samedi 3 février 2007

"Oeuvre nulle" n’est certes pas une contradiction dans les termes ou Hitler / Platon.

Le Dictionnaire des oeuvres politiques publié aux PUF, cinq ans après le livre de MacIntyre, donc en 1985, sous la direction de François Châtelet, Oliver Duhamel et Evelyne Pisier, s’ouvre par ces lignes :
« Lorsque nous avons décidé d’ « éditer » cet ouvrage collectif, nous nous sommes donné un double objectif : d’une part faire connaître des œuvres qui, de diverses manières, ont marqué la réflexion politique au sein de la culture méditerranéo-européenne (et ses extensions ultérieures), depuis ses commencements historiques repérables comme la Torah, le récit de Thucydide et les dialogues de Platon, jusqu’à nos jours… ; d’autre part susciter de la part des spécialistes nombreux et différents des commentaires forcément interprétatifs qui témoigneraient aussi des préoccupations de la pensée politique contemporaine, de langue française principalement. » (p VII)
Les intentions sont honorables. Les éditeurs précisent alors que 127 oeuvres ont été retenues :
« D’œuvres et non d’auteurs, les textes constituant un matériau plus directement conceptuel. »
Les auteurs sont présentés par ordre alphabétique de Alain à Zola.
Entre Herzl (sic) (qui suivait Heidegger) et Hobbes, je découvre Hitler pour Mein Kampf et comme si le nazisme n’était pas déjà par là amplement représenté, après Robespierre et juste avant le Rousseau du Contrat Social niche Rosenberg pour Le mythe du 20ème siècle.
On me dira qu’un dictionnaire des œuvres politiques n’est pas un dictionnaire des œuvres philosophiques (certes mais quel est le grand philosophe qui ne se trouve pas dans ce dictionnaire ? Aristote, Kant, Hegel ...) et que je devrais aussi mentionner Staline, entre Spinoza et Strauss.
Certes mais fallait-il inclure une œuvre nulle ? On me dira que la passion m’emporte. Mais que découvré-je dans la suite de la présentation ?
« Les œuvres politiques retenues sont pour la plupart des mixtes de ces divers aspects (les textes ont été plus haut regroupés en trois catégories : a) ceux qui exposent « une conception originale de l’activité politique » b) ceux qui, « dans des circonstances historiques données » prennent explicitement parti d) ceux auxquels la suite des événements politiques donne de l’importance) – avec deux limites antithétiques : le livre intellectuellement nul qui ne figure qu’au regard du rôle historique de son auteur (Pourquoi Mein Kampf ?) et le discours cohérent, complet, fondé sur une conception du monde et de la connaissance dont l’intérêt ne se mesure pas à l’effectuation historique (la Kallipolis de Platon ?) »
J’ai du mal à comprendre comment on peut à la fois 1) préférer les textes aux auteurs à cause de leur dimension conceptuelle 2) justifier le choix d’un texte conceptuellement nul par l’importance de son auteur. Il me semble que 1) aurait dû amener à ne pas intégrer Hitler dans la liste.
Heureusement Elisabeth de Fontenay qui s'est chargée de la notice consacrée à Mein Kampf ne peut être plus claire:
"Ceci est-il un livre ? Telle est la question qui de nouveau s'impose (sa deuxième phrase avait été: "A peine peut-on le prendre pour une oeuvre."). Le style ? Du très mauvais allemand, malgré les nombreuses corrections apportées au cours des rééditions. Le ton ? Oratoire, celui d'un tribun incontinent qui vaticine sur tous le sujets qui lui passent par la tête, d'un monomane agité, et non pas celui d'un écrivain ou d'un théoricien soucieux de construire des phrases et d'articuler des idées. Le genre mêle la diatribe, le récit, l'exposé doctrinal, le compte-rendu de lecture, la prophétie: propos de café du commerce, dirait-on si l'on ne craignait de compromettre une pratique somme toute assez innocente avec ce protocole du crime. Au cours des 782 pages, lectures hétéroclites et mal assimilées, pathos d'une autobiographie qui prétend conférer sa légitimité à une "conception du monde": Weltanschauung, c'est un mot dont Hitler se grise parce qu'il décore d'une aura philosophique ses brouillonnes et explosives synthèses." (p.331)
Proposition: à l'occasion d'une réédition du Dictionnaire, remplacer Mein Kampf par LTI, La langue du IIIème Reich (1947) de Victor Klemperer. On y gagnerait vraiment.

Commentaires

1. Le mercredi 7 février 2007, 18:04 par jeancentini
"Proposition: à l'occasion d'une réédition du Dictionnaire, remplacer Mein Kampf par LTI, La langue du IIIème Reich (1947) de Victor Klemperer. On y gagnerait vraiment." Écrivez-vous.

J'avoue ne pas trop comprendre votre démarche.

D'abord, pour avoir déjà eu l'occasion de l'utiliser, je tiens à dire que je trouve ce dictionnaire parfaitement respectable. Je n'ai pas souvenir d'avoir consulté l'article en question, mais le nom même de sa rédactrice plaide a priori en sa faveur. D'ailleurs vous-même me critiquez pas le contenu intellectuel de cet article mais le fait qu'il figure dans ce dictionnaire.

Mais pouquoi diable voulez-vous donc qu'un dictionnaire des oeuvres politiques ignore "Mein Kampf" avec pour seul motif qu'il s'agit d'une oeuvre conceptuellement nulle ? Car enfin "Mein Kampf", vous semblez l'oublier, ce n'est ni "Fils du peuple" de Thorez, ni "Démocratie française" de VGE, ni encore moins "Quelques baies de genièvre" de Robert Fabre. Ce livre a eu une telle influence sur le cours du XX° siècle ! Tant de gens sont morts par ou pour lui ! Pour un dictionnaire digne de ce nom, ce serait manquer à sa mission première d’information que de ne pas en parler (et cela indépendamment de toute considération sur sa valeur conceptuelle).

Quant aux vertus du silence, je n’y crois guère. Souvenez-vous d’Erostrate d’Ephèse.

D'ailleurs, dans un pays où les lois savent distinguer l'information et de l'apologie, qu'auriez-vous donc à craindre d'un article de dictionnaire ? L'article "syphilis" du "Petit Larousse" a-t-il jamais contaminé personne ? Pour vous dire le fond de ma pensée, à l'heure où en deux, trois clics, n'importe qui peut accéder à n'importe quelle ânerie sur Hitler et le III° Reich ou sur n'importe quel autre sujet, je trouve admirable qu'il y ait encore des auteurs pour tenter ainsi, "à l'ancienne", de présenter de façon à la fois précise et concise l'état des connaissances sur un sujet.
2. Le mercredi 7 février 2007, 18:32 par philalèthe
Ce n'est pas l'existence d'un article sérieux sur Mein Kampf dans un dictionnaire de qualité qui m'a un peu troublé; c'est la présence de Hitler comme auteur d'une oeuvre politique dans un ouvrage qui présente Platon, Aristote, Kant, Hegel, Sartre etc.
J'étais sensible aussi à la contradiction entre deux critères de choix: la conceptualité des textes (qui devrait entraîner l'exclusion de textes sans valeur conceptuelle aucune) et l'importance historique des auteurs (qui justifie certes l'entrée de Hitler mais qui conduit à une cohérence incompatible avec celle du premier critère).
C'est aussi sans doute dans la logique du billet précédent qu'on comprend mieux la motivation de celui-ci.
Je suis, sinon, en accord total avec vos arguments: je n'ai pas prêché le silence et je pense comme vous qu'il faut des repères objectifs visibles pour amoindrir la nocivité de la mondialisation de la nullité que permet entre autres effets Internet
3. Le jeudi 8 février 2007, 09:38 par jean centini
Ainsi reformulées et recadrées, je comprends mieux vos raisons et les approuve.
4. Le samedi 10 février 2007, 06:58 par 99711
Bonjour,
Comment prétendre que "Mein Kampf" est un ouvrage nul alors qu'il est interdit de vente en France et qu'un achat sur internet pourrait être tracé via adresse I.P ? En France, on peut se proccurer cet ouvrage au marché au livre Georges Brassens dans le 15 ème. J'ai vu un exemplaire, il ya 15 jours, sur étalage que j'ai regardé en détail pour voir ce qui était déjà surligné... Cela me fait penser à un épisode troublant d'objets interdits de vente en France concernant le nazisme. Il y a quelques années, alors que j'étais chez un petit antiquaire du marché aux puces de Paris, je suis rentré à l'intérieur quand j'ai vu un client avec une dague nazi. Surpris, j'ai tendu l'oreille et j'ai alors entendu le libraire avancer " je peux pas écouler cette dague d'apparat à Paris, mais à Lyon il y a des gens intéressés par cela".
5. Le samedi 10 février 2007, 07:23 par 99711
J'ai cherché a qualifié cet état de fait, j'ai alors pensé à l'argument du chaudron de Sigismund FREUD.
6. Le samedi 10 février 2007, 07:31 par 99711
Associations libres : la requete "argument du chaudron" sur google français donne en première position ce document surprenant :
ustl1.univ-lille1.fr/cult...
7. Le samedi 10 février 2007, 11:48 par philalèthe
à 99711: qu'un livre soit conceptuellement nul n'implique pas qu'il ne présente aucun danger. Mais je n'irai tout de même pas jusqu'à établir une loi du genre: plus nul est un livre conceptuellement, plus dangereux il est ;)
Ceci dit, vous m'apprenez son interdiction de vente en France. En Espagne, où je vis, ce n'est pas rare non plus de le trouver d'occasion. Les livres apologétiques relatifs au franquisme ne me semblent pas rares non plus, leur vente est autorisée d'autant plus qu'il n'y a pas de menace de résurgence d'un néo-franquisme. L'extrême-droite ici a été absorbée par la droite.
Merci pour le texte de Rey sur Heidegger.
8. Le samedi 10 février 2007, 14:24 par 99711
Merci de votre réponse. Quant au livre de Hitler, il doit surtout se comprendre comme une confession intime qu'il y avait du sang juif dans ses veines. Bien sûr, de manière psychanalytique, l'on ne peut s'autoriser à dépasser le cadre de trois générations afin de se donner un cadre d'interprétation, or la filiation de la famille de Hitler rentre dans ce cadre interprétatif.
Je ne pense pas également que l'on puisse traiter de "nul" une confession de souffrance, c'est une vue logo-centrée. Ce qui se donne à voir se manifeste surtout par la ponctuation. Pour ma part, je détecte des conflits politiques chez un sujet dans son rapport à l'art. C'est le cas chez Hitler qui a fait les beaux arts. En effet, l'art ne respect pas la disjonction ETRE/MONDE de l'esthétique transcendantale kantienne que je prends (avec Kant) pour une injonction divine a être dans le monde, c'est-à-dire encore : ne pas être Dieu.
C'est la raison pour laquelle je ne pense pas que Heidegger ait été antisémite et encore moins nazi. C'est un petit universitaire qui a fait toutes les compromissions possibles pour se maintenir à son poste. En revanche, ce n'est pas le cas de Nietzsche...
9. Le samedi 10 février 2007, 16:32 par philalèthe
1) Je ne cache pas mon extrême méfiance par rapport à l'interprétation psychanalytique en général et plus encore quand elle prétend éclairer des oeuvres (elle me semble particulèrement dangereuse en ce sens qu'elle rend aveugle entre autres à tout ce qui dans l'oeuvre peut être éclairé par son appartenance à un genre, précisément les règles du jeu du genre, règles qui peuvent être bien sûr parodiées, détournées, transgressées etc).

