mercredi 20 juin 2007

Exit Diogène Laërce.

Cela fait presque deux ans et demi que, partant de Diogène Laërce et de ses Vies et doctrines des philosophes illustres, je fais des incursions intéressées dans les territoires des philosophes antiques. Incursions car ce n'est pas d'eux que j'attends la vérité (s'il est permis de formuler de manière si naïve l'intérêt porté à la philosophie) et qu'il faut donc toujours revenir sur des terres plus contemporaines et moins arpentées.
On se demandera alors s'il est bien nécessaire de les visiter... Oui, car ils fournissent des styles de vie originaires et fondateurs. Certes leur monde reste un peu étroit si l'on veut faire l'inventaire exhaustif de tous les styles de vie philosophiques mais les philosophes postérieurs n'ont pas eu leur vie mise en scène de la même manière et leurs textes sont si riches et traversés de tant de tensions qu'on sombrerait vite dans le ridicule à vouloir imaginer une vie bergsonienne ou foucaldienne. Il va de soi que je ne parle pas ici des biographies de ces penseurs mais des vies fictives qu'on construirait à partir des éthiques et des politiques qui émanent plus ou moins explicitement de leurs textes.
Sans doute, s'il nous est facile d'imaginer par exemple une vie épicurienne et même comme il m'est arrivé de le faire de la confronter à des difficultés tout à fait contemporaines, ce n'est pas seulement dû au fait que philosopher dans l'Antiquité revient à se convertir à un type de vie original par rapport à la vie ordinaire; cela tient aussi à cette réalité contingente: l'immense majorité des textes épicuriens a disparu et la part de tensions, voire de contradictions qu'ils contenaient, nous échappe pour toujours. Ce sont sans doute les philosophes cyniques qui nous offrent la prise la plus facile: en effet leur théorie est assez mince pour laisser à chacun la liberté d'imaginer ce que pourrait être une vie cynique. Confirmation de cette analyse: des textes de Platon ou d'Aristote, qui oserait extraire une vie platonicienne ou aristotélicienne ?
Ce sont des incursions aussi car ce ne sont pas seulement les modernes ou les contemporains qui me les font quitter, c'est aussi que, quelle soit la partie du territoire antique dans laquelle on se plaît momentanément à observer les usages, on est vite conduit à poursuivre le voyage vers d'autres territoires: non qu'à force d'y reconnaître l'illustration des principes indigènes on se lasse mais parce que ces écoles cultivent leur identité avec la conscience très claire de ce qui les oppose aux autres. Encore une fois ce sont sans doute les cyniques dont le rôle est manifestement le plus tourné vers la dénonciation des travers des autres philosophies, mais il va de soi que les sceptiques tirent leur fond de commerce des dogmatiques et que les dogmatiques épicuriens et stoïciens se définissent les uns contre les autres. Et donc, sauf à être transi d'admiration et converti illico, le lecteur des uns devient vite celui des autres sans que d'ailleurs ces va-et-vient ne trouvent peut-être d'autre fin que dans la lassitude (serait-ce une manière d'accorder la victoire finale aux sceptiques ?).
Il me reste à expliquer que c'étaient des incursions intéressées. Il ne faudrait pas les comprendre sur le modèle des colonisations. Je ne suis pas allé explorer ces terres pour les faire entrer dans un paysage, dans une géographie où elles auraient eu, chacune à sa manière, une valeur locale. Au fond j'y suis peut-être allé comme on allait au spectacle, pour y voir de belles choses, ces dernières étant ici des vies contradictoires entre elles mais cohérentes. J'y suis allé y voir des hommes et quelques femmes y vivre des vies trop belles pour être vraies, tant ce que leur apportait la fortune n' était pour eux que le matériau qu'ils mettaient en forme. A la différence de nos vies que le plus souvent les infortunes défont, les vies que rapportait Laërce se nourrissaient de tout ce qui aurait dû les décomposer si on avait eu affaire à des hommes et non à ces rêves d'hommes, nés peut-être de la conscience douloureuse de leurs misères. Pascal en voulait aux stoïciens de croire pouvoir réussir leur salut en faisant l'économie de la foi en Dieu, nous nous ne leur voulons plus guère désormais mais ce que nous partageons avec Pascal, c'est que la compilation laërtienne nous a présenté des hommes impossibles ou (mais c'est plus difficile à reconnaître) des hommes d'exception.
On me demandera alors pourquoi ne pas lire des romans si l'on cherche dans le texte non à apprendre quelque chose sur les hommes tels qu'ils sont mais à nourrir la nostalgie des hommes tels qu'ils auraient pu être. C'est que depuis longtemps les romans ne sont lisibles avec plaisir qu'à condition qu'ils ne nous présentent pas ces vies stylisées et si rarement prises de court. Quand ils le font, ils sont édifiants et quasi ridicules.
Il en va de même du cinéma ou du théâtre; on n'y va plus guère pour voir la représentation du meilleur, très souvent au contraire on s'y réjouit de la confirmation du pire.
D'ailleurs les romans qui nous intéressent nous font souvent connaître des singularités irréductibles, si particulières d'ailleurs qu'il devient même difficile de typifier leurs personnages en Harpagon ou Bovary.
Reste que si, à travers les faits et gestes de l'individu Diogène de Sinope, c'est le cynisme dans sa généralité qui s'incarne, son comportement n'est pas transparent au point d'être ennuyeusement équivoque; même si la conduite est du genre "stoïcien" ou "épicurien", elle a une présence concrète assez riche pour être quelque chose de plus que l'illustration d'un dogme et son interprétation contribue, sinon à reconstituer la dogmatique absente, du moins à lui donner des nuances, à suggérer des inflexions et des incertitudes aussi.
En somme, les personnages de Diogène Laërce, avec les colorations que leur donnent les textes étrangers que de temps en temps je leur adjoins, tiennent le milieu entre le symbolique et l'impénétrable. Ils partagent ce statut avec, parmi d'autres, les allégories platoniciennes. Ainsi celle de la caverne qui ne tolère pas toute interprétation certes mais qui n'est rendue transparente et donc ennuyeuse par aucune. Trop de détails concrets, trop de précisions anecdotiques et donc à première vue secondaires constituent un reste toujours disponible pour de nouvelles lectures.
Diogène Laërce, le plat compilateur, a laissé en réalité une oeuvre haute en couleurs. Ses personnages ne constituent aucune fresque d'ensemble; pourtant, même s'ils appartiennent à des écoles distinctes, ils ont un air de famille. Comme s'ils étaient les seules figures colorées d'un dessin animé en noir et blanc, ils ont un relief auquel j'ai eu envie d'accoler des bulles. Mais ce que j'ai mis dans lesdites bulles prête bien sûr à discussion et les érudits qui savent si bien que la lettre du texte ne tient parfois qu'à un fil n'ont pu que rire des discours que je prêtais à ces hommes qui, sans être mythologiques, ne sont pas pourtant purement humains.
J'espère cependant que je leur ai donné aux uns et aux autres assez de vie pour leur permettre de venir habiter nos incertitudes et que pourtant aucun d'entre eux n'a une présence capable d'étouffer les autres. Si cela est possible, qu'ils vivent dans les mémoires et les imaginations. Sans aller jusqu'à venir donner une forme à nos exigences, qu'ils chantent chacun leur partition dans un choeur sans chef d'orchestre... Si seulement quelques-uns de leurs refrains pouvaient de temps en temps prendre alors la place de l'angoisse et du désarroi !

