lundi 16 avril 2012

La guerre philosophique : développement lockéen d'une métaphore kantienne.

On se rappelle de :
" Le champ de bataille de ces combats sans fin, voilà ce qu'on nomme Métaphysique " ( Préface de la première édition de la Critique de la raison pure, 1781).
Locke, plus ou moins un siècle avant Kant, avait développé la comparaison de l'activité philosophique à une activité militaire :
" Dans les controverses il arrive la même chose que dans le siège d' une ville, où pourvu que la terre sur laquelle on veut dresser les batteries, soit ferme, on ne se met point en peine d'où elle est prise, ni à qui elle appartient : il suffit qu'elle serve au besoin. Mais comme je me propose dans la suite de cet ouvrage d' élever un bâtiment uniforme, et dont toutes les parties soient bien jointes ensemble, autant que mon expérience et les observations que j'ai faites, me le pourront permettre, j'espère de le construire de telle manière sur ses propres fondements, qu' il ne faudra ni piliers, ni arcs-boutants pour le soutenir. Que si mon édifice s'avère n'être qu'un château en l'air, je ferai du moins en sorte qu'il soit tout d'une pièce, et qu' il ne puisse être enlevé que tout à la fois." Essai sur l'entendement humain, I, 3, 25, trad. Coste, légèrement modifiée par Philippe Hamou).
La fin de la comparaison fait de la philosophie une activité de construction de systèmes.
Or, beaucoup de philosophes ne s'y retrouveraient pas de nos jours, qui veulent moins démolir un édifice pour en bâtir un autre, que vérifier la solidité d'une échauguette ou d'un pont-levis. S' ils lancent des boulets, ce n'est pas pour investir la place et la dominer à leur tour mais en vue de contraindre le propriétaire des lieux à revoir un détail de son architecture s'il se trouve que le tir, bien ajusté, réussit à faire des dégâts. Si la force militaire est d' autant plus respectée qu' elle menace d' une destruction massive, il n'en va pas de même de l'arsenal philosophique. On ne juge plus sa valeur à sa puissance de feu mais à sa capacité à faire trembler, plus qu' à détruire, un petit ouvrage dans le paysage philosophique. S'il connaît les nouvelles règles du jeu, l'attaqué ne rend pas la pareille mais mesure tranquillement les dégâts.

Commentaires

1. Le jeudi 8 novembre 2012, 17:51 par Sandra
C'est là une belle image, effectivement. Que dire alors des penseurs de la déconstruction ? Il faudrait leur consacrer un petit paragraphe ;)
On trouve un éclaircissement du passage cité de Kant sur http://www.les-philosophes.fr/kant-...

vendredi 13 avril 2012

L’homme, mouche et vers (Nietzsche / Locke)

Quand on lit les premières lignes de Vérité et mensonge au sens extra-moral, écrit par Nietzsche en 1873, on a un frisson cioranesque causé par l’adoption refroidissante du point de vue de Sirius :
« Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’ « histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. »
Quelques lignes plus loin, Nietzsche compare l’homme à une mouche :
« Si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. » ( Écrits posthumes, 1870-1873, Gallimard, p.277)
Or, bien que, mieux, parce que croyant en un Dieu infini, Locke a eu recours à une comparaison proche et ayant la même fonction : réviser à la baisse la valeur de la connaissance humaine.
« Si l’homme n’avait reçu que quatre de ces sens, les qualités qui sont les objets du cinquième sens, auraient été aussi éloignées de notre connaissance, imagination et conception, que le sont présentement les qualités qui appartiennent aux sixième, septième ou huitième sens, que nous supposons possibles, et dont on ne saurait dire, sans une grande présomption, que quelques autres créatures ne puissent être enrichies, dans quelque autre partie de ce vaste Univers. Car quiconque n’aura pas la vanité ridicule de s’élever au-dessus de tout ce qui est sorti de la main du Créateur, mais considérera sérieusement l’immensité de ce prodigieux édifice, et la grande variété qui paraît sur la Terre, cette petite et si peu considérable partie de l’Univers sur laquelle il se trouve placé, sera porté à croire que dans d’autres habitations de cet Univers il peut y avoir d’autres êtres intelligents dont les facultés lui sont aussi peu connues, que les sens ou l’entendement de l’homme sont connus à un ver (c’est moi qui souligne) caché dans le fond de son cabinet. »
Toutes choses égales par ailleurs, la comparaison lockéenne est encore plus humiliante que celle inventée par Nietzsche. Au moins la mouche explore, le ver, rampant lui, est coincé dans un sombre recoin !
Fontenelle, trois ans plus tôt, dans l’Entretien sur la pluralité des mondes était resté beaucoup plus pusillanime dans son évocation des habitants non-humains de la Terre.