2) Juger nulle ici l'expression d'une souffrance (je reprends sans l'approuver pour autant votre caractérisation du livre de Hitler) veut juste dire que, jugée selon des critères rationnels (pour faire vite, conformité aux faits et respect des règles de la logique) elle est qualifiable d'irrationnelle (ce qui d'ailleurs s'expliquerait si elle n'était que l'expression d'une souffrance). Cela n'implique pas qu'il y a nulle souffrance. "Les martyrs n'ont jamais rien prouvé" comme disait Nietzsche que vous ne semblez guère aimer !

3) Je ne cache pas que je ne place pas dans la ponctuation la valeur gnoséologique que vous lui donnez.

4) Je ne suis pas sûr de vous comprendre mais vous semblez dire que la pratique des beaux-arts a encouragé chez Hitler une sorte d'hybris qu'il n'aurait pas développée s'il avait lu Kant. A mes yeux il y a mille manières de se représenter une pratique artistique; mais même si un artiste avait conscience d'être un démiurge face à la toile, disons, il faudrait expliquer pourquoi il passe au plan politique. Vous me direz peut-être que c'est parce que ces créations picturales n'étaient pas reconnues (à juste titre, si j'en juge par la toile d'Hitler que j'ai vue en 86 à Beaubourg lors de l'expositon sur Vienne: L'Apocalypse Joyeuse). Mais c'est une vieille chanson: si Hitler n'avait pas raté son examen d'entrée à l'école des Beaux-Arts... Il y a un livre de Schmidt sur ce sujet, si je ne me trompe.
J'ajoute qu'il semble qu'Eichmann avait lu Kant, pourtant...

5) Heidegger a été nazi en deux sens: 1) dans un sens factuel (il a pris sa carte, il fait cours en uniforme nazi) 2) dans un sens philosophique: le nazisme a été à plusieurs reprises l'objet de conceptualisations philosophiques de sa part. Lisez-moi bien: je n'ai pas écrit qu' Heidegger a été un philosophe nazi, ce qui serait faux tant son oeuvre dépasse en valeur l'idéologie nazie.

6) Quant à Nietzsche, que suggérez-vous ? Pour être né trop tôt il n'a pas pu être nazi et il a été très clair dans sa condamnation sans appel du pangermanisme nationaliste. Quant à l'accusation d'antisémitisme, elle ne tient pas non plus tant il l'a condamné. Ce qu'on peut dire seulement, c'est que le concept de Juif tel qu'il l'a travaillé rendait possible une récupération par les Nazis. A mes yeux Nietzsche a été détourné mais certains textes (hors contexte et le contexte ce sont tous les autres textes) se prêtaient à un tel détournement. Mais j'expose ici des choses bien connues...
10. Le samedi 10 février 2007, 18:42 par 99711
4) Comment passe-t-il sur le plan politique ? Il y a une littérature psychanalytique assez abondante sur le sujet quand justement, épistémologiquement, la psychanalyse en France est venue poser ses assises institutionnelles...
5) Prendre sa carte: il était obligé de le faire s'il voulait garder son poste.
6)
7) De la même manière qu'il y a deux sortes de productions pour un artiste, la production spontanée et la commande, il y a deux types de productions chez le philosophe Heidegger. Si l'église chrétienne passe commande d'une vierge à l'enfant à un artiste, ce dernier doit-il être ensuite être classé comme chrétien ?
De la même manière, si une université développe un thème nazi, les philosophes seront ils déclarés nazis ?
Où est la limite de responsabilité ? La démission est la première. Comment juger après-coup ? Il me semble que comme Kant avec son Opus Postumum, il revient aux productions spontanées de dire si l'artiste ou le philosophe est responsable de ses prises de position au delà des contrats auxquels il est soumis, même si ces contrats eux-mêmes peuvent faire l'objet d'un jugement historique et donc d'une condamnation.
Un article ou un livre d'un universitaire est-il une production spontanée ou une commande de l'Etat français ?
Répondre à cette question, c'est envisager l'impossibilité de la philosophie universitaire, comme l'avançait Schopenhauer dans son "Contre la philosophie universitaire".
11. Le dimanche 11 février 2007, 10:54 par philalethe
La distinction que vous faites entre des oeuvres de commande et des oeuvres spontanées ne me paraît pertinente pour comprendre la relation de Heidegger avec le nazisme. En effet Heidegger a adhéré philosophiquement à un nazisme qu'il a interprété philosophiquement. Son cas n'a rien à voir avec celui d'un professeur kantien qui pour ne pas perdre son poste aurait continué d'enseigner Kant sous le nazisme, voire qui aurait accepté d'enseigner Kant en uniforme nazi...
12. Le lundi 12 février 2007, 13:24 par 99711
Bonjour,
Devant l'ampleur du questionnement, je me contente de vous faire parvenir quelques références :
skildy.blog.lemonde.fr/20...
99711
13. Le lundi 12 février 2007, 15:04 par philalèthe
Merci beaucoup pour ce lien.

vendredi 2 février 2007

Nietzsche et le stoïcien sous la pluie.

Dans Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873), Nietzsche dénonce autant le scientisme que toute conception de la philosophie comme connaissance de l’absolu. Reprenant à Schopenhauer son interprétation de Kant et précisément des formes a priori de la sensibilité (espace et temps), sur fond de deuil du Réel associé à « un x pour nous inaccessible et indéfinissable » (Ecrits posthumes Gallimard p. 282), il oppose à l’homme intuitif qui domine la vie par la création artistique l’homme conceptuel qui la domine à sa façon, en niant le temps et l’individualité et en échafaudant, dans le même mouvement, des taxinomies qui visent par la détermination des essences génériques à l’intemporalité (même s’il faut toujours reprendre, pour le perfectionner, le projet classificateur). Il va de soi que l’homme intuitif a la préférence de Nietzsche par le consentement éclairé qu’il donne à l’apparence et à l’éphémère.
Or, le texte se termine par un portrait ambigu de l’homme conceptuel tel que l’illustre exemplairement le stoïcien. Après avoir mis en relief combien peut souffrir (et jouir) l’homme intuitif (vu qu' aucune connaissance vraie du monde ne vient relativiser ce qu’il ressent), Nietzsche dans les ultimes lignes de son opuscule présente ainsi le disciple de Zénon :
« Combien est différente, au sein d’un destin tout aussi funeste, l’attitude de l’homme stoïque, instruit par l’expérience et maître de soi grâce aux concepts ! Lui qui d’ordinaire ne cherche que la sincérité, la vérité, ne cherche qu’à s’affranchir de l’illusion et qu’à se protéger contre des surprises envoûtantes, lui qui fait preuve, dans le malheur, d’un chef-d’œuvre de dissimulation, comme l’homme intuitif dans le bonheur : il n’a plus ce visage humain tressaillant et bouleversé, mais porte en quelque sorte un masque d’une admirable symétrie de traits ; il ne crie pas et n’altère en rien le ton de sa voix. Lorsqu’une bonne averse s’abat sur lui, il s’enveloppe dans son manteau et s’éloigne à pas lents sous la pluie. » (trad. de Michel Haar et Marc B. de Launay)
Quel beau portrait de l’adversaire dans l’adversité !
Un stoïcien pourrait quasiment reprendre à son compte toute la description. Il ne censurerait rien des premières lignes si ce n’est peut-être la référence à la sincérité. Il ne me semble pas en effet que ce soit une vertu stoïcienne, si l’on entend par elle, une relation avec autrui (je m’appuie entre autres sur ces textes d’Epictète où il recommande de prendre un visage – et surtout pas un cœur -de circonstance quand l’exige le devoir intrinsèque au rôle). Certes, s’il s’agit de ne jamais cesser de se dire à soi la vérité (sous une forme du genre : « cela paraît ceci mais au fond ce n’est que cela), le terme de sincérité, dans ces limites-là, peut convenir.
Poursuivant sa lecture, le stoïcien barrerait calmement « dissimulation » pour le remplacer par « constance » ou « fermeté ». Il supprimerait aussi « porte en quelque sorte un masque » et lui subsituerait simplement « montre ». Rien d’autre à caviarder en effet dans ce « gros plan » de visage impassible, tant Nietzsche attribue au philosophe la qualité de parfait comédien. Mais comédien de soi-même : pas besoin de supposer quelque insensé dans les parages, fuyant la pluie à toutes jambes.
Reste que c’est triste (et sans doute combien lucide !) si le mieux qu’on puisse faire n’est que la comédie à soi-même de la sagesse ! Et dire qu’il ne s’agit pourtant que d’une pluie…

Commentaires

1. Le lundi 5 février 2007, 12:43 par herve
« Combien est différente, au sein d’un destin tout aussi funeste, l’attitude de l’homme stoïque, instruit par l’expérience et maître de soi grâce aux concepts ! Lui qui d’ordinaire ne cherche que la sincérité, la vérité, ne cherche qu’à s’affranchir de l’illusion et qu’à se protéger contre des surprises envoûtantes, lui qui fait preuve, dans le malheur, d’un chef-d’œuvre de dissimulation, comme l’homme intuitif dans le bonheur : il n’a plus ce visage humain tressaillant et bouleversé, mais porte en quelque sorte un masque d’une admirable symétrie de traits ; il ne crie pas et n’altère en rien le ton de sa voix. Lorsqu’une bonne averse s’abat sur lui, il s’enveloppe dans son manteau et s’éloigne à pas lents sous la pluie. »