mardi 19 juin 2007

Est-ce sage de voyager ?

Diogène de Sinope écrit dans une courte lettre pseudépigraphe adressée à Rhésos:
"Phrynicos de Larissa, mon disciple, brûle de voir Argos, nourricière de chevaux, mais comme il est philosophe, il ne te demandera pas grand chose." (Lettres de Diogène et Cratès Actes Sud p.87)
Ce qui me donne l'idée de quatre sages conseils portant sur les voyages.
D'abord d'inspiration cynique:
"Tu ne voyageras pas car seuls le font ceux qui attendent du plaisir d'un tel déplacement mais tu sais que tu vas déjà à ta perte en recherchant le plaisir là où tu es; certes il se peut que tu sois chassé de ta ville mais là-bas comme ici tu auras toujours de quoi vivre selon la nature. Quant aux hommes que tu rencontrerais au bout du monde, n'imagine pas qu'ils ne soient pas comme ici: aux trois quarts fous."
Ensuite l'épicurien avertirait:
"Ne quitte surtout pas la communauté de tes amis ! A te hasarder sur le chemin, tu ne ferais que risquer de perdre ce qui ici déjà assure ton bonheur. Certes la beauté des paysages inconnus attire les hommes ordinaires mais la campagne calme et douce qui entoure notre cité doit te donner tout le plaisir que peut t'apporter la vue des belles formes naturelles. Ne sais-tu pas que si tu cours le monde à la recherche de paysages encore plus éblouissants, tu mourras toujours trop tôt ?"
Enfin le stoïcien rappellerait:
"Est-ce ton devoir de voyager ? Examine ce que te commande ta fonction et ne dépasse pas les limites décentes qu'elle implique. Sache en effet que le voyage, et cela d'autant plus qu'il est inhabituel et lointain, mettra à l'épreuve ton principe directeur. Il te faudra de la force pour savoir ni condamner ni louanger les usages nouveaux que tu découvriras. Une réserve excessive ferait des gens de la nouvelle cité autant de personnes hostiles à ton égard et une souplesse infinie te réduirait à faire ce qu'eux jugent dignes de faire. Voyage donc peu et à condition expresse que la nécessité t'y oblige, en outre prends soin de voir cette excursion en dehors de nos frontières comme une épreuve et un exercice ! Ne sois pas l'homme de ta ville dans la cité des autres, ne deviens pas non plus un des leurs. Conduis-toi ici comme ailleurs en homme raisonnable et ne respecte les moeurs étrangères, comme les nôtres d'ailleurs, que dans la stricte mesure où la raison le commande !"