À quoi pense un foetus ? Descartes et Locke.

On connaît sans doute ce passage de la lettre de Descartes à Hyperaspites (août 1641) :
“ Je n’ai d’ailleurs pas affirmé sans raison que l’âme humaine, où qu’elle soit, même dans le ventre de la mère, pense toujours : en effet, peut-on souhaiter un argument plus certain et plus évident que la preuve par laquelle j’ai montré que la nature ou essence de l’âme consiste en ceci qu’elle pense, de même que l’essence du corps consiste en ceci qu’il est étendu ? Aucune chose, en effet, ne peut jamais être privée de sa propre essence, et, pour cette raison, j’estime qu’il ne faut pas croire celui qui nie que son âme a pensé pendant le temps où il ne se souvient pas avoir eu conscience qu’elle pensait, plus que s’il niait que son corps était étendu pendant qu’il n’a pas eu conscience que ce corps avait de l’extension. Toutefois, je ne me persuade pas pour autant que l’esprit de l’enfant médite sur les choses métaphysiques dans le ventre de la mère ; au contraire, s’il est permis de conjecturer d’une chose que nous ne voyons pas, l’expérience nous montrant que nos esprits sont tellement joints à des corps qu’ils sont presque toujours affectés par eux et que, bien qu’en un corps adulte et sain, une âme vigilante jouisse de quelque liberté pour penser à d’autres objets que ceux qui lui sont présentés par les sens, pareille liberté ne se trouve ni chez les malades, ni chez ceux qui dorment, ni chez les enfants, et qu’elle est d’ordinaire d’autant moindre que l’ âge est plus tendre, rien n’est donc plus conforme à la raison que de penser qu’un esprit, récemment uni au corps d’un enfant, n’est occupé qu’à percevoir ou à sentir confusément les seules idées de douleur, de plaisir, de chaleur, de froid, et autres semblables, qui naissent de cette union, pour ainsi dire de ce mélange. Pourtant cet esprit n’a pas moins en lui les idées de Dieu, de lui-même, et de toutes les vérités évidentes, que ne les ont les hommes adultes quand ils n’y font pas attention ; car il ne les acquiert pas par après avec l’âge ; et je ne doute pas que s’il était dégagé des liens du corps, il les trouveraient en lui. »
Par comparaison on appréciera ces quelques lignes de Locke, 48 ans plus tard :
« Le fœtus dans le ventre de la mère ne diffère pas beaucoup de l’état d’un végétal ; et il passe la plus grande partie du temps sans perception ou pensée, ne faisant guère autre chose que dormir dans un lieu, où il n’a pas besoin de téter pour se nourrir, et où il est environné d’une liqueur, toujours également fluide, et presque toujours également tempérée, où les yeux ne sont frappés d’aucune lumière, où les oreilles ne sont guère en état de recevoir aucun son, et où il n’y a que peu, ou point de changement d’objets qui puissent émouvoir les sens » (Essai sur l’entendement humain, II, 1, 21, trad. Coste)

Locke contre la thèse : l' âme pense toujours ou Il arrive qu'en visant Descartes on atteigne sans le savoir Freud !