Il y a bien une sincérité chez le stoïcien comme refus du mensonge à soi-même. Et c'est probablement à partir de ce refus que l'on peut comprendre la conception stoïcienne de la vérité par exemple chez Epictète. Il dépend de moi de donner ou non mon assentiment aux choses telles qu'elles sont, puisque ce qui dépend de moi ce sont mes pensées, désirs, opinions, alors que les choses extérieures, y compris mon corps, ne dépendent pas de moi.
Refuser de donner mon assentiment aux choses telles qu'elles sont reviendrait à croire qu'elles sont en mon pouvoir, ce qui serait me mentir.
J'ai donc par un effort de volonté à cacher ce qui en moi résiste à cette approbation. Le "masque" ne serait pas refusé par le stoïcien. Il me semble me souvenir qu'un auteur comme Montherlant, très inspiré par les stoïciens, s'était fait fabriquer un masque qui exprimait la fermeté de sa volonté dont il recouvrait dans sa vieillesse son visage qui portait les atteintes du temps. Faire "bonne figure" devant autrui, est donc pour le stoïcien la conséquence du devoir envers soi-même, de l'acte de sincérité de "faire face" à ce qui arrive.

Nietzsche parle de la dissimulation du stoïcien dans le malheur en la posant semblable à celle de l'homme intuitif dans le bonheur. Celui-ci aussi porte un masque, il est également menteur et "comédien de son propre idéal". Des oeuvres ultérieures y insisteront, tout art se meut dans la dimension du mensonge, mais tous les mensonges ne se valent pas : il y a un moment de l'ombre la plus courte, le grand midi. Le mensonge y est moins grand mais paradoxalement parce que dans la volonté de l'apparence, de l'illusion et de l'éphémère, il est affirmé et non dénié.
2. Le lundi 5 février 2007, 14:04 par philalèthe
"S’il s’agit de ne jamais cesser de se dire à soi la vérité (sous une forme du genre : « cela paraît ceci mais au fond ce n’est que cela), le terme de sincérité, dans ces limites-là, peut convenir." ai-je écrit.

Je suis donc tout à fait d'accord avec ce que vous dites de la sincérité.
Quant à ce que vous écrivez sur Montherlant, c'est très intéressant: vous serait-il possible d'en identifier la source ?
Outre cela, il me paraît fort peu stoïcien de vouloir cacher l'usure du corps; ce qui l'est plus, c'est de ne pas en faire un mal. Ce qui est un mal réel, c'est de considérer cette usure comme un mal.

Quant au devoir envers soi-même, à mes oreilles (mais elles ne demandent qu'à écouter plus !), ça sonne plus kantien que stoïcien. Là encore les textes trancheront mais je ne me rappelle pas d'avoir déjà trouvé le concept dans un texte stoïcien.

Pour clarifier cette question du masque, il faudrait déterminer si la métaphore se trouve dans les textes stoïciens; pour l'instant je n'a rien sous la main. Certes Epictète dans le "Manuel" dit qu'on doit se comporter comme un acteur dans une pièce (mais de là à dire qu'on doit comme eux porter un masque... ). Il me semble que reconnaître qu'on porte un masque, c'est admettre que la sagesse est impossible; c'est le genre d'interprétation que donne Paul Veyne dans sa préface aux "Lettres à Lucilius" de Sénèque. Le débat est ouvert et je reste prudent. Aux savants d'apporter leur contribution...

Quant à la dissimulation de l'homme intuitif dans le bonheur (et non plus comme l'homme conceptuel dans le malheur), les lignes qui précèdent le passage cité l'éclairent: l'homme intuitif ne veut pas voir les nécessités de la vie auxquelles répond l'homme conceptuel, "il ne tient pour réelle que la vie déguisée sous l'apparence et la beauté", il ne tire pas de leçons de l'expérience.

L'homme intuitif ne veut pas voir qu'il répond aussi aux nécessités de la vie: "ni l'habitation, ni la démarche ni le costume ni la cruche d'argile ne révèlent que c'est la nécessité qui les a créés".

Je tente un résumé brutal: ce qui fait défaut à l'homme conceptuel, c'est de prendre conscience de la dimension imaginaire du réel; ce qui fait défaut à l'homme intuitif, c'est l'inverse: prendre conscience des bases réelles (au sens relatif du terme où l'entend Nietzsche) de l'imaginaire.

Le premier paraît plus loin de la vérité que le second, car il est subjectivement réaliste (tout en étant objectivement idéaliste). L'homme intuitif, lui, est subjectivement idéaliste (il crée un monde); or tout le sens de l'opuscule suggère que la réalité connaissable n'est rien de plus qu'une construction de l'esprit. En ce sens, il y aurait plus de lucidité dans l'homme intuitif (même avec sa part d'aveuglement).
3. Le lundi 5 février 2007, 15:24 par herve
Voici un texte de Marc-Aurèle qui parle de l'injure et du tort que l'âme s'infligerait à elle-même.
Si la notion de "devoir" a en effet une résonance trop kantienne, il revient à notre âme de se conformer à ce qui en elle relève de la nature universelle et qu'elle ne respecterait pas si elle prenait "jamais en mal quoi que ce soit dans ce qui arrive".

"L'âme de l'homme ne saurait s'infliger une plus cruelle injure à elle-même que de devenir en quelque sorte un rebut et comme une superfétation de l'univers. Or, prendre jamais en mal quoi que ce soit dans ce qui arrive, c'est se révolter contre la nature universelle, qui renferme les natures si diverses de tous les êtres. En second lieu, notre âme ne se fait guère moins de tort, quand elle prend un homme en aversion et qu'elle s'emporte contre lui dans l'intention de lui nuire, avec cette passion aveugle des coeurs livrés à la colère. Troisièmement, notre âme se fait injure, quand elle se laisse subjuguer parle plaisir ou par la souffrance ; quatrièmement, quand elle commet quelque mensonge et qu'elle fait ou dit quelque chose qui n'est pas franc ou qui n'est pas exact ; cinquièmement enfin, lorsqu'elle néglige de diriger vers un but précis ses actes ou ses sentiments, et qu'elle les laisse aller à l'aventure et sans suite, tandis que c'est notre devoir de calculer nos moindres actions en les rapportant au but suprême de la vie. Or le but suprême pour des êtres doués de raison, c'est de se conformer toujours à la raison, et aux lois de la cité la plus auguste et du plus auguste des gouvernements."

Marc-Aurèle, Livre II, XVI

Pour Montherlant, il s'agissait du souvenir un peu confus d'une émission de 1954 où il présentait ses masques. Voir ici :

ina.fr/archivespourtous/i...
4. Le lundi 5 février 2007, 18:45 par philalethe
Merci d'attirer mon attention sur ce texte.

Il me fait penser à l'"Apologie de Socrate" 29 e, quand Socrate disqualifie le souci des biens externes (argent etc) au profit du souci de soi, précisément de l'amélioration de son âme. Mais il ne me semble pas que l'absence d'un tel souci soit explicitement identifiée à une injure infligée à soi-même.

Ce texte présente en plus l'intérêt de mettre le lecteur devant une contradiction stimulante, qui pose tout le problème interne au stoïcisme de la cohérence entre le fatalisme (tout ce qui arrive est nécessaire) et la thèse de la liberté de l'esprit (j'ai la capacité de contrôler mes représentations de ce qui arrive nécessairement): ou la Raison gouverne tout sagement (et l'homme ne peut devenir une superfétation), ou l'homme peut devenir un rebut (et la Raison ne gouverne pas tout, impuissante qu'elle est à préserver son ordre). Chrysippe s'était déjà attelé à la tâche de supprimer la contradiction...
5. Le mardi 6 février 2007, 09:56 par herve
Tout à fait d'accord avec vous à propos de cette contradiction dont il est intéressant de constater qu'avec l'Eternel Retour Nietzsche la supprime.

La parenté avec le stoïcisme est explicitement revendiquée par Nietzsche. Dans "Par delà le Bien et le Mal", il raille les stoïciens (aph. 9) mais les retrouve, "nous les derniers stoïciens" (aph. 227) autour du thème de la... *probité*.
Les dernières oeuvres reprennent également le thème de l'affirmation comme "amor fati".
De façon plus implicite, nous pourrions lire l'Eternel Retour comme un simulacre de l'union stoïcienne entre logique, esthétique et éthique. Sans trop charger mon message, mais nous pourrons y revenir, rappelons que Nietzsche après avoir renoncé à donner une démonstration scientifique à l'Eternel Retour l'a clairement revendiqué comme fiction, simulacre de doctrine diraient Klossowski et Deleuze : la vérité du Retour est donc une construction artistique qui sert de critère éthique par delà le Bien et le Mal : "ce que tu veux, le veux-tu encore une fois, éternellement, etc. ?"
A la différence de la Raison stoïcienne toutefois, il n'y a pas de contradiction à être le rebut de l'Eternel Retour, à le refuser, à en être rebuté. Nietzsche admet que l'on puisse être indifférent à l'annonce du Retour, voire il lui paraît très favorable que des êtres faibles ne la supportent pas, se brûlent à ce feu et en périssent.
6. Le mardi 6 février 2007, 17:12 par philalèthe
Personnellement j'ai beaucoup de mal à comprendre la version forte de l'Eternel Retour (version faible: la fiction comme moyen de tester l´acceptation d'un réel sans double qui le rende supportable). Il y a d'ailleurs à première vue une contradiction entre l'anti-scientisme de certains passages (le monde réel des scientifiques comme idole, comme double du monde des apparences, comme énième version du platonisme) et la défense de la version forte (qui semble supposer un réalisme tout à fait exclu entre autres par l'opuscule qui sert de point de départ à cet échange). A dire vrai, cette contradiction me semble se répéter chez Nietzsche: la science étant tantôt identifiée à un moyen de détruire les fictions (cf l'usage qu'en fait Nietzsche dans sa critique au demeurant toute spinoziste du libre-arbitre), tantôt à une fiction à détruire (destruction qui ne peut plus se faire alors au nom de la vérité, réduite à n'être qu'une idole elle aussi). Il me semble que l'ensemble ne fait pas quelque chose de très consistant. Ou bien...ou bien, non ?
7. Le mardi 6 février 2007, 19:12 par herve
Pourriez-vous me préciser ce que vous appelez version forte de l'Eternel Retour ?