Commentaires

1. Le mercredi 20 juin 2007, 23:34 par Nicotinamide
En commentaire : Lévi-Strauss :
"Lorsque je penche la tête, l’on aperçoit de tout mon visage que mon nez. Lui seul dépasse de ma capuche. Assis parterre, les jambes contre la poitrine, je visite Paris. De l’intérieur de ma Capuche, je voyage… Je n’aime pas les explorateurs ou les touristes. Ils courent à l’avenir. Ils se dépensent à chercher une image qui leur ressemble. La curiosité et le souvenir les angoissent. De ma capuche, je lis. Je lis justement le voyage de Baudelaire. Voyager pour fuir l’ennui…. Mais est-ce que l’ennui ne se déplace pas avec nous ? Voyager pour sortir de soi… Mais si l’on ne s’amène pas, que trouve-t-on ? Voir « des soleils bas taché d’horreur mystique illuminant de long figement violet (…) des femmes dont les dents et les ongles sont teints, des archipels sidéraux… » n’arrive pas à faire oublier que le voyageur n’est « qu’un enfant accroupi plein de tristesse qui lâche (dans une flaque) un bateau frêle comme un papillon de mai. » Pour Baudelaire, il n’y a qu’un voyage : celui qui va de la vie à la mort. Le reste n’est que vaine agitation. De l’autre côté de ma capuche, tous ses vivants emmêlent leurs cris, leurs pas rapides… Sur cette place, la mairie de Paris a installé une patinoire. Les gens se pressent. Ils patinent et s’éclaboussent. Ils se bousculent joyeusement… Ils glissent sur le froid sans se soucier que ce froid silencieux les rattrapera tous… La vie n’a pas de sens. Ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. Ils vivent leur vie debout sur la mort…"
2. Le lundi 7 juillet 2008, 13:47 par Teemu
Très très beau texte de Lévi-Strauss, beau dans sa froideur et sa vérité ... Cependant je crois que le philosophe à la recherche de sagesse va presque instinctivement penser à voyager, s'exiler.
non pas pour découvrir de nouvelles cultures, de nouvelles coutumes, des Hommes moins ordinaires ... je suis complètement en phase avec la vision cynique sur ce point (l'espèce n'est pas moins ridicule 100 mètres plus loin), mais plutôt pour penser dans un environnement parallèle, parallèle car il est identique à notre sphère quotidienne, a la même odeur, la même stupidité, cependant, lui ne nous connait pas (pas plus qu'il ne se connait lui même d'ailleurs).
Cette idée est d'autant plus vraie aujourd'hui, dans notre époque mondialisés, la culture a maintenant une tenace odeur de javel ... mais ça c'est une autre histoire.
PS : merci pour ce blog que je viens de découvrir. Malgré mes petits 24 ans, je suis dans une phase de recherche philosophique et ces articles sont très enrichissants pour moi. Merci encore !

dimanche 17 juin 2007

Démocrite: se conduire comme une bête est toujours une expression métaphorique.

La 39ème lettre de Diogène est destinée à préparer Monimos à la mort, désignée sous le nom plaisant de "déménagement de ce monde". L'argumentation rappelle celle du Phédon de Platon: il faut séparer l'âme du corps car toutes les actions condamnables sont des effets de la domination du corps sur l'âme:
"Les âmes éprises du corps sont mauvaises et incapables de liberté, alors que celles qui ne sont pas ainsi sont bonnes et altières (de fait, elles vivent en régissant tout et en donnant des ordres impérieux), ce qui les fait opter uniquement pour des actions justes, et sans la moindre difficulté; rien de tel avec leurs contraires: pour elles, le corps contraint l'âme à jouir du plaisir dans lequel elles baignent, à la manière d'un poisson ou de tout autre animal né pour être commandé par sa partie inférieure (...) Pour ce qui est de posséder, de manger, de boire et de faire l'amour plus que les autres, tous les hommes sont mauvais et ressemblent aux animaux." (Lettres de Diogène et Cratès Actes Sud 1998)
Démocrite interprète tout autrement la conduite condamnable; c'est Plutarque qui dans De la passion et de la maladie a transmis à ce sujet un texte éclairant:
"Si le corps intentait à l'âme un procès pour tous les malheurs et les souffrances qu'il a subis au cours de la vie et si lui, Démocrite, avait à rendre la sentence, il aurait plaisir à infliger à l'âme une condamnation. C'est elle en effet qui a détruit le corps par ses négligences, qui l'a rendu dissolu par ses ivresses, qui l'a corrompu et déchiré par les plaisirs, de même que l'on rend responsable du mauvais état de l'outil ou de l'ustensile son utilisateur imprudent." (fgm. 2)
Quand Rousseau analyse dans le Discours sur l'origine ce qui distingue l'homme de l'animal, il me paraît reprendre à son compte une telle perspective:
" C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait." (La Pléiade p.141)
La conséquence de cette domination de l'esprit sur le corps, y compris dans les activités les moins spirituelles, est que la santé est une affaire de volonté:
"Les hommes demandent aux dieux la santé dans leurs prières; mais ils ne savent pas qu'ils possèdent en eux-mêmes le pouvoir de l'obtenir. Mais ils font tout le contraire par manque de tempérance et livrent eux-mêmes par trahison leur santé aux passions." (Stobée Florilège III 18 30).
Je trouve une des racines de cette conception du corps et de l'âme clairement explicitée dans le stoïcisme: les conduites humaines qui font des plaisirs physiques le centre de la vie correspondent à une erreur de jugement commise par le principe directeur, l'hegemonikon.
Démocrite, le stoïcisme, Rousseau: malgré des différences majeures (la volonté est immatérielle chez Rousseau: pour parler en termes modernes et anachroniques, on pourrait trouver l'explication des idées humaines et animales dans le cerveau mais jamais on ne sera en mesure d' identifier les causes cérébrales de la volonté, ce qui, du point de vue de nos connaissances du cerveau, est bien évidemment devenu faux), il y a une reconnaissance de la liberté de l'esprit qui fait qu'il n'y a pas à attendre la mort pour atteindre l'émancipation spirituelle radicale.
Je crois reconnaître dans la description que Sartre a donnée de la liberté de la conscience et de son projet une rémanence d'une telle inspiration. C'est l'homme de mauvaise foi qui invoquerait ,avec l'autorité d' Alain par exemple, la pression du corps dans la passion et le désir. Il me semble en effet qu'il y a comme une métamorphose de l'héritage stoïcien dans la penséé sartrienne.

jeudi 14 juin 2007

Flash-back: le cynisme, Pascal et le repos.

