Lisant Belle du seigneur (1968) d’Albert Cohen, je découvre une pensée du seigneur (Solal) relative à sa belle (Ariane) qui évoque indirectement le stoïcisme :
« Elle doit peser soixante kilos, et là-dessus quarante kilos d’eau, pensa-t-il. Je suis amoureux de quarante kilos d’eau, pensa-t-il » (p.484 Folio)
Cela me rappelle en effet une pensée de Marc-Aurèle :
« Oui, représente-toi bien dans ton imagination, à propos des mets et de tout ce qu’on mange, que c’est ici un cadavre de poisson, là un cadavre d’oiseau ou de porc, et d’autre part que le Falerne est du suc de raisin, la robe de pourpre des poils de brebis mouillés du sang d’un coquillage ; à propos de l’accouplement, un frottement de ventre et l’éjaculation d’un liquide gluant accompagnée d’un spasme » (Pensées VI 13 in Les Stoïciens La Pléiade)
Les deux passages supposent que la description vraie des choses et des êtres consiste à les réduire à leurs caractéristiques physiques objectives. On peut mettre en question ce réductionnisme physicaliste en se demandant si seuls des jugements de ce type peuvent être qualifiés d’objectivement vrais ; or, il me semble objectivement vrai que par exemple la robe de pourpre à laquelle se réfère Marc-Aurèle est dans la culture à laquelle il appartient un vêtement relatif à des fonctions sociales précises. On peut aussi se demander si certaines phrases, formées par le réductionniste physicaliste dans le but (illusoire ?) de calmer ses passions, sont sensées : certes, sous une certaine description, Ariane est constituée de 40 kilos d’eau, mais « être amoureux de 40 kilos d’eau » est-ce une expression intelligible ? Certains jubileront de sa dimension démystificatrice ; mais je serais plutôt enclin à la voir comme une sorte de chimère linguistique. Une chimère est un animal imaginaire constitué de parties d’animaux différents (le sphynx, le satyre etc) ; on pourrait alors appeler chimère linguistique une phrase constituée de plusieurs jeux de langage différents : dans le cas de la robe de pourpre, il s’agirait du jeu de langage de la politique et de celui de la confection ; quant à la phrase de Solal, sur le modèle de celle de Marc-Aurèle relative à l’accouplement, elle naîtrait de rencontre incongrue du jeu de langage de l’amour et de celui de la biologie.
On pourrait bien sûr tout de même soutenir qu’une telle incongruité élargit notre connaissance. En plus, chaque fois qu’on a fait une découverte scientifique concernant un objet du monde ordinaire, n’a-t-on pas associé de manière insolite (mais vraie) des prédicats incongrus à un sujet qui dans les jeux de langage non scientifiques était caractérisé bien autrement ? La table sur laquelle j’écris maintenant n’est-elle pas constituée essentiellement de milliards de particules élémentaires tourbillonnant dans le vide ? Certes mais serait-il sensé d’affirmer que lorsque j’ai acheté cette table, j’ai acheté des milliards de particules élémentaires tourbillonnant dans le vide ? Améliorerait-on un poème ou un roman contenant le mot « soleil » chaque fois qu’on remplacerait le mot en question par la définition physique de l’objet en question ?La pertinence d’un mot dans une phrase ne vient pas tant du caractère objectif de la définition dont il est porteur que de son adéquation par rapport aux intentions du locuteur. En somme, dire qu’on aime 40 kilos d’eau, c’est peut-être moins dire la vérité de l’amour que commencer d’aimer moins celle dont on parle...