Dans les dernières oeuvres, à partir de Par delà le Bien et le Mal, la science n'est plus utilisée pour, par exemple, critiquer le libre arbitre. Voir par exemple l'aphorisme 21 de Par delà le Bien et le Mal qui commence par une critique de la causa sui pour récuser libre arbitre et déterminisme et s'attaquer aux savants naturalistes :
"Il ne faut user de la "cause" et de l' "effet", que comme de purs concepts, c'est-à-dire comme de fictions conventionnelles qui servent à désigner à se mettre d'accord, nullement à expliquer quoi que ce soit. Dans l'"en-soi" il n'y a nulle trace de "lien causal", de "nécessité", de "déterminisme psychologique" ; "l'effet" n'y suit pas la "cause", aucune loi ne règne."
La science est présentée comme une fiction utile pour maîtriser le monde. Ce qui n'est pas le cas dans des ouvrages antérieurs où Nietzsche faisait appel aux sciences, cf "Humain, trop humain", deuxième partie aph. 106.

Ce qui ne veut pas dire que la position de Nietzsche n'est pas critiquable : lorsqu'il affirme que dans "l'en-soi", il n'y a nulle trace de "lien causal", il donne l'impression qu'il s'arroge la possibilité et la légitimité d'une intuition méta-physique (car elle dépasse ce que les sciences peuvent énoncer) en affirmant une vérité par delà la fiction.
8. Le mardi 6 février 2007, 19:29 par philalèthe
Excusez mon imprécision.
Je faisais référence ainsi à une théorie vraie du monde, susceptible de justifications scientifiques, à l' Eternel Retour au sens cosmo-ontologique. En ce sens ,les Stoïciens proposent de l'Eternel Retour une version forte.
Ceci dit, merci pour vos références.
9. Le mercredi 7 février 2007, 08:18 par herve
Merci à vous pour cette conversation qui m'a donné envie de relire les stoïciens.

dimanche 28 janvier 2007

Empédocle et Descartes: pour une médecine déductive ou Hippocrate contre Empédocle : introduction à la médecine expérimentale.

« Satyros dans les Vies dit qu’ (Empédocle) fut un très grand médecin. » (VIII 58)
« Certains médecins et sophistes disent qu’on ne saurait connaître la médecine, à moins de connaître la quiddité (l'essence) de l’homme, et qu’il faut l’avoir apprise pour prétendre soigner correctement les hommes. C’est à la philosophie que songent ceux qui tiennent ce propos ; ainsi que le font Empédocle ou d’autres qui ont écrit De la nature : ils commencent par dire ce qu’est la quiddité de l’homme, comment il a été engendré pour la première fois et d’où il a été façonné. Pour ma part, je tiens tout ce qui a pu être dit sur la nature par un sophiste ou un médecin, comme relevant moins de l’art médical que de la littérature, il n’existe pas de connaissance claire touchant la nature. » (Hippocrate De l’ancienne médecine XX traduction de Jean-Pierre Dumont in Les Présocratiques La Pléiade p.355)
« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. » (Descartes Préface aux Principes de la Philosophie La Pléiade p.566)

samedi 27 janvier 2007

Empédocle, moderne: le hasard et la nécessité.

Faisant confiance à Diels (Fragmente der Vorsokratiker Berlin 1903), admettons que, sans le citer pourtant, le texte de Platon qui suit vise entre autres Empédocle :
« Ils déclarent que le feu, l’eau, la terre et l’air existent tous par l’effet de la nature et du hasard, et nullement de l’art ; quant aux corps qui viennent ensuite, la Terre, le Soleil, la Lune et les astres, ils proviennent des éléments tenus pour complètement privés d’âme. Ces éléments transportés par le hasard, et chacun selon sa puissance respective – en se rencontrant et en s’accordant selon leurs affinités propres, les éléments chauds avec les éléments froids, les secs relativement aux humides, les mous relativement aux durs, et de toutes les façons qui peuvent résulter d’un mélange des contraires, selon une nécessité réduite au hasard – ont engendré alors, et de cette façon, la totalité du ciel et tout ce qui prend place dans le ciel, puis tous les vivants ainsi que les plantes, toutes les saisons étant nées des éléments ; et tout cela, prétendent-ils, sans le concours d’un intellect, sans le concours de quelque dieu, sans le concours d’aucun art, mais, comme nous le disions, par l’effet de la nature et du hasard. » (Les Lois X 889 b traduit par Jean-Paul Dumont in Les Présocratiques La Pléiade p. 345)
En somme, que des causes, pas de raisons.
Platon ne pouvait déjà pas l’accepter, aujourd’hui encore les défenseurs de l’ Intelligent Design l’ont en travers de la gorge.
Aétius (fin du 1er s. av.J.-C. et début du 1er s. ap.), dont l’œuvre, si on ne la connaissait pas que d’après une reconstitution, aurait peut-être l’importance de celle de Diogène Laërce, permet de saisir plus finement et au niveau du vivant spécifiquement ce refus empédocléen du finalisme :
« Empédocle déclarait que les premières naissances d’animaux et de plantes, ne produisaient pas des êtres totalement achevés, mais consistaient en membres séparés et disjoints. Les deuxièmes étaient comme des produits de l’imagination (le hasard et la nécessité simulent dans leurs effets inintentionnels les œuvres, elles intentionnelles, de l’imagination) constituées par des parties jointes ensemble. Les troisièmes consistaient en créatures totales. Les quatrièmes provenaient non de semblables, comme la terre et l’eau, mais déjà de l’union de différents, tant par épaississement de la nourriture, tantôt parce que la beauté des femmes excitait à un mouvement d’éjaculation (la série aveugle des causes et des effets produit ainsi des êtres en mesure de donner des raisons aux effets qu’ils causent). » (Opinions, V, XIX, 5 ibidem)
Je crois que Popper aurait qualifié de « métaphysique » un tel texte : certes il ne permet de dériver aucune hypothèse falsifiable mais constitue virtuellement un programme sensé de recherches scientifiques matérialistes.
Ajout du 30/10/16 :
" To explain the origin of living species, Empedocles put forward a remarkable theory of evolution by survival of the fittest. First flesh and bone emerged as chemical mixtures of the elements being constituted by fire , air, and water in equal parts, and bone being two parts water to two parts earth and four parts fire. From these constituents unattached limbs and organs were formed : unsocketed eyes, arms without shoulders and faces without necks (KRS 375-6). These roamed around until they chanced to find partners ; they formed unions, which were often, at this preliminary stage, quite unsuitable. Thus there arose various monstrosities : human-headed oxen, ox-headed humans, androgynous creatures with faces and breats on front and back (KRS 379). Most of these fortuitous organisms were fragile or sterile ; only the fittest structures survived to be the human and animal species we know. Their fitness to reproduce was a matter of chance, not design (Aristotle, Ph 2. 8. 198b29) " (Anthony Kenny, Ancient Philosophy, Oxford Press, 2004, p. 23)

vendredi 26 janvier 2007

Brève sur Empédocle

Poursuivant le récit de la vie publique d’Empédocle, Laërce écrit :
« Une autre fois, Acron le médecin avait demandé au Conseil un endroit où édifier un monument funéraire à ses ancêtres, au nom de leur éminence en matière médicale. Etant survenu, Empédocle s’y opposa, arguant du principe d’égalité, et posa en particulier la question suivante : « Quelle épitaphe inscrirons-nous ? Celle-ci :
Eminent, l’éminent médecin d’Eminente cité, fils de son père Eminent
Est enterré dans l’éminence escarpée de son extrêmement éminente patrie ? » (VIII 65)
Deux idées me viennent à l’esprit : d’abord par la dénonciation de la sacralisation de la terre natale, de la famille, de la fonction sociale, le trait est cynique ; ensuite la cascade de répétitions me donne l’impression que c’est Aristophane ou Rabelais qui a inventé l’ironique épitaphe.

dimanche 21 janvier 2007

Empédocle: tout est politique.