Des lettres pseudépigraphes des philosophes cyniques Diogène et Cratès (écrites sans doute entre le deuxième siècle avant notre ère et le premier après) ont été publiées en 1998 chez Actes Sud dans la collection Babel.
Voici la lettre 8 de Cratès, adressée aux riches :
« Allez vous faire pendre : vous avez des lupins, des figues, de l’eau et des tuniques de Mégare, et pourtant vous partez en mer, vous cultivez quantité de terres, vous pratiquez la trahison, vous exercez la tyrannie, vous commettez des meurtres, et ainsi de suite, quand il faudrait rester en repos. Quant à nous, nous sommes dans le repos absolu, affranchis de tout mal par Diogène de Sinope, et sans rien avoir, nous avons tout, alors que vous, en ayant tout, vous n’avez rien, parce que vous vivez dans la rivalité, la jalousie, la crainte et la vanité. » (traduction de Geoges Rombi et de Didier Deleule p. 13)
Ce qui évoque Pascal :
« Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, j’ai souvent dit que le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » (Pensée 126 éd. Le Guern)
Sauf que le repos cynique diffère radicalement du repos pascalien. Entre le premier et le second il y a eu le péché originel, qui a rendu la solitude insupportablement douloureuse :
« Mais quand j’y ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir les raisons, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. » (ibidem)
Le repos cynique : le remède à l’agitation.
L’agitation pascalienne : le remède au repos.

samedi 9 juin 2007

Démocrite aux prises avec les vœux insensés d’un puissant.