Après avoir nié la réalité des idées innées, John Locke continue d'argumenter contre le cartésianisme en refusant à l'âme la propriété de penser toujours. À cette fin, il invoque l' expérience commune selon laquelle on n' a pas conscience de penser toujours : le souvenir du sommeil sans rêves. Or, de manière amusante, on peut lire (anachroniquement bien sûr) certaines de ses lignes comme jetant aussi le soupçon - mais pour nous seulement- sur la croyance freudienne dans une pensée inconsciente. Par exemple, ce passage :
" Réveillez un homme d'un profond sommeil, et demandez-lui à quoi il pensait dans ce moment. S'il ne sent pas lui-même qu'il ait pensé à quoi que ce soit dans ce temps-là, il faut être grand devin pour pouvoir l'assurer qu'il n' a pas laissé de penser effectivement. Ne pourrait-on pas lui soutenir avec plus de raison, qu'il n'a point dormi ? C'est là sans doute une affaire qui passe la philosophie ; et il n' y a qu'une révélation expresse qui puisse découvrir à un autre, qu'il y a dans mon âme des pensées, lorsque je ne puis point y en découvrir moi-même. Il faut que ces gens aient la vue bien perçante pour voir certainement que je pense, lorsque je ne le saurais voir moi-même, et que je déclare expressément que je ne le vois pas" (Essai sur l'entendement humain, I, II, 19, trad. Coste)
On réalise que, si on peut voir, à la rigueur, ce passage comme critiquant la psychanalyse, c'est parce qu' au-delà de leurs différences Descartes le rationaliste et Locke l'empiriste partagent la thèse que " thinking consists in being conscious that one thinks", ce qui conduit Locke à soutenir que la proposition " l'homme pense et n'en a pas conscience" est aussi inintelligible que cette autre " l'homme a faim et n'en a pas conscience".

L'argument d'autorité, vu par Locke à travers deux métaphores.

" Ce ne sont que des lambeaux, entièrement inutiles à ceux qui les ramassent, quoiqu'ils vaillent leur prix étant joints à la pièce d'où ils ont été détachés : monnaie d'emprunt, toute pareille à ces pièces enchantées qui paraissent de l'or entre les mains de celui dont on les reçoit, mais qui deviennent des feuilles, ou de la cendre dès qu'on vient à s'en servir." (Essai sur l'entendement humain, Livre I, III, 23, trad. Coste)

mardi 10 avril 2012

Locke sur Pythagore et Euphorbe

En écho à un billet déjà ancien sur l'identité de l'esprit en termes pythagoriciens, ces lignes de Locke où le philosophie anglais défend la position que l'idée de l'identité n'est point innée :
" Si l'idée de l'identité (pour ne parler que de celle-ci) est naturelle, et par conséquent si évidente et si présente à notre esprit, que nous devions la connaître dès le berceau, je voudrais bien qu'un enfant de sept ans, ou même un homme de soixante-dix ans, me dît, si un homme qui est une créature composée de corps et d'âme, est le même lorsque son corps est changé ; si Euphorbe et Pythagore qui avaient eu la même âme, n'étaient qu'un même homme, quoiqu'ils eussent vécu éloignés de plusieurs siècles l'un de l'autre ; et, si le coq dans lequel cette même âme passe ensuite, était le même qu' Euphorbe et que Pythagore (...). Car supposé que tout le monde n'ait pas la même idée de l'identité que Pythagore, et mille de ses sectateurs en ont eu, quelle est donc la véritable idée de l'identité, celle qui nous est naturelle, et qui est proprement née avec nous ? Ou bien, y a-t-il deux idées d'identité, différentes l'une de l'autre, qui soient pourtant toutes deux innées ?" (Essai sur l'entendement humain, Livre I, chapitre 3, trad. Coste)

lundi 9 avril 2012

Adieu le soleil, bonjour la chandelle ! ou Nuit platonicienne / nuit lockéenne.