Habitué au banquet platonicien et à la douceur de ses échanges, j’ai sursauté en découvrant l’usage qu’en a fait Empédocle, telle que le rapporte Diogène Laërce qui lui-même le reçoit de Timée de Tauromenium :
« Empédocle fut invité par un des magistrats (la scène se passe à Agrigente, ville natale du philosophe) ; le repas avançait mais on ne servait pas à boire : tandis que les autres restaient calmes, mis en colère par cette grossièreté, il demanda à ce qu’on les servît ; mais leur hôte répondit qu’on attendait le secrétaire de l’Assemblée. Lorsqu’il arriva, il devint le symposiarque, parce que, cela est clair, l’hôte l’avait établi ainsi, et il donna l’esquisse d’un gouvernement tyrannique : il ordonna en effet que l’on boive ou que l’on se renverse la boisson sur la tête. Sur le moment, Empédocle garda son calme ; mais le lendemain, il assigna les deux hommes, l’hôte et le symposiarque, devant le tribunal, et les fit exécuter au terme du jugement. Tel fut pour lui le début de sa vie publique. » (VIII 64)
La note de Jean-François Balaudé est précieuse pour comprendre en quoi les règles du jeu du banquet sont transgressées :
« Après la grossièreté initiale, un deuxième manquement consiste à désigner après coup le symposiarque (il l’est normalement en début de repas, par élection ou tirage au sort, avant de manger puis de boire) : c’est un procédé non démocratique, tyrannique. Ainsi, la scène figure et préfigure une situation politique de contrainte et d’arbitraire, comme le montre l’ordre donné : boire ou se renverser la boisson sur la tête. C’est le troisième manquement, dû cette fois au symposiarque abusif qui utilise la boisson comme moyen d’une usurpation et d’une domination symboliques : le deuxième membre de l’alternative est évidemment une pure humiliation. Les autres ont donc été invités pour être témoins de la collusion entre les deux personnages et, par leur assentiment tacite, y apporter leur caution. L’excès auquel les deux complices sont parvenus n’autorise plus une intervention personnelle (il me semble qu’on pourrait aussi bien écrire l’inverse : « un tel débordement justifie une mise au point d’Empédocle ») : Empédocle reste alors calme et maître de lui sur le moment (terrible insinuation : est-ce sous le coup de l’emportement qu’il fait appel à la justice ?) (mais refuse-t-il de boire ? Logiquement non), mais prépare la seule parade encore possible, le recours judiciaire, qui interrompt ces velléités tyranniques. En dénonçant publiquement et juridiquement ce qui se jouait dans cette scène privée, il se place du côté des lois démocratiques, contre les factions. » (p.991)
Malgré quelques hésitations, Jean-François Balaudé en procureur incorruptible au service de la démocratie.
Pourtant comment identifier un simulacre de tyrannie dans un espace privé à un acte tyrannique dans un espace public ? N’est-ce pas un simulacre de tribunal qui aurait dû prononcer un simulacre de sanction, lui-même suivi d’un simulacre d’exécution ?
J’imagine bien ce qu’aurait pu faire un cynique à la place de cet effrayant Empédocle. Il se serait servi lui-même, en disant qu’un chien n’attend pas la permission pour chasser. Mais les cyniques ne croient pas dans la politique à la différence d’Empédocle qui non seulement lui fait confiance pour faire régner la justice mais bien plus politise ce banquet à l’insu de ses participants. Ces convives silencieux qui prennent leur mal en patience en attendant qu’arrive le notable, les voilà transformés en traîtres à la démocratie.
Le stoïcien, lui, aurait pu attendre ou s’en aller. Il aurait transformé le temps mort en occasion d'exercer sa patience et à l’arrivée du secrétaire il aurait rappelé les deux hommes à leur devoir, ne craignant en rien les conséquences. Ce n’est pas stoïcien en effet de simuler la participation au jeu puis ensuite d’aller porter plainte. Quand un stoïcien joue, il joue pour de bon, même s’il sait très bien que suivre à la lettre les règles du jeu ne suffit pas à sauver son âme. Mais s’il avait jugé que la coupe était pleine, si on me passe l’expression, il aurait pu quitter les lieux, sans esclandre, citant au besoin Sénèque dans la première de ses Lettres à Lucilius :
« C’est cela, mon cher Lucilius : revendique tes droits sur toi-même. Jusqu’ici on te prenait ton temps ; on le dérobait, il t’échappait. Recueille ce capital et ménage-le » (traduction de Henri Noblot Les Belles Lettres 1945)
Un épicurien lui ne serait pas venu. C’est avec ses amis qu’il aurait banqueté et dans les rares occasions où il se se serait permis de varier les plaisirs, sans espérer par là en aucune manière une hausse (impossible) de leur intensité.

samedi 13 janvier 2007

Pythagore: mort à cause de fèves.

Diogène Laërce a consacré quatre épigrammes à Pythagore. Voici la dernière :
« Hélas, pourquoi Pythagore a-t-il porté une telle vénération aux fèves ?
Pourquoi est-il mort au milieu de ses disciples ?
Il y avait un champ de fèves. Pour éviter de piétiner les fèves,
Il fut tué par les gens d’Agrigente à un carrefour. » (VIII 45)
Des quatre versions de la mort de Pythagore, deux donnent en effet aux fèves, précisément à un champ de fèves, un rôle décisif. Fuyant ceux qui le poursuivent, Pythagore est rattrapé car un champ de fèves qu’il s’interdit de fouler fait obstacle à sa progression.
J’imagine que dans des circonstances identiques un stoïcien n’aurait pas fui, qu’un sceptique aurait pu aussi bien fuir que ne pas fuir, qu’un épicurien aurait pris ses jambes à son cou dans le seul but de retrouver au plus vite la forteresse de ses amis. Un cynique aurait, lui, dans sa fuite, pris plaisir à profaner un champ sacré.
Seul Pythagore préfère la mort à la transgression d’un interdit relatif à une plante.
Laërce a donné de multiples raisons justifiant l’exclusion de la fève du régime alimentaire. Les voici dans leur ordre chronologique d’apparition :
1)« En raison de leur nature venteuse, elles participent au plus haut point du souffle de l’âme » (VIII 24). Je ne peux pas ne pas penser au frère d’Hipparchia, Métroclès, qui dut quitter l’école de Théophraste pour avoir lâché un vent en public et dont Cratès sut tirer parti de la honte injustifiée pour en faire une recrue de l’école cynique. Quel abîme entre la naturalisation cynique du pet et sa psychologisation pythagoricienne !
2)« En outre, si on n’en a pas pris, on laisse son estomac plus calme. » Voici en revanche une raison qui aurait converti n’importe quel épicurien.
3)« Et grâce à cela, on rend aussi plus douces et dénuées de troubles les images oniriques ». La fève comme drogue perturbatrice. Les deux dernières raisons sont clairement prophylactiques.
4)« Elles ressemblent à des testicules. » (34)
5)« Elles ressemblent aux portes de l’Hadès, car c’est l’unique plante qui n’a pas de nœuds » (Luc Brisson apporte sur ce point la note suivante : « Probablement un jeu de mots sur agonatos, qui n’a pas de « nœuds » pour la tige des plantes, et qui n’a pas de « gonds » pour les portes. »)
6)« Elle est semblable à l’univers. » Voici donc la cosmologisation des fèves ; reste que ces trois dernières raisons me paraissent faire corps avec la première : la fève symbolise les plus hautes réalités. J’entends rire l’épicurien à la lecture de ces lignes, lui qui a définitivement mis tout le réel sur le même plan immanent en l’analysant en atomes et en vide…
7)« Elle entretient des rapports avec l’oligarchie ; en tout cas elles sont utilisées dans le tirage au sort. » Raison à part, politique. Imaginons : refus du choix hasardeux, préférence donnée aux meilleurs, pas aux chanceux (« Il donna des lois aux Italiotes, ce qui lui valut une grande estime, tout comme à ses disciples qui, au nombre de trois cents environ, administraient au mieux les affaires de la cité : de la sorte, le régime était à peu près un gouvernement des meilleurs. » (3))
Je réalise qu’à la différence des autres philosophies grecques, la doctrine pythagoricienne permet une pratique formaliste, ritualiste, à la limite vidée de substance mais scrupuleusement attachée à la lettre. Ainsi les pythagoriciens font secte et ne courent guère le risque d’être confondus. Pas des actions justes, juste des actions, aux codifications surdéterminées qui n’ont pas d’autre fonction que de rappeler une appartenance singulière. Aussi est-ce finalement légèrement paradoxal que dans l’esprit de quasi tous le nom de Pythagore soit associé à une vérité géométrique universelle…

Commentaires

1. Le vendredi 9 février 2007, 21:40 par jean centini
Cher Philalethe,

Un peu comme vous, j'ai tendance à penser que l'interdiction des fêves chez les pythagoriciens n'a pas à être expliquée par des causes extérieures. Il en va de même pour leurs autres interdictions. L'interdit est à soi-même sa propre raison suffisante. Il structure le groupe. Par ailleurs, en l'instituant, le maître affirme son autorité sur le groupe. J'irai même jusqu'à dire que plus l'interdit est opaque et incompréhensible, plus il est efficace.

Au total, dans tout ce que Diogène Laerce nous dit de la doctrine pythagoricienne, une question revient : pourquoi fait-elle mois penser à une école philosophique antique qu'à ce que nous appellerions aujourd'hui une secte ?
2. Le samedi 10 février 2007, 11:54 par philalèthe
Au moins, deux traits poussent à la comparaison avec la secte: 1) l'immense distance entre les initiés et Pythagore 2) l'incapacité dans laquelle on se trouve aujourd'hui de justifier rationnellement les interdictions et les prescriptions du pythagorisme.
Comme je l'ai dit, cette incapacité est d'autant plus troublante que la doctrine pythagoricienne a une relation forte avec les mathématiques.
3. Le jeudi 29 juillet 2010, 22:54 par pierre palero
Les fèves ont toujours eu ces aspects familiers de nourriture autant que de forme et mystérieux de graines contenantes. "Celui qui n'a pas mangé un crabe n'a jamais satisfait son ventre" entend-on dans la philosophie confucianiste: j'en dirais autant des fèves bouillies à l'ail. De pain, de vin de sel et d'ail; de fèves aussi.
4. Le lundi 20 septembre 2010, 15:15 par Michel Leporrier
Erreur dans mon commentaire précédent : c'est bien entendu de Pythagore qu'il est question et non de Diogène Laerte. Les lecteurs auront corrigé.
5. Le lundi 20 septembre 2010, 15:23 par Michel Leporrier
L'interdiction des fèves a peut-être un fondement scientifique : chez certains sujets, la consommation de fèves ou l'inhalation de leur pollen provoque une destruction parfois extrêmement grave des globules rouges. On sait aujourd'hui que cette sensibilité est en relation avec un déficit d'enzyme dans les globules rouges, qui peut être observé dans les populations du pourtour méditerranéen. De là à penser que Diogène Laerte en était lui même atteint n'est pas impossible. Se sachant vulnérable en cas de contact, on peut comprendre pourquoi il érigea la consommation de fèves en interdit, et pourquoi la légende du refus de traverser un champ de fèves, fût-ce pour échapper à ses poursuivants.
6. Le mercredi 20 octobre 2010, 16:23 par Philalèthe
Merci pour votre savante remarque.
Le problème est de savoir dans quelle mesure c'est légitime d'attribuer sans anachronisme un savoir contemporain à des hommes qui d'après nos connaissances n'en disposaient pas du tout. Il faut peut-être accepter que certains interdits alimentaires qui se trouvent avoir aujourd'hui des raisons scientifiques n'ont pas été quand ils sont apparus formulé pour des raisons scientifiques mais religieuses, sociales, philosophiques etc. Votre explication est du même type que celle qui explique originairement la circoncision par la prévention des infections du gland.
7. Le mercredi 7 mai 2014, 12:49 par Mix per deliquum
Bonjour, il serait également intéressant de noter que l'interdiction de consommer des fèves n'est pas propre à Pythagore mais à tous les "mystes" d'Eleusis, sans qu'il y ait appartenance à la "secte" pythagoricienne. C'est Pausanias qui le rapporte sans, toutefois, en apporter l'explication.
8. Le mercredi 7 mai 2014, 12:53 par Mix per deliquum
(pour compléter mon précédent message) Est-ce que l'attitude de Pythagore envers les fèves aurait été influencée par le fait qu'en Egypte, suivant Hérodote, les égyptiens ne cultivent pas de fèves et que les prêtres ne supportent même pas de les voir ?
9. Le jeudi 15 mai 2014, 14:53 par Philalethe
Voici ce que je lis dans Le dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrant :
" Les fèves font partie des fruits sacrifiés au cours des offrandes des labours ou des mariages. Elles représentent les enfants mâles à venir : de nombreuses traditions confirment et expliquent ce rapprochement. D'après Pline, la fève est employée dans le culte des morts, parce qu'elle contient les âmes des morts. Les fèves, en tant que symboles des morts et de leur prospérité, appartiennent au groupe des charmes protecteurs. Au sacrifice du printemps, elles représentent le premier don venu de dessous terre, la première offrande des mors aux vivants, le signe de leur fécondité, c'est-à-dire de leur incarnation. Ainsi nous comprenons l'interdit d' Orphée et de Pythagore, au terme duquel manger des fèves était l'équivalent de manger la tête de ses parents, de partager la nourriture des morts, l'un des moyens de se maintenir dans le cycle des réincarnations et de s'asservir aux pouvoirs de la matière. Elles constituaient au contraire, en dehors des communautés initiatiques orphiques et pythagoriciennes, l'élément essentiel de la communion avec les Invisibles, au seuil des rites de printemps.
En résumé les fèves sont les prémices de la terre, le symbole de tous les bienfaits des gens de dessous-terre.
Le champ de fèves égyptien, ainsi nommé symboliquement, était le lieu où les défunts attendaient la réincarnation. Ce qui confirme l'interprétation générale de ce féculent."
À la lumière de cela, les raisons 1, 4 et 5 fournies par Diogène Laërce apparaissent les meilleures.
Ceci dit, ce qu'écrit Larousse est très riche et intéressant :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bp...