Epictète explique qu’il faut juger les malheurs qui nous tombent dessus en imaginant qu’ils concernent autrui. Cette expérience de pensée permet de se représenter les événements fâcheux non comme des scandales aberrants mais comme étant somme toute dans l’ordre des choses:
« Par exemple l’esclave d’un autre casse une coupe, tout de suite on dit tout naturellement : « C’est le genre de choses qui arrivent. » Tu dois donc savoir que, lorsque ta coupe est passée, tu dois être tel que tu étais lorsque la coupe d’autrui a été cassée. Transpose cela dans les choses plus graves. L’enfant d’un autre ou sa femme sont-ils morts ? Il n’y aura personne qui ne dise : « C’est ce qui arrive aux humains. » Quand quelqu’un perd son propre enfant, il dit tout de suite : « Hélas ! » et « Infortuné que je suis ! ». Mais nous devrions nous souvenir de ce que nous éprouvions, lorsque nous entendions parler des mêmes choses à propos des autres. » (Manuel 26 trad. De Pierre Hadot )
Notre sensibilité moderne est souvent choquée par de tels conseils car on nous encourage le plus souvent à faire exactement l’inverse : non pas faire comme si ce qui nous arrivait arrivait à autrui mais comme si ce qui arrivait à autrui nous arrivait. Les appels à la compassion venant des institutions humanitaires fonctionnent ainsi. C’est lié aussi au sentiment que nous avons de la contingence de la souffrance, ce qui nous fait espérer sa possible et totale élimination. Les Stoïciens avaient eux la certitude de la nécessité du malheur, ce qui les encourageait à inventer des techniques psychologiques destinées à supporter calmement les déconvenues.
Dans ses Lettres, Julien l’Apostat, empereur de Rome de 361 à 363, rapporte une anecdote sur Démocrite tout à fait intéressante à ce propos. On y voit Démocrite jouer toute une comédie dans le but de faire comprendre à un homme endeuillé que ce qui lui arrive est dans l’ordre des choses. La règle que nous commentons n’est pas présentée frontalement, ni même jamais explicitée ; elle doit juste apparaître au mari malheureux comme la conclusion logique et naturelle de la mise en scène organisée par Démocrite, qui tient ici du virtuose manipulateur :
« On dit en effet que Démocrite d’Abdère, alors que Darius était au désespoir de la mort de sa gentille femme, comme ses paroles étaient impuissantes à le réconforter (est-ce l’échec de la transmisson de la sagesse par compréhension intellectuelle de la valeur des règles ?), déclara qu’il se faisait fort de la ressusciter pour peu qu’il voulût se charger de tout ce qui était nécessaire à l’opération. Le roi ( ce dernier et le lecteur s’attendent alors, j’imagine, à une résurrection à la Empédocle –cf le billet du 21-02-07 ) ordonna alors que tout fût mis en œuvre pour qu’il pût tenir la promesse de la ressusciter ; ce que voyant, Démocrite lui dit presque aussitôt qu’il avait sous la main tout ce qu’il lui fallait, sauf une chose, dont il avait besoin en plus et que lui-même ne pouvait trouver, mais que lui, Darius, qui régnait sur l’Asie tout entière, n’aurait aucune peine à trouver (Démocrite fonde le stratagème sur les croyances même de celui qu’il veut modifier : « je suis omnipotent », c’est l’évidence même pour ce potentat). « Mais quelle est donc cette chose, lui demanda Darius, qu’il n’est permis qu’à un roi de reconnaître ? » Démocrite lui répondit que s’il faisait inscrire sur le tombeau de sa femme les noms de trois personnes que le deuil n’eût jamais frappées, sa femme ne manquerait pas de ressusciter tout aussitôt, indignée par l’étrangeté de cette cérémonie. Cette demande plongea Darius dans le plus grand embarras : il était dans l’incapacité de découvrir quelqu’un qu’un deuil n’eût jamais rempli de chagrin. Alors Démocrite, en riant comme il en avait l’habitude, lui dit : « Allons donc, ô toi, le plus fou de tous les mortels, pourquoi t’abandonnes-tu au deuil comme si tu étais le seul à éprouver une telle douleur, alors que tu es incapable de découvrir, parmi ceux qui ont jamais existé, un seul homme qui n’ait eu sa part d’une peine familiale ? » (201 B-C)
Notons le saut entre la conclusion et les préliminaires. Ce qui conduit Darius au jugement rationnel s’appuie en effet sur ses croyances irrationnelles. C’est un exemple de pédagogie possible: partir des croyances de l’enfant pour lui faire comprendre la vérité.
Reste à savoir si le point d’arrivée de la tactique vaut remède. Hume en doutait, comme il le fit comprendre en 1742 en répondant, comme suit, aux consolations du stoïcien :
« L’homme est né pour être malheureux ; et il est étonné d’un malheur particulier ? Peut-il mettre en branle chagrin et lamentations à l’évocation de tout désastre ? Oui. Très raisonnablement, il se lamente d’être né pour être malheureux. Votre consolation lui évoque mille maux pour un seul, duquel vous prétendez en outre le soulager.
Vous devriez avoir toujours présents devant les yeux la mort, les maladies, la pauvreté, la cécité, l’exil, la calomnie et l’infamie, toutes calamités attachées à la nature humaine. Et si l’un de ces maux tombe sur vous, vous le supporterez d’autant mieux que vous l’avez anticipé. Je réponds que si nous nous bornons à une réflexion générale et lointaine sur les misères de la vie humaine, cela ne sera d’aucun effet pour nous y préparer. Si par une méditation intime et intense nous nous les rendons présentes et intimes, là est le véritable secret pour empoisonner tous nos plaisirs et nous rendre perpétuellement malheureux. » (Le Sceptique Editions Alive p. 224-225)
Hume reconnaît cependant que ces réflexions peuvent aider ceux qui en ont …le moins besoin :
« Leur influence sur les tempéraments réfléchis, gentils et modérés peut être considérable. Mais quelle peut être leur influence direz-vous, si le tempérament est préalablement disposé de manière semblable à celui auquel elles prétendent le conformer ? Elles peuvent du moins fortifier ce tempérament et lui fournir des vues par lesquelles il est en mesure de se distraire et de se nourrir lui-même. » (ibidem p.231) Hume propose alors douze manières de voir le monde pour souffrir moins et conclut ainsi :
« Ces réflexions sont si évidentes qu’il est surprenant qu’elles ne viennent pas à tous, si persuasives qu’il est surprenant qu’elles ne convainquent pas chacun. Mais peut-être viennent-elles à la plupart des hommes et les persuadent-elles lorsqu’ils considèrent la vie humaine d’un oeil général et calme. Mais qu’un incident réel, émouvant, survienne et la passion s’éveille, l’imagination s’agite, l’exemple attire et le conseil est pressant ; le philosophe est perdu dans l’homme et cherche en vain cette persuasion qui semblait auparavant si ferme et si inébranlable (le sens du début de la phrase me paraissant un peu énigmatique, voici l’original : « But where any real, affecting incident happens ; when passion is awakened, fancy agitated, example draws, and counsel urges ; the philosopher is lost in the man, and he seeks in vain for that persuasion which before seemed so firm and unshaken. ») . Quel remède à un tel inconvénient ? Aidez-vous de la lecture fréquente des moralistes intéressants : ayez recours au savoir de Plutarque, à l’imagination de Lucien, à l’éloquence de Cicéron, à l’esprit de Sénèque, à la gaîté de Montaigne, au sublime de Shaftesbury. Les préceptes moraux ainsi formulés frappent profondément et fortifient contre les illusions de la passion. Mais ne faites cependant pas trop confiance à l’aide extérieure : par l’habitude et l’étude, acquérez ce tempérament philosophique qui à la fois donne force à la réflexion et, en rendant indépendant une grande partie de votre bonheur, décapite les passions désordonnées et tranquillise l’esprit. Ne méprisez pas ces aides, mais ne placez pas trop votre confiance en elles non plus, à moins que la nature ne vous ait doté d’un tempérament favorable. » (ibidem p.231-232)
Ce n’est tout de même pas aussi sombre que cette maxime de La Rochefoucauld :
« La philosophie triomphe aisément des maux passés, et de ceux qui ne sont pas prêts d’arriver, mais les maux présents triomphent d’elle. ».

jeudi 7 juin 2007

Démocrite et Sartre.

Démocrite : “Les hommes se sont forgés de la fortune une image qui justifiât leur propre manque de sagacité. » (Stobée Choix de textes II, VIII, 16)
Sartre en 1945: « Ils n’ont qu’une seule manière de supporter leur misère, c’est de penser : « les circonstances ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j’ai été ; bien sûr je n’ai pas eu de grand amour, ou de grande amitié, mais c’est parce que je n’ai pas rencontré un homme ou une femme qui en fussent dignes, je n’ai pas écrit de très bons livres, c’est parce que je n’ai pas eu de loisirs pour le faire ; je n’ai pas eu d’enfants à qui me dévouer, c’est parce que je n’ai pas trouvé l’homme avec lequel j’aurais pu faire ma vie. » (L’existentialisme est un humanisme Nagel p. 55-56)
Démocrite (suite de la citation) : « Car la fortune s’oppose rarement à la raison : et dans la vie, la plupart des choses sont ordonnées par une perspicacité intelligente. »
Sartre : « L’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être » (ibidem p.25)
Une certaine ressemblance entre les deux éthiques et pourtant comme les anthropologies diffèrent !
Démocrite : l’homme n’est qu’un agrégat d’atomes.
Sartre : l’homme est une conscience libre, irréductible à la contingence de son corps.
Faire tout son possible pour réduire l’esprit au cerveau, façon Changeux, c’est dans la droite ligne de Démocrite. Pour un sartrien, c’est une des mille métamorphoses de la mauvaise foi.
Point commun aux deux penseurs : vanité d’une théodicée, d’une téléologie, d’une raison du monde.

