
ELLE : - Oui, d'un certain type de silence, rempli de bons arguments !

vendredi 5 mai 2023

Ça commence mal (9)

MOI : - Mais si vous êtes porté à douter, vous n'êtes donc pas athée ?
ELLE : - Disons que je suis athée au sens où je tiens pour vrai que Dieu n'existe pas, mais je reconnais ne pas savoir que Dieu n'existe pas.
MOI : - Ne peut-on vraiment pas le savoir ?
ELLE : - La réponse à la question dépend  en fait de la définition de Dieu. Si, comme les épicuriens, on croit qu'être un dieu, c'est être un objet composé d' atomes et situé dans l'espace, alors on peut savoir qu'on n' a découvert aucun objet de ce type dans l'univers. Mais si on définit dieu comme un être qui a créé l'Univers et qui n'est ni dans l'espace ni dans le temps, aucune enquête ne peut aboutir à son inexistence, puisque, dès le départ, sa définition en fait quelque chose dont on ne peut pas avoir l'expérience.
MOI : - Et par le raisonnement pur, on ne peut pas aboutir à la conclusion que son existence est impossible ?
ELLE : - Certes, si on prouvait que l'existence de l'univers implique logiquement l'inexistence de Dieu, ça serait un argument puissant en faveur de l'athéisme, mais ce n'est pas le cas. Tout au contraire, l'astrophysicien le plus éclairé peut croire en Dieu !
MOI : - Est-il réellement éclairé s'il croit en Dieu tout en étant scientifique ?
ELLE : - Oui, il est réellement éclairé scientifiquement mais il doit aussi penser que la connaissance scientifique n'est pas la seule connaissance. Il ne peut donc pas être scientiste et croire en Dieu.
MOI : - Je ne comprends pas : la théorie du Big Bang explique l'univers de A à Z, non ?
ELLE : - En effet mais le processus que la science décrit peut être attribué à la création de Dieu !
MOI : - Comment comprendre la création si le temps et l'espace ne sont pas antérieurs à l'univers ?
ELLE : - En effet mais ce que vous dites suppose qu'on ne dépasse pas ce que nous apprend la science, mais il n'y a pas de science justifiant l'idée que seule la science apporte une connaissance de la réalité, pas plus qu'il n'y a de raisonnement justifiant l'idée que seule la raison est un moyen de connaître la réalité.
MOI : - Je ne comprends pas votre dernier point.
ELLE : - C'est simple : si vous faisiez un raisonnement aboutissant à l'idée que la raison est le seul moyen d'aboutir à la connaissance, vous supposeriez ce que vous devez justifier, que la raison permet de connaître  la vérité, ici la vérité sur la portée du raisonnement.
MOI : - Le rationalisme ne peut donc pas être prouvé par la raison et si je vous comprends bien, c'est une des raisons pour lesquelles vous sympathisez avec le scepticisme. Cela dit, revenons à la religion : savez-vous quelque chose sur ses effets, indépendamment de la question de sa vérité ?
ELLE : - Ils peuvent être puissants, l'histoire l'a montré, et autant au service du bien que du mal !
MOI : - Vous aimeriez croire ? 
ELLE : - J'ai été croyante en effet dans mon enfance et je crois ne jamais avoir de plus forts plaisirs d'amour-propre qu'à cette époque.
MOI : - ?
ELLE : - Au sens où j'étais fière de pouvoir être, par moments du moins, aussi bonne que Dieu voulait que je sois. 
MOI : - Vous êtes nostalgique ?
ELLE : - Pas du tout, car non seulement la religion met la barre trop haut mais en plus elle se trompe à mes yeux sur l'identité de qui met la barre. 
MOI : - Met-elle la barre trop haut ou la place-t-elle tout simplement mal ? Pensez par exemple à la culpabilisation relative à la masturbation.
ELLE : - Sur ce point, je vous donne raison. Mais je pensais plutôt à l'altruisme qu'elle ordonne. J'en étais venue à croire que penser du mal de quelqu'un sans le dire est déjà un péché. Et cet oeil de Dieu, qui voit tout !
MOI : - D'un autre côté, elle doit favoriser chez quelques-uns l'acuité au niveau de l'introspection et donc une certaine lucidité sur les intentions.
ELLE : - Il se peut mais qui dit que cette vigilance ne se mêle pas à beaucoup d'illusions sur soi ?