mardi 9 janvier 2007

Addenda: Hipparchia, Cratès, Diogène et Saint-Augustin ou la contestation cynique revue à la baisse.

L’article que Jesús María García Gonzalez et Pedro Pablo Fuentes González ont consacré à la philosophe cynique Hipparchia dans le troisième tome du Dictionnaire des philosophes antiques (p.742-750) attire mon attention sur un texte de Saint-Augustin. Explorant en effet la meilleure source concernant Hipparchia, précisément les Socratis et Socraticorum Reliquiae de l’italien Gabriele Giannantoni, les deux auteurs espagnols relèvent que ladite source ne mentionne pas « l’opinion d’Augustin Cité de Dieu XIV 20 (« De vanissima turpitudine Cynicorum ») pour qui la consommation publique du mariage d’Hipparchia et de Cratès n’a pas eu lieu en réalité parce qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous les regards d’autrui. »
Rappelons d'abord le texte de Diogène Laërce:
" La jeune fille choisit (de pratiquer le même genre de vie que Cratès). Après avoir pris le même vêtement que lui, elle circula en compagnie de son mari, eut commerce avec lui en public et se rendit aux dîners." (VI 97)
La publicité des actes traditionnellement privés est conforme à la tradition contestataire inaugurée par Diogène de Sinope ("Il avait l'habitude de tout faire en public, aussi bien les oeuvres de Déméter (manger) que celles d'Aphrodite." VI 69). Elle est d'autant plus scandaleuse qu'Hipparchia est une femme dont la destination conforme au nomos et à la doxa est de rester à l'intérieur de la maison.
Apulée (125-180) a donné, avant Laërce, une version plus précise de la relation conjugale en question:
" Cratès mena Hipparchia dans le portique. Là, dans l'endroit le plus fréquenté, devant tout le monde, en plein jour, il se coucha à ses côtés et Hipparchia s'y prêtant avec un cynisme pareil au sien (je me rappelle que dans les Entretiens III 22 76 Epictète dit d'elle qu'elle est "un autre Cratès") , il l'eût déflorée devant tout le monde, si Zénon n'eût étendu son manteau pour dérober son maître aux regards de la foule qui les entourait." (Florides trad. de Bétolaud 1836)
Bref, le fait est bien connu, je suis donc pressé de consulter le passage de Saint-Augustin supposé s'y référer. Lisons-le (je cite d'abord la fin du chapitre antérieur où le philosophe tient à distinguer la colère de la concupiscence, qui, elle, manifeste la fâcheuse indépendance du corps par rapport à la volonté):
"Lorsque, dans la colère, nous frappons ou injurions quelqu’un, c’est bien certainement la volonté qui meut notre langue ou notre main, comme elle les meut aussi lorsque nous ne sommes pas en colère; mais pour les parties du corps qui servent à la génération, la concupiscence se les est tellement assujetties qu’elles n’ont de mouvement que ce qu’elle leur en donne: voilà ce dont nous avons honte, voilà ce qu’on ne peut regarder sans rougir; aussi un homme souffre-t-il plus aisément une multitude de témoins, quand il se fâche injustement, qu’il n’en souffrirait un seul dans des embrassements légitimes
CHAPITRE XX.
CONTRE L’INFAMIE DES CYNIQUES.
C’est à quoi les philosophes cyniques n’ont pas pris garde, lorsqu’ils ont voulu établir leur immonde et impudente opinion, bien digne du nom de la secte, savoir que l’union des époux étant chose légitime, il ne faut pas avoir honte de l’accomplir au grand jour, dans la rue ou sur la place publique. Cependant la pudeur naturelle a cette fois prévalu sur l’erreur. Car bien qu’on rapporte que Diogène osa mettre son système en pratique, dans l’espoir sans doute de rendre sa secte d’autant plus célèbre qu’il laisserait dans la mémoire des hommes un plus éclatant témoignage de son effronterie, cet exemple n’a pas été imité depuis par les cyniques ;- la pudeur a eu plus de pouvoir pour leur inspirer le respect de leurs semblables que l’erreur pour leur faire imiter l’obscénité des chiens. J’imagine donc que Diogène et ses imitateurs ont plutôt fait le simulacre de cette action, devant un public qui ne savait pas ce qui se passait sous leur manteau, qu’ils n’ont pu l’accomplir effectivement; et ainsi des philosophes n’ont pas rougi de paraître faire des choses où la concupiscence même aurait eu honte de les assister. Chaque jour encore nous voyons de ces philosophes cyniques : ce sont ces hommes qui ne se contentent pas de porter le manteau et qui y joignent une massue (symbole d'Hercule, héros des cyniques) or, si quelqu’un d’eux était assez effronté pour risquer l’aventure dont il s’agit, je ne doute point qu’on ne le lapidât, ou du moins qu’on ne lui crachât à la figure. L’homme donc a naturellement honte de cette concupiscence, et avec raison, puisqu’elle atteste son indocilité, et il fallait que les marques en parussent surtout dans les parties qui servent à la génération de la nature humaine, cette nature ayant été tellement corrompue par le premier péché que tout homme en garde la souillure, à moins que la grâce de Dieu n’expie en lui le crime commis par tous et vengé sur tous, quand tous étaient en un seul." (traduction disponible sur www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/)
Ce passage m'étonne à plus d'un titre: d'abord parce que, ne mentionnant pas le couple Cratès-Hipparchia, il illustre la référence à l'union sexuelle par la pratique de la masturbation ("(Diogène) se masturbait constamment en public et disait: "Ah! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim !" VI 69); ensuite parce que la transgression cynique est réduite à un simulacre de transgression du fait que la honte est pensée par Saint-Augustin comme un sentiment naturel, nécessaire et invincible, effet du péché originel, et non, à la manière des cyniques, comme le produit de l'inculcation réussie mais au fond fragile de conventions arbitraires; enfin parce que l'action cynique est un spectacle raté au sens où la même honte des passants les retient d'imaginer l'inimaginable. Certes Saint-Augustin n'exclut pas la possibilité d'un mouvement contre-nature, mais en revanche il écarte tout net l'idée qu'une transgression réelle puisse faire école (j'en déduis que si Diogène a pu avoir des disciples, c'est parce qu'ils ont vu qu'il ne faisait que semblant).
Résumons: interprétés par le Père de l'Eglise, les cyniques ont trop peu de honte pour ne pas feindre de montrer aux regards d'autrui leur concupiscence mais ils en ont tout de même trop pour la satisfaire ouvertement. Au moment même où ils mettent en scène leur rupture par rapport à la cité grecque et à ses codes, ils manifestent, contre leur gré, par la timidité insoupçonnée de leurs provocations leur appartenance au genre humain et la déchéance qu'ils partagent avec quiconque.
Hercule est décidément beaucoup moins fort que Dieu et le stoïcien Zénon finalement beaucoup plus ordinaire dans ses réticences pudiques qu'on ne l'aurait imaginé ("(Zénon) devint auditeur de Cratès, manifestant de façon générale une grande ardeur à l'égard de la philosophie, bien qu'il éprouvât de la honte devant l'impudeur cynique." VII 3)

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2007, 22:28 par franssoit
Bonjour,

Je ne suis pas certain de comprendre votre article.

Diogène simulait-il, Augustin croyait-il qu'il simulait, ou Augustin prétendait-il croire celà ?

F.
2. Le mardi 9 janvier 2007, 22:50 par philalethe
Augustin croyait que Diogène simulait mais le texte de Laërce ne permet en aucune manière de donner raison à Augustin.
3. Le mercredi 10 janvier 2007, 15:31 par Nicotinamide
Votre étonnement provient du fait que les auteurs de l’article Hipparchia aient pu se tromper.

Explorant en effet la meilleure source concernant Hipparchia, précisément les Socratis et Socraticorum Reliquiae de l’italien Gabriele Giannantoni, les deux auteurs espagnols relèvent que ladite source ne mentionne pas « l’opinion d’Augustin Cité de Dieu XIV 20 (« De vanissima turpitudine Cynicorum ») pour qui la consommation publique du mariage d’Hipparchia et de Cratès n’a pas eu lieu en réalité parce qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous les regards d’autrui. »

Vous avez souligné leur première approximation. Le héros du passage de St Augustin est Diogène, non le couple Hipparchia-Cratès. Deuxième erreur : contrairement à ce que les espagnols affirment la source concernant le passage de St Augustin se trouve bien au V B 525 du Giannantoni.