Commentaires

1. Le vendredi 8 juin 2007, 10:33 par ast
Petits commentaires:
2 commentaires bref :
-Peut-on parler de théodicée, téléologie ou raison du monde à propos de Démocrite? N'est -ce pas la même erreur que parler du "sommeil des prolétaires"?
-Je voudrais vous poser un question génerale, dont la réponse peut être un sujet de thèse, mais je me contente de quelques lignes et de votre opinion en tant que professeur de philosophie: Pourquoi Sartre croit-il presque aveuglement à la liberté et à la volonté de l'homme? N'est-ce pas un préjugé? N'est-ce pas au fond une façon "chrétienne" de penser la nature humaine, c.a.d une transposition des attributs divins à l'échelle humaine?
2. Le vendredi 8 juin 2007, 11:55 par philalèthe
Concernant la première question, si vous voulez dire que Démocrite ne dispose pas des concepts de théodicée, téléologie et raison du monde, vous êtes dans la vérité. Le premier des trois concepts apparaît en 1710 dans l'ouvrage de Leibniz "Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal"; le second est encore plus tardif puisque on relève sa première occurence en 1765 dans l'Encyclopédie de Diderot. Quant à raison (du monde) qui est une des traductions consacrées du grec logos, au sens où je l'emploie, il semble qu'il ait fallu attendre Bossuet (1677) pour le voir apparaître, doté d'ailleurs en plus d'une majuscule (je tire ces précisions de l'excellent "Dictionnaire historique de la langue française" Alain Rey 1992). Il y a donc effectivement un côté anachronique dans ces désignations quand on les réfère à Démocrite.
A dire vrai, c'est assez difficile d'identifier les concepts propres à Démocrite car la majorité des fragments collectés par Diels et traduits par Dumont ont un contenu non physique mais éthique. Emerge quand même nettement la notion d'anagkê (nécessité, destin, fatum). Cf entre autres le passage cité par Laërce:
"Tout ce qui est engendré est régi par la nécessité, car la cause de la génération de toutes choses est le tourbillon, qu'il nomme nécessité"
Le dit tourbillon étant un tourbillon d'atomes (indivisibles) dans le vide.
Même si Démocrite n'a laissé aucun texte l'explicitant (certes on peut se demander s'il était en mesure de l'expliciter), Aristote identifie bien ce qui manque à la physique démocritéenne:
"Démocrite omet de traiter de la cause finale, et ainsi ramène à la nécessité toutes les voies de la nature." (Génération des animaux V, VIII, 789 b2 Les présocratiques p. 782)
Concernant vos questions sur Sartre, j'essaierai de rester pour y répondre à l'intérieur de sa philosophie, laissant à chacun la liberté d'en évaluer la pertinence.
D'abord Sartre distingue très explicitement la liberté de la volonté au sens où l'homme est libre même quand il n'exerce pas sa volonté. Il ne faut donc pas identifier la liberté sartrienne à la liberté cartésienne qui est conditionnée excusivement par l'usage (éclairé ou non par la raison) de la volonté (là-dessus cf la Quatrième méditation métaphysique). Un passage tiré encore de la célèbre conférence le met nettement en évidence, c'est la suite du texte cité dans le billet:
" L'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être. Non pas ce qu'il voudra être. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c'est une décision consciente, et qui est pour la plupart d'entre nous postérieure à ce qu'il s'est fait lui-même."
A sa manière (ni freudienne, ni marxiste), Sartre prendre position contre le mythe du sujet responsable, en étendant la responsabilité à toutes les actions et non plus seulement aux actions volontaires.
Quant à savoir si c'est une façon chrétienne de concevoir l'homme, je me permets de vous renvoyer à l'article paru dans Situations I et ayant pour titre "La liberté cartésienne".
Il s'y situe par rapport à Descartes qui certes attribue explicitement à l'homme la même volonté qu'à Dieu (les deux volontés sont infinies; mais Dieu a aussi une connaissance infinie et un pouvoir infini).
De manière plus générale, je vous répondrai qu' une conception chrétienne de la liberté doit concilier la liberté humaine et la liberté divine, ce qu'on n'a pas à faire dans le cadre de la pensée athée de Sartre (évidemment il est justifié de se demander si Sartre est aussi athée qu'il le croit).
Pour répondre rapidement à votre première question, je dirais que Sartre ne conçoit pas un effet du monde sur l'homme qui ne passe pas par la conscience de l'homme; or, cette conscience est toujours déjà là en un sens dès les premiers vagissements du nouveau-né. Il y a je crois une dimension dualiste profonde dans cette philosophie, au sens où les effets du monde extérieur non médiatisés par la conscience (je veux dire les effets du monde sur le corps) ne déterminent pas l'identité humaine qui est psychologique et libre en ce sens où le monde n'a d'effet sur l'esprit qu'à travers la manière dont l'esprit le reflète.
3. Le lundi 18 juin 2007, 22:15 par philalèthe
Il faut, je crois, d'abord exclure la possibilité d'une dimension rationnelle et providentielle du devenir (au sens stoïcien), la fortune (tukhe) étant l'absence de fins, Aristote reprochant à plusieurs reprises à Démocrite de ne pas prendre en compte la réalité des causes finales.
Il s'agit donc de la perspicacité humaine et de sa relation sinon en fait du moins en droit avec les événements (c'est donc compatible avec le fait que constitue le manque de sagacité).
Je crois qu'un passage de la Lettre à Ménécée d'Epicure reprend et explicite cette position démocritéenne:
"Il (le sage) ne croit pas que le bien et le mal, qui font la vie bienheureuse, soient donnés aux hommes par le hasard, mais pourtant qu'il leur fournit les éléments de grands biens et de grands maux" (trad Conche)
Je comprends ainsi: du même matériau (fourni par la fortune) l'homme sagace
tire le bonheur et l'homme à qui fait défaut la perspicacité le malheur.

mardi 5 juin 2007

Démocrite: que représente la boue ?

