samedi 23 mars 2013

Les morts préférables (4 et fin) : la belle mort comme effet essentiellement secondaire.

Dans le quatrième dialogue des morts anciens avec les modernes, c’est la moderne Marguerite d’ Autriche qui incarne la mort raisonnable, ni « guindée » (Caton), ni « badine » (Hadrien).
Mais d’abord en quoi consiste mourir badinement du point de vue du badin lui-même ?
1) C’est être plus philosophe que celui qui meurt guindé. Hadrien procède donc à une ambitieuse révision à la hausse de sa propre mort, puisqu’à la différence de Caton, il n’était pas connu jusque-là pour avoir su mourir.
2) Ce n’est pas se suicider mais mourir dans son lit tout simplement.
3) Ce n’est pas lire l’œuvre d’un autre mais faire la sienne en usant de son dernier souffle pour versifier sur sa mort.
4) C’est s’adresser, entre amour, paternalisme et compassion, à sa propre âme :
"Ma petite Âme, ma mignonne,
Tu t’en vas donc, ma fille, et Dieu sache où tu vas ?
Tu pars seulette et tremblotante, Hélas !
Que deviendra ton humeur folichonne ?
Que deviendront tant de jolis ébats ?"
Hadrien parle à ce propos de « railler nonchalamment » la mort ; ne pas monter sur ses grands chevaux : c’est la douceur résignée de l’acceptation, cela revient à ne pas donner à la mort plus d'importance que celle d’occasionner une séparation, un départ. On est loin du Phédon : l’âme n’est pas débarrassée du corps ; sans lui, elle est amoindrie et diminuée (que peut donc une âme sans un corps ?). Dualisme certes mais dépendance de l’âme par rapport au corps (d’où la fonction de la résurrection : rendre l’âme pleinement âme en lui permettant de retrouver son corps).
5) C’est s’exposer à ne pas être connu par la postérité (les morts historiques sont des morts à la Caton).
Marguerite d’Autriche se saisit au vol de ce dernier argument et, postulant peut-être que le degré de beauté est proportionnel au degré d’obscurité, en infère que sa mort, encore moins connue que celle de l’empereur romain, est plus belle. À première vue, on ne comprend pas bien en quoi sa mort vaut plus :
« J’étais fille d’un Empereur. Je fus fiancée à un fils de Roi, et ce Prince, après la mort de son père, me renvoya chez le mien, malgré la promesse solennelle qu’il avait faite de m’épouser. Ensuite on me fiança encore au fils d’un autre Roi ; et comme j’allais par mer trouver cet époux, mon vaisseau fut battu d’une furieuse tempête, qui mit ma vie en un danger très évident. Ce fut alors que je me composai moi-même cette épitaphe :
Ci gist Margot, la Gentil Damoiselle,
Qu’a deux maris, et encore est pucelle."
Dans les deux morts, une capacité identique à se voir de l’extérieur, le même recours au vers. En quoi donc la jeune mariée jamais honorée est-elle plus raisonnable que les deux hommes ?
1) Elle dit ne pas voir eu peur de sa mort à l’occasion du naufrage (en fait l’accident craint n’a pas eu lieu ).
2) Elle voit dans la badinerie une autre manifestation du même effort de surmonter la peur de la mort alors qu’elle-même n’a pas cherché à faire la philosophe.
3) Ses vers sont l’expression naturelle de son regret de mourir vierge alors que ceux de Hadrien ne seraient qu’ « un galimatias composé de petits termes folâtres »
4) Surtout, du fait de ne pas avoir la prétention des philosophes à mettre en pratique au moment de mourir ce qu’ils pensent théoriquement de la mort, il lui était permis de trembler dans ses derniers instants et pourtant, sans porter un masque (souriant ou grave), elle n’a pas défailli de peur. Le philosophe perd gros à ne pas pouvoir jouer le jeu prévu, le non-philosophe ne perd rien à réagir comme tout le monde et, selon Marguerite, devrait gagner beaucoup à ne pas perdre de fait son sang-froid.
On peut tirer de l’argumentation mise par Fontenelle dans la bouche de Marguerite d’ Autriche que la belle mort est à ses yeux un effet essentiellement secondaire. Qui veut mourir bellement ne meurt pas bellement mais selon les règles de la comédie et du faux-semblant.

vendredi 22 mars 2013

Les morts préférables (3) : Hadrien, les médecins et les grammairiens.

Que dit Montaigne à propos de l’empereur romain Hadrien, celui qui sert à Fontenelle dans les Nouveaux dialogues des morts à ironiser sur Caton ?
Pas grand-chose à vrai dire : quatre fois quelques lignes qui, en plus, sans vraiment se contredire, ne se complètent pas non plus. Avant de prendre en compte l’Hadrien fontenellisé