Quant à l’interprétation de St Augustin elle prête au hochement d’épaules… Est que John Duncan qui baise une morte fait semblant ? Est-ce que les millions d’acteurs de pornographie font semblant ? Cette pudeur transcendantale est brisée par l’expérience du corps de tous les jours. Ce n’est pas donc pas Diogène Laërce qui donne tort au voleur de poire mais l’observation de l’Homme tel qu’il est.
Peut-être que le cynique avait honte d’un tel comportement… mais on connaît bien la falsification et l’inversion des valeurs cher à ces philosophes : « Diogène vit un garçon rougir. Courage, lui dit-il, c’est la couleur de la vertu. » DL VI 54

Si vous croyez au père Noël, je ne peux que vous conseillez la commande du livre écrit par Isabelle Glugliermina, Diogène Laërce et le cynisme. PUS.

Peut-être que vous pourrez être intéressé par une collection de fragments cyniques. L’adresse est ci-dessous. Il faut ensuite aller sur « lien » et choisir la première adresse qui vous renverra à la collection.
sndemond.free.fr/index.ht...
4. Le vendredi 12 janvier 2007, 19:23 par philalethe
Je suis tout à fait d'accord avec vous concernant le caractère honteux de la honte pour le cynisme et votre référence à VI 54 est très opportune.
En revanche votre référence au Père Noël me laisse perplexe; j'imagine que ce n'est pas un compliment pour l'auteur du livre mais vous seriez aimable de préciser votre critique.
Merci en tout cas pour le lien mais je ne parviens pas à lire en entier les fragments.
5. Le vendredi 12 janvier 2007, 22:05 par Nicotinamide
Si vous croyez au père Noël voulait dire : si vous souhaitez vous offrir un livre, je ne peux que vous conseiller le livre de Glugliermina sur Diogène Laërce et le cynisme.

Je ne suis pas un connaisseur de manipulation informatique. En cliquant sur les chiens, normalement apparait une fenetre avec les extraits. Par exemple, en ce qui concerne Hipparchia, il y a : anthologie palatine VII 413 et DL VI 96-98. Les fragments ne sont pas exhaustifs, il manque par exemple toutes les références de la souda que l'on trouve facilement là : (suda on line) www.stoa.org/sol-bin/sear...

Avec ça, on égale la partie du Giannantoni consacrée à Hipparchia (sans parler bien entendu, des références dispersées dont parle le dictionnaire comme par exemple VB 533, VB 573 ou VH 88, 115-120 qui correspondent à des lettres pseudo-épigraphe de Diogène et Cratès. Paquet (les cyniques grecs fragments et témoignages, PUO), dans la partie Hipparchia n'a pas repris la souda. Par contre il reprend du sextus que l'on retrouve ailleurs dans le giannantoni. Ex. VH 21.
A mon avis il y aurait encore 30% des fragments qui seraient encore à traduire en français. Et à rassembler, pour déclasser Paquet !

dimanche 7 janvier 2007

Les Mauriac aux prises avec Socrate et Jésus.

A la date du 8 Juin 1943, Claude Mauriac écrit dans son journal:
"Dernier concert de la Pléiade, galerie Charpentier, hier. Arthur Honegger, Paul Eluard, tout le "beau monde" habituel. D'un programme inégal je retiens l'étonnant Socrate d'Erik Satie, où je reconnais avec émotion des pages du Banquet, de Phèdre, et surtout le récit de la mort de Socrate du Phédon, d'une belle noblesse:
"Puis il but le breuvage avec une tranquillité et une douceur admirables. Jusque-là nous avions eu presque tous la force de retenir nos larmes, mais en le voyant boire et après qu'il eut bu nous n'en fûmes plus les maîtres; malgré moi, malgré tous mes efforts, mes larmes coulèrent avec tant d'abondance que je me couvris de mon manteau pour pleurer sur moi-même, car ce n'était pas sur Socrate que je pleurais, mais sur mon malheur, en songeant à l'ami que j'allais perdre..."
La belle voix de Suzanne Balguerie, la discrétion de la musique de Satie, s'effaçaient devant le texte mais lui ajoutaient le pouvoir de leur magie incantatoire. Mon père (François Mauriac, donc) disait que ce qui le troublait dans ce drame symphonique, c'était Platon, non Satie; et dans Platon, Socrate; et dans Socrate, sa mort; et dans cette mort, celle du Christ. Tout y était déjà, et la Cène elle-même, et la douleur des disciples, et la sérénité du supplicié divin. J'ajoutai que j'avais été frappé par le son historique que rendait ce récit. Cette dette à Eusculape, que Socrate rappelle avant de mourir, c'est là un détail qui n'a pu être inventé par Platon. Les choses ont bien dû se passer ainsi. Et je songeai que Socrate avait existé, qu'il s'était senti exister, non pas en tant que surhomme, mais avec ses faiblesses d'homme, son ignorance, sa lâcheté, sa misère d'homme. Divin, pourtant. Sachant qu'on reconnaîtrait en lui un messager des dieux. Mais croyant vraiment être initié au surnaturel ? Ou faisant semblant d'être dupe ?" (Le temps immobile I p.90-91)
Bel exemple de lecture réductionniste et triplement: réduction d'une oeuvre d'art à son thème (de Socrate à Socrate), de ce thème au personnage historique homonyme (de Socrate à Socrate en somme), de ce dernier (qui cesse d'être ce qu'il est au fond dans le texte pour le narrateur, son ami) à un autre personnage historique (de Socrate au Christ), l'apparente historicité des deux ne devant pas tromper sur leur rôle en tant que signes du Transcendant (seule la dernière phrase, sur laquelle je reviendrai, donne à Socrate un relief spécifique qui l'empêche d'être une imitation de Jésus-Christ).
Donc négation de l'Antiquité païenne, transformée ainsi en annonciation. Par là même, idée d'une autre lecture, inversée simplement: le Christ comme répétition dégradée de la passion originaire, celle de Socrate. Entre les deux, non plus un gain mais une perte sévère (dois-je citer ici Nietzsche dans l'avant-propos (1885) de Par-delà le bien et le mal:"le christianisme est un platonisme pour le "peuple"" ?).
Dans les deux cas une idée douteuse peut-être, en ce que la relation Socrate/Jésus est toujours pensée dans le cadre de la relation entre le modèle et la copie.
Certes l'interprétation chrétienne du phénomène socratique a ses lettres de noblesse: au-delà de Pascal ( "Platon pour disposer au christianisme" Pensée 519 Ed. Le Guern), elle paraît remonter au Traité de la véritable religion de Saint-Augustin. On trouve d'ailleurs dans ce livre quelques lignes permettant de formuler d'une autre manière le doute exprimé par Claude Mauriac dans la dernière phrase:
"Le peuple, aussi bien que les prêtres , connaissait cette variété d'opinions sur la nature des dieux; car chacun de ces philosophes produisait au grand jour ses enseignements et cherchait par tous les moyens à les faire pénétrer partout. Et néanmoins tous ensemble, avec leurs disciples également animés de sentiments opposés, assistaient aux mêmes sacrifices sans que nul s'y opposât. Je n'ai point à dire lequel d'entr'eux était plus près de la vérité; mais ce qui paraît ici très-évident, c'est qu'ils se prêtaient avec le peuple à des actes religieux bien différents de ce qu'ils disaient à ce même peuple dans leurs enseignements particuliers." (Oeuvres complètes T.III 1843 trad. de l'abbé Joyeux)
Claude Mauriac, me semble-t-il, suggérait (contre l'interprétation de son père ?) que Socrate (tel le législateur dans le Contrat Social de Rousseau ?) avait peut-être habillé de polythéisme une pensée toute humaine et simplement rationnelle absolument. Saint-Augustin, lui, pointe la contradiction entre deux allégeances religieuses, l'une aux faux dieux, traduite par la pratique unanime des rites païens (le coq d'Esculape), l'autre au vrai dieu, explicite dans le discours philosophique.
Qui détient la vérité ? Reste qu'il est difficile de faire abstraction de la référence aux dieux dans les paroles de Socrate, au point que c'est toujours forcé de le présenter en incarnation de la raison pure ("le miracle grec").

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2007, 20:11 par julien dutant
Moi aussi, en lisant: "il s'était senti exister, non pas en tant que surhomme, mais avec ses faiblesses d'homme", j'ai penser que Claude se démarquait de François, mais ce n'est finalement pas clair.

Mon grain de sel d'externaliste/référentialiste à propos des concepts: je ne pense pas que Socrate n'est pas Socrate, i.e. qu'on doive considérer le thème de l'oeuvre et l'homme lui-même comme deux objets distincts. Par exemple, les dialogues de Platon ne mettent pas en scène un personnage fictif qui s'appelle "Socrate" et qui ressemble beaucoup à Socrate et parle un peu comme lui, mais n'est pas Socrate. Non: les dialogues de Platon mettent en scène Socrate dialoguant avec divers interlocuteurs. De même, dans la Divine Comédie, ce n'est pas un homonyme, mais Dante lui-même, qui est présenté comme visitant l'Enfer, et les personnes qu'il y rencontre ne sont pas des homonymes non plus.

Il me semble essentiel au sens, au propos et à l'intérêt de ses oeuvres qu'elles mettent en scène les personnes réelles elles-mêmes. Un étudiant qui n'aurait pas compris que Dante dans le récit est Dante l'auteur aurait manqué qqch de crucial!