On attribue le même dit à Héraclite et à Démocrite:
« Les porcs tirent plus grande volupté de la boue que de l’eau pure, et se vautrent dans la fange. »
Clément d’Alexandrie, chrétien, qui le rapporte dans le Protreptique, interprète la boue comme une métaphore éthique :
« Ceux qui se roulent dans les flots de la volupté comme des vers de terre dans les mares et les bourbiers, et se nourrissent de jouissances vaines et vides de sens, ceux-là sont des hommes comparables à des porcs. » (92, 4 Les présocratiques La Pléiade p. 881)
Sextus Empiricus en donne lui une lecture sceptique : la boue est l’eau pure du porc. En germe il y a là toute l’éthologie :
« Les porcs trouvent plus agréable de se laver dans la fange la plus puante que dans une eau claire et pure. » (Esquisses pyrrhoniennes I 14 Points Essais p.85)
Quant au Pseudo-Théophraste, il interpréte sémiotiquement : la boue est indice.
« On considère généralement comme un signe d’orage de voir les porcs se quereller et patauger dans la fange. » (Des signes météorologiques 49 Les Présocratiques p.881)
Dans le même esprit, Plutarque propose de traiter les états du corps comme on fait déjà de la boue et des cochons :
« Car il n’y aurait point de propos de prendre soigneusement garde au criailler de corbeaux, ou au caqueter des poules, et au fouiller des pourceaux remuant des ordures et de vieux haillons, comme dit Démocrite, pour en tirer pronostics et vents de pluie, et que nous ne sussions point observer ni prévoir à certains signes une tempête prochaine à sourdre et à naìtre dedans notre propre corps. » (Préceptes de santé 14 129 A p.881)
Mais la boue n’est pas qu’un être dont l’essence est de faire penser à autre chose qu’elle-même ! Elle est aussi et d’abord à l’origine de tous les êtres, à en croire l’astrologue latin Censorinus :
« En fait Démocrite d’Abdère estimait qu’au commencement les hommes furent créés avec de l’eau et de la boue. » (Du jour de la naissance IV 9 p.821)

Démocrite: les dieux, les hommes, les animaux.

David, philosophe arménien de la fin du cinquième siècle, cite dans ses Prolégomènes à Aristote le texte suivant de Démocrite :
« Et de même que dans l’univers nous voyons d’une part des êtres qui, comme les dieux, ne font que gouverner, d’autre part, des êtres qui à la fois gouvernent et sont gouvernés, comme les êtres humains (ceux-ci en effet sont gouvernés par les dieux en même temps qu’ils gouvernent les bêtes brutes), et enfin des êtres qui ne font qu’être gouvernés, comme les bêtes brutes, de la même façon nous observons dans l’homme qui est un microcosme, cette même répartition. Certaines parties gouvernent exclusivement, comme la raison ; d’autres sont gouvernées et gouvernent, comme le cœur (…) ; d’autres sont simplement gouvernées comme la passion. » (38, 14)
Je ne peux pas ne pas penser à La République de Platon : l’homme juste est celui dont la raison alliée au courage gouverne les passions ; au microcosme individuel Platon fait correspondre le macrocosme social : les gardiens philosophes, les gardiens guerriers et les hommes du peuple, analogues respectivement de la raison, du courage, de la passion.
Sauf qu' ici le macrocosme n’est pas polis mais cosmos, qui s’analyse alors en divin, humain, animal.
Pas de maître parmi les hommes : tous gouvernés par les dieux ; et s’ils ont tout de même des subordonnés, c’est marque de nature et non preuve d’excellence.
Pas de place ici pour l’animal en tant que sauvage: essentiellement il est virtuellement domesticable.
Bénéfice de ce petit texte : faire voir sous un autre aspect l’expression : « les désirs animaux ».

lundi 4 juin 2007

A noter certaines notes sur Démocrite...