Dans l' avant-propos de l' Essai sur l'entendement humain (1689), John Locke défend contre le scepticisme la possibilité d' une connaissance vraie dans les limites d'un entendement fini :
" Jamais, dis-je, nous n'aurons sujet de nous plaindre du peu d'étendue de nos connaissances, si nous appliquons uniquement notre esprit à ce qui peut nous être utile, car en ce cas-là il peut nous rendre de grands services. Mais si, loin d'en user de la sorte, nous venons à ravaler l'excellence de cette faculté que nous avons d'acquérir certaines connaissances, et à négliger de la perfectionner par rapport au but pour lequel elle nous a été donnée, sous prétexte qu'il y a des choses qui sont au-delà de sa sphère, c'est un chagrin puéril, et tout à fait inexcusable." (trad. Coste)
Puis, à la suite de ces lignes, le philosophe anglais réécrit, si on me permet l'expression, l'allégorie de la caverne en révisant à la baisse, que dis-je ? en privant de toute pertinence la croyance platonicienne dans la possibilité d'une connaissance vraie de l'absolu :
" Car, je vous prie, un valet paresseux et revêche qui pouvant travailler de nuit à la chandelle, n'aurait pas voulu le faire, aurait-il bonne grâce de dire pour excuse que le Soleil n'étant pas levé, il n'avait pas pu jouir de l'éclatante lumière de cet astre ? Il en est de même à notre égard, si nous négligeons de nous servir des lumières que Dieu nous a données. Notre esprit est comme une chandelle que nous avons devant les yeux, et qui répand assez de lumière pour nous éclairer dans toutes nos affaires. Nous devons être satisfaits des découvertes que nous pouvons faire à la faveur de cette lumière."
Commentons en termes platoniciens : le valet n'est pas dans la caverne, il perçoit bel et bien la réalité du monde mais de nuit. Car dans le monde lockéen, il fait toujours nuit. En revanche, dans le monde platonicien, qui ressemble par cette propriété au monde terrestre réel, le jour se lève. Aussi la perception de nuit dans l'allégorie sert-elle d'exercice en vue de la perception du jour :
" Je crois bien qu'il (Platon se réfère ici au prisonnier échappé de la caverne) aurait besoin de s'habituer , s'il doit en venir à voir les choses d' en haut. Il distinguerait d'abord plus aisément les ombres, et après cela, sur les eaux, les images des hommes et des autres êtres qui s'y reflètent, et plus tard encore ces êtres eux-mêmes. À la suite de quoi, il pourrait contempler plus facilement, de nuit (c'est moi qui souligne), ce qui se trouve dans le ciel, et le ciel lui-même, en dirigeant son regard vers la lumière des astres et de la lune." (La république, 516 a, trad. Brisson)
Locke termine ce cinquième paragraphe en inventant une seconde métaphore, mais non plus pour le lecteur enclin au platonisme (j' ose dire, à un réalisme à visage divin), mais pour celui porté à un scepticisme de type cartésien, c'est-à-dire qui ravale le vraisemblable au rang du faux :
" Que si nous voulons douter de chaque chose en particulier, parce que nous ne pouvons pas les connaître toutes avec certitude, nous serons aussi déraisonnables qu'un homme qui ne voudrait pas se servir de ses jambes pour se tirer d'un lieu dangereux, mais qui s'opiniâtrerait à y demeurer et à y périr misérablement, sous prétexte qu'il n'aurait point d'ailes pour échapper avec plus de vitesse."

lundi 26 mars 2012

Armchair stoicism ou l’enthousiasme philosophique dans sa version la plus ordinaire.

“ Il paraît y avoir une grande ressemblance entre la secte des stoïciens et celle des pyrrhoniens, malgré leur perpétuel antagonisme, et toutes deux semblent fondées sur cette maxime erronée, que ce qu’un homme peut accomplir quelquefois et dans certaines dispositions, il le peut accomplir toujours et dans toute disposition. Quand l’esprit, par des réflexions stoïques, se trouve ravi en un sublime enthousiasme pour la vertu, et fortement épris d’une espèce quelconque d’honneur ou de bien public, les dernières peines corporelles, les pires souffrances ne prévaudront pas sur un si haut sentiment du devoir ; et peut-être même, grâce à celui-ci, est-il possible de sourire ou d’exulter au milieu des tortures. S’il peut, réellement et effectivement, en arriver ainsi quelquefois, encore mieux peut-il se faire qu’un philosophe, dans son école ou même dans son cabinet, se façonne à un tel enthousiasme, et supporte en imagination la peine la plus aiguë ou l’événement le plus funeste qu’il lui soit possible de concevoir. Mais comment supportera-t-il cet enthousiasme lui-même ? La tension de son esprit se relâche, et ne peut être rappelée à volonté ; des occupations le viennent détourner ; des malheurs l’attaquent à l’improviste ; et le philosophe s’abaisse par degrés jusqu’à devenir un homme du peuple. » (Hume, Dialogues sur la religion naturelle, 1779, p. 14, Vrin, traduction de Maxime David).
On pense à La Rochefoucauld écrivant, un siècle plus tôt à peu près : « La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. Mais les maux présents triomphent d’elles ».
Texte anglais :
" There appears a great resemblance between the sects of the Stoics and Pyrrhonians, though perpetual antagonists; and both of them seem founded on this erroneous maxim, That what a man can perform sometimes, and in some dispositions, he can perform always, and in every disposition. When the mind, by Stoical reflections, is elevated into a sublime enthusiasm of virtue, and strongly smit with any species of honour or public good, the utmost bodily pain and sufferings will not prevail over such a high sense of duty; and it is possible, perhaps, by its means, even to smile and exult in the midst of tortures. If this sometimes may be the case in fact and reality, much more may a philosopher, in his school, or even in his closet, work himself up to such an enthusiasm, and support in imagination the acutest pain or most calamitous event which he can possibly conceive. But how shall he support this enthusiasm itself? The bent of his mind relaxes, and cannot be recalled at pleasure; avocations lead him astray; misfortunes attack him unawares; and the philosopher sinks by degrees into the plebeian.".

mardi 20 mars 2012

Georges Canguilhem, recensant un ouvrage d’ Emmanuel Berl (Mort de la morale bourgeoise), fait penser (sans le vouloir) à Pierre Bourdieu

« La bourgeoisie, selon Berl et sans doute selon la vérité, tient en deux mots, droit acquis et héritage. Ainsi s’explique, et sans y voir de machiavélisme, que la culture entendue comme prestige des langues anciennes et par-dessus tout du latin, langue des Codes et des Digestes, soit l’idéal pédagogique de la bourgeoisie. Berl voit dans la culture, en fait sinon en droit, moins une formation de l’esprit qu’un memento de mots de passe. Pouvoir dire à propos Tu quoque, mi fili et Quousque tandem Catilina c’est montrer qu’on est d’une classe ou qu’on a rapport avec elle. Ainsi la culture secondaire est moins un moyen d’universelle communion spirituelle que le Sésame, ouvre-toi ! d’un certain milieu social. On voudrait pouvoir protester, surtout quand on vit de dispenser ladite culture (la pensée d’un homme en place…). Et pourtant qui donc a pu prendre au sérieux pendant une heure le métier d’examinateur au baccalauréat sans avoir le sentiment qu’il donne l’estampille à un incontestable faux-semblant ? » (Libres Propos, décembre 1930 in Œuvres complètes, tome 1, p.327, Vrin, 2011)

mardi 13 mars 2012

" Je me méfie de tous les gens à systèmes et je les évite. La volonté de système est un manque de probité" (Nietzsche, Le crépuscule des idoles, 1888)

" En vérité, la manière habituelle de présenter les travaux philosophiques me déconcerte. Les ouvrages de philosophie sont écrits comme si leurs auteurs étaient convaincus de dire le dernier mot sur le sujet. Or, tous les philosophes ne pensent certainement pas qu'à la fin des fins et par la grâce de Dieu ils ont trouvé la vérité et érigé une forteresse imprenable autour d'elle. Nous sommes tous au fond bien plus modestes que cela. À juste titre. Pour avoir longuement cogité le point de vue qu'il présente, un philosophe a une idée relativement juste de ses points faibles ; il se sent peu à son aise dans les endroits où l'on fait peser un grand poids intellectuel sur quelque chose qui est peut-être trop fragile pour le supporter, dans les forums où l'on pourrait entreprendre d'éclaircir le point de vue en question, de mettre à jour ses postulats invérifiés.
Une forme d'activité philosophique consiste en quelque sorte à fourrer les choses dans quelque périmètre rigide de forme spécifique. Toutes ces choses qui sont là dehors, il faut les y faire entrer. Vous tentez de fourrer de force le matériau dans la zone rigide ; ça passe bien d'un côté, de l'autre ça achoppe. Alors vous retournez la pièce et vous appuyez sur la protubérance, ce qui en fait aussitôt apparaître une autre ailleurs. Et vous forcez de nouveau et vous rognez les angles pour que les choses s'ajustent et vous pressez jusqu'à ce que, enfin, presque tout trouve une place plus ou moins instable ; et tout ce qui ne colle pas, on le jette au loin, de sorte que ça passera inaperçu. (Certes, ce n'est pas aussi grossier que cela. Il faut aussi compter avec les chatteries et les cajoleries. Et tout le cinéma...) Rapidement, vous trouvez un angle d'où tout paraît en ordre et vous vous empressez de prendre un instantané ; en réglant l'obturateur à une vitesse grand V pour éviter que l'on ne puisse remarquer l'apparition de quelque nouvelle protubérance. Puis, retour à la chambre noire pour retoucher les accrocs, les bavures et les imperfections du périmètre. Il ne reste ensuite qu'à publier la photographie en expliquant : voilà exactement comment sont les choses, sans manquer de souligner comment rien ne s'ajuste correctement dans toute autre forme.
Aucun philosophe ne dit : " Voilà d'où je suis parti, voici où je suis arrivé ; la grande faiblesse de mon travail vient de ce que je suis parti de là pour arriver ici ; en particulier, voici les déformations les plus notables, les pressions, les poussées, les lacérations, les creusages, les étirements et le burinage, bref voici tout ce que j'ai commis en cours de route ; sans parler de toutes les choses que j'ai laissées de côté ou que j'ai feint d'ignorer et de tout ce que j'ai évité de regarder."
La répugnance des philosophes devant les failles qu'ils perçoivent dans leurs propres idées n'est pas, je le pense, une simple question d'honnêteté et d'intégrité philosophiques, même si ça l'est ou, tout au moins, si ça le devient sitôt que le phénomène est conscient. Cette répugnance est liée aux fins que poursuivent les philosophes en formulant leurs idées. Pourquoi se démènent-ils pour faire tout entrer de force dans ce seul et unique périmètre rigide ? Pourquoi pas un autre périmètre, ou, carrément, pourquoi ne pas laisser les choses où elles sont ? À quoi ça nous sert d'avoir tout dans un même périmètre ? Pourquoi y tenons-nous ? (De quoi cela nous protège-t-il ?)" (Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, Avant-Propos, 1974)
Trois manières de philosopher sont donc esquissées :
1) fourrer tout dans un périmètre rigide de forme spécifique et faire semblant que tout entre.
2) fourrer tout dans un tel périmètre en montrant bien que tout est loin d'y rentrer. C'est donc la manière de Nozick.
3) laisser les choses où elles sont. C'est peut-être la voie de Wittgenstein : " La philosophie ne saurait interférer en aucune façon avec l'usage effectif du langage, elle ne peut ultimement que le décrire. En effet, elle ne peut pas non plus lui fournir la moindre fondation. Elle laisse toutes choses en l' état." (Recherches philosophiques, 124)

Commentaires

1. Le lundi 26 mars 2012, 17:26 par caracal
Comme quoi la philosophie se légitime bien plus en tant que moyen qu'en tant que but. En tant que but, elle tue la pensée; en tant que moyen, elle la porte.