(Mais comme ce point a peu à voir avec Socrate, Jésus et les Mauriac, j'en garde le développement de côté pour un prochain billet sur mon blog...)
2. Le mardi 9 janvier 2007, 21:42 par philalethe
Certes c'est Dante qui visite l' Enfer mais comme Dante lui-même n'a jamais visité l'Enfer, soit je soutiens une contradiction: "Dante a visité et n'a pas visité l'Enfer", soit je distingue le personnage littéraire Dante (comme le Marcel de la Recherche) de l'individu historique Dante. Maintenant je comprends qu'il est correct de dire: "Platon met en scène Socrate dans ses dialogues" (c'est insensé de dire: "Platon fait parler un homonyme de Socrate" - car en effet, au sens strict, un homonyme de Socrate n'est pas Socrate- ou "Dante s'imagine lui-même en Enfer"; le référent (est-ce le bon mot ?) est Socrate, mais le personnage des dialogues n'est pas Socrate, plutôt un avatar littéraire. Quand on écrit un certain genre de texte, l'individu qu'on vise en tant qu'historique est, qu'on le veuille ou non, métamorphosé en personnage littéraire (certes d'un statut tout à fait différent de celui de Madame Bovary).
Je suis gêné aussi parce que j'ai l'impression que, si j'accepte ce que vous dites, je ne pourrais plus faire la différence entre un texte de fiction et un texte historique ( quand un historien se réfère à Socrate, je ne peux tout de même pas dire qu'il aborde les dialogues socratiques comme des documents sur le Socrate qui, lui, l'intéresse et qui est l'individu historique). Vous abordez en tout cas une question très intéressante.
3. Le mardi 9 janvier 2007, 22:38 par franssoit
Bonjour,

La différence entre les dialogues avec Socrate et l'enfer avec Dante c'est que dans le premier cas, le littéraire et un "récit de dialogue réel" peuvent éventuellement être confondus. Dans le cas de l'enfer, ça parait plus difficile à imaginer.

Et aussi un homonyme de Socrate EST Socrate, mais pas le même.

Franssoit
4. Le mercredi 10 janvier 2007, 18:58 par julien dutant
"Quand on écrit un certain genre de texte, l'individu qu'on vise en tant qu'historique est, qu'on le veuille ou non, métamorphosé en personnage littéraire."

Mmm... Cela me semble ambigü entre deux positions. La première serait: Platon a voulut parler de Socrate (lui-même, le vrai), mais il a échoué, et celui qui parle dans ses dialogues est quelqu'un d'autre, appellons-le "Focrate". Focrate n'est pas Socrate, il est "littéraire" alors que Socrate est réel, mais Focrate ressemble beaucoup à Socrate, et il est une création inspirée de Socrate. La seconde serait: quand Platon écrit les dialogues, Socrate subit une "métamorphose", il est transformé en qqch de non-humain (un "personnage littéraire"). C'est donc bien Socrate qui est là, mais ses propriétés ont radicalement changé: par exemple, ce peut être une idée, sans poids, taille, épaisseur, location unique ("il vit en chacun de nous"), etc. Ou alors, il a les propriétés que la fiction lui attribue: par ex, il prononce les discours que la République lui fait dire.

Les deux versions de la position "métamorphose" sont étranges. Selon la seconde, il est faux de dire que Socrate n'a pas prononcé les discours de la République: depuis que Platon a écrit le dialogue, et que Socrate a subit sa métamorphose littéraire, il est vrai que Socrate a prononcé les discours. (Ou alors, on admet la contradiction: il est à la fois faux et vrai que Socrate a prononcé ces discours.) Selon la première, il est possible à un être humain d'être transformé en idée ou en fiction. (C'est la Rose Pourpre du Caire à l'envers!)

De l'autre côté, la première option, "Focrate" revient à dire que Platon ne peut pas mettre en scène Socrate lui-même. "Qu'il le veuille ou non", c'est quelqu'un d'autre. Mais on revient alors à la thèse de l'homonyme.

"J'ai l'impression que, si j'accepte ce que vous dites, je ne pourrais plus faire la différence entre un texte de fiction et un texte historique." C'est en effet la principale question qu'on peut se poser à propos de ma position. Mais la réponse est: pas du tout!

Commençons avec les croyances fausses. Supposons que Diogène Laërce croie à tort telle légende à propos de Socrate (il va falloir que vous trouviez un ex à ma place, désolé!). Est-ce qu'il suit pour autant que, "qu'il le veuille ou non", sa croyance ne porte pas sur Socrate lui-même, mais un être de fiction? Non, par que sinon, sa croyance serait *vraie* à propos de cet être de fiction.

Mais les croyances fausses sont juste les analogues des textes historiques faux; ne suis-je pas amené à traiter les oeuvres littéraires comme des textes historiques erronés? Non, parce que les oeuvres de fiction ne sont pas présentés comme des choses à croire, mais des choses à imaginer.

Prenez les imaginations ou suppositions "fausses", ou, comme on préfère dire, "contrefactuelles" (qui sont contraires aux faits). Par exemple, imaginez François Mauriac avec une casquette "I love NY". François Mauriac n'a probablement jamais porté de casquette de ce genre; mais est-ce qu'il suit pour autant que ce n'est pas Mauriac lui-même, mais un certain Fauriac, que vous imaginez? De même vous pouvez supposer, envisager, décrire, etc. des situations fausses qui mettent en scène des personnages réels.

La différence est que une croyance fausse est un état mental déficient: les croyances sont les états mentaux qu'on doit s'efforcer d'avoir vraies, et non fausses. Par contre, il n'y a rien de déficient à une fausse imagination, une supposition contrefactuelle, etc. C'est précisément le but de l'imagination, de la supposition, etc., que d'envisager des situations qui pourraient ne pas se produire.

De façon similaire, il n'y a rien de déficient à un texte qui dit des choses fausses de personnages réels, pourvu que le but du texte n'était pas de dire des choses vraies, mais d'imaginer ces personnages réels (eux-mêmes, les vrais!) dans d'autres situations que celles qu'ils ont réellement vécues. De la même façon qu'il est parfaitement normal de s'imaginer en couple avec la personne de ses rêves, même si cela ne devait par malheur ne jamais arriver, *pourvu* que vous ne confondiez pas rêve et réalité. (Et ce genre d'imagination peut avoir d'autres bénéfices que le simple plaisir: cela peut vous faire changer d'avis, ou envisager des moyens d'y parvenir, etc.)



5. Le vendredi 12 janvier 2007, 19:18 par philalethe
Votre réponse éveille beaucoup de réflexions. Je vous les livre à chaud en suivant votre ordre.
La première position qui présente le Socrate platonicien comme une approximation du Socrate réel me paraît tout à fait défendable ; c’est à travers une telle position qu’on jugera le film allemand « La chute » mettant en scène Hitler. On comparerait alors le portrait d’Hitler selon les meilleures sources historiques à cette reconstitution cinématographique. On dira alors : « le Hitler de la Chute est partiellement fidèle au personnage historique ». Cet énoncé me paraît défiguré si on remplaçe le Hitler de la Chute par un nouveau nom propre, du genre Fitler. Car je ne peux juger la valeur (sur le plan historique ) du personnage cinématographique que si je l’identifie à une représentation du personnage historique (je veux dire par là que c’est une représentation cinématographique d’un personnage historique : c’est Hitler vu par…, ce n’est pas un nouveau personnage Fitler).
Je ne vois pas clairement la différence entre la deuxième position et la première : quand vous parliez de Focrate, n’invoquiez-vous pas déjà un statut de personnage « littéraire » ? Mais c’est un détail. Je relève plutôt votre insistance alors à l’immatérialiser. On peut en effet identifier alors Socrate à un ensemble de textes qui ont le statut immatériel d’une œuvre (ou plus exactement ici) d’un fragment d’œuvre allographique. « Socrate vit en moi » veut dire alors que je connais par cœur des passages de Platon où il parle. Si j’imagine que je suis un des résistants de Fahrenheit 451, quand je dis cela, ça signifie que le dernier endroit où se trouve l’œuvre platonicienne, c’est dans ma mémoire. Ce n’est pas le Socrate réel qui vit en moi, c’est le Socrate traité par Platon (encore une fois je fausse tout si je dis « Focrate vit en moi »).
Je ne suis pas choqué par l’idée qu’un être humain puisse être transformé en fiction (c’est le mythe Napoléon, le mythe Einstein etc). Un homme devient légende.
Je m’explique mieux sur ce que j’ai voulu dire par « qu’il le veuille ou non » ; quand on écrit une œuvre qui ne prétend pas être historique, même si l’intention de l’auteur est d’être le plus fidèle possible au personnage réel, la simple insertion du personnage dans un récit supposément fictif le fait considérer (à juste titre) comme un personnage littéraire (quitte à s’apercevoir qu’en réalité il n’a rien du personnage littéraire). Le lecteur peut faire l’expérience inverse : réaliser que dans un texte prétendument historique un personnage a beaucoup de traits fictifs (ce qui invalide le texte alors que le texte fictif n’est pas invalidé par la découverte des traits historiques réels).
Je ne pense donc pas que le texte de Diogène Laërce fasse partie des textes qui donnent ipso facto aux noms propres historiques un statut fictionnel. A la différence de l’insertion de Socrate dans le texte d’Aristophane par exemple, la référence à Socrate dans le texte de DL bénéficie d’un effet de réalité vu le genre auquel appartient Les vies (compilation historique). Ce n’est pas la présence du nom propre Socrate dans le texte qui le fictionnalise, que DL le veuille ou non, c’est la contradiction éventuelle entre cette source prétendument historique et d’autres sources effectivement historiques.
Concernant Mauriac et sa casquette, ne faut-il pas faire la différence entre celui qui imagine et le spectateur de l’œuvre imaginée (un tableau, une photo, un film etc) ? C’est François Mauriac que j’imagine dans une situation invraisemblable, certes. Mais le spectateur se tromperait s’il disait : « c’est un portrait de F.Mauriac », il doit réaliser que même si je me réfère à l’individu historique François Mauriac, j’ai produit un François Mauriac imaginaire (si je devais préciser, je dirais que cet individu peint a à peu près les mêmes propriétés que FM plus quelques propriétés imaginaires, ici le port de la casquette. On voit ici qu’il y aurait une multiplicité d’individus à l’identité indéterminée : le haut du visage de FM suffit-il à défendre la thèse que c’est un FM imaginaire ? La présence d’un seul bouton de veste différent suffit-il pour soutenir que c’est aussi un FM imaginaire ?).
Ne voyez pas dans ces lignes plus qu'un essai de clarification à usage personnel dont vous m'avez donné aimablement l'occasion !
6. Le mardi 30 janvier 2007, 02:08 par julien dutant
Bonjour,
J'ai repris et développé les idées de ces commentaires dans un billet sur mon blog, où j'ai indiqué quelques réponses à votre dernier commentaire.
julien.dutant.free.fr/blo...

Merci pour la discussion!