Il arrive que les gloses éveillent l’attention moins par leur pertinence que par leur étrangeté. Voir ces deux exemples relatifs à des textes démocritéens.
1)Dans son Florilège, Stobée (5ème siècle) rapporte ce fragment de Démocrite :
« Celui qui suffit à ses besoins en nourriture ne trouve jamais la nuit courte. » (III, V, 25) (Les Présocratiques La Pléiade p.897)
Et voici la note que Jean-Paul Dumont a écrite afin de souligner l’ambiguïté de l’énoncé :
« Interprétations possibles : « Le sommeil du prolétaire n’est pas gâté d’insomnies » ; ou : « Le sommeil de l’homme à l’abri du besoin n’est pas gâté d’insomnies » ; ou « La nuit n’est jamais trop longue pour le prolétaire » ; ou : « La nuit est brève pour le philosophe qui se nourrit lui-même de spéculation. » (p.1491)
« Dans l’ancienne Rome, le prolétaire (de prolès, lignée) est le citoyen de la sixième et dernière classe de la société. Il est comme tel exempt d’impôts et n’est considéré comme utile que par les enfants qu’il engendrait – qui, tombant en esclavage ou enrôlés dans l’armée, devenaient directement producteurs ou serviteurs de la société. » écrit Serge Mallet dans son article de l’ Encyclopedia universalis consacré au prolétariat.
Aussi cette mention me surprend par son côté anachronique : qu’est-ce donc qu’un prolétaire dans la Grèce du cinquième siècle av. JC ? J’imagine que c’est quelqu’un qui ne gagne que de quoi manger mais pourquoi avoir choisi ce concept qui évoque d’abord le 19ème puis secondairement la Rome antique mais en tout cas pas du tout l' Abdère démocritéenne ? Ensuite pourquoi identifier un homme qui suffit à ses besoins en nourriture à quelqu’un qui ne fait que subvenir à de tels besoins ? L’identité du prolétaire est à dire vrai dans cette exégèse si incertaine qu’il en vient même dans la troisième interprétation à signifier celui qui ne peut même pas subvenir à ses besoins.
Je trouve quant à moi que le passage gagne à être rapproché d’un autre, quasi médical :
« Dormir pendant la journée est symptôme de trouble du corps , de tourment de l’âme, de paresse, de paresse ou de défaut d’éducation. » (Florilège, III, VI, 27).
Hypothèse : en médecin, Démocrite a identifié une des causes de l’hypersomnie, l’absence de nourriture suffisante.
2) De Stobée, décidément si précieux, nous avons aussi le passage suivant :
« La pauvreté en régime démocratique est aussi préférable au prétendu bonheur en régime tyrannique que la liberté l’est à la servitude. » (Florilège, IV, I, 42)
Note du même : « Cette sentence trahirait-elle une influence platonicienne, à la fois par le thème politique et par la mise en œuvre de l’analogie ? » (p.1492)
A nouveau très surpris : dans les typologie et hiérarchie des régimes politiques qu’il présente dans La République, Platon place certes en dessous de la démocratie la tyrannie, terme ultime de la décomposition politique. Mais la démocratie qu’il associe à la liberté n'est que l’avant-dernier des régimes, précédé par la ploutocratie (les gouvernants dirigent pour s’enrichir), la timocratie (ils ont afin d' être honorés une politique de conquêtes militaires) et le premier d’entre eux, la monarchie ou aristocratie, le régime où les rois-philosophiques cherchent à organiser la cité en fonction de l’Essence de la Justice et plus généralement du Bien.
Or, il me semble que dans le texte démocritéen, « pauvreté » (attribut dans le texte platonicien de ceux qui, dépouillés par les riches, ne pensent qu’à se venger pour à leur tour prospérer et qui, pour cette raison, font la force des démagogues) et « liberté » (qui chez Platon vaut licence et désigne la situation de celui qui n’est en rien freiné dans ses désirs) évoquent plutôt la frugalité et l’autonomie. Outre cela, je n’ai lu, si ma mémoire est bonne, aucun texte démocritéen antidémocratique.
Néanmoins j’aurai tout de même la retenue de ne pas donner comme argument conclusif le fait que les 86 maximes de Démocrate (Paroles d’or du philosophe Démocrate), « tirées d’un manuscrit édité au XVIIe siècle, (…) doivent être assez certainement attribuées à Démocrite. » (note p.1485)…

Démocrite, lu et corrigé par Marc Aurèle.

Aujourd’hui, je préfère m’effacer devant un grand maître, Pierre Hadot :
« Marc Aurèle critique aussi (VII, 31, 4) un autre texte de Démocrite, qui affirmait que la véritable réalité, c’étaient les atomes et le vide, et que tout le reste n’était que « par convention » (nomisti). Cela voulait dire, comme l’explique Galien, qu’« en soi », il n’y a que des atomes, mais que, « par rapport à nous », il y a tout un monde de couleurs, d’odeurs, de goûts que nous croyons réel, mais qui n’est que subjectif. Marc Aurèle corrige la formule démocritéenne, en l’interprétant dans un sens stoïcien. Il refuse cette infinité d’atomes qui seraient les seuls principes réels, mais il admet le mot nomisti, à condition qu’il soit compris, non pas au sens de « par convention », mais au sens de « par une loi ». Pour Marc Aurèle, seule la moitié de la formule de Démocrite est vraie : « Tout est nomisti. ». Mais elle signifie : « Tout se produit par la loi », la loi de la Nature universelle. Dans ce cas, l’autre partie de la formule de Démocrite : la véritable réalité, c’est la multiplicité des atomes qui sont les principes, est fausse. Car si tout est par la loi de la Nature, le nombre des principes est tout à fait restreint. Il se réduit à un, le logos, ou à deux, le logos et la matière. Telle est l’une des interprétations de ce texte de Marc Aurèle très difficile et probablement corrompu. On pourrait aussi admettre que Marc Aurèle comprend. « Tout est nomisti », dans le même sens que la sentence de Démocrite citée plus haut : « Tout est subjectif, c’est-à-dire tout est jugement », c’est-à-dire à la lumière de l’idée d’Epictète selon laquelle tout est dans notre représentation. Ce qui ne veut pas dire que nous ne connaissons pas la réalité, mais que nous lui donnons subjectivement des valeurs (de bien ou de mal) qui ne sont pas fondées dans la réalité. » (Introduction aux "Pensées" de Marc Aurèle 1997 Le livre de poche p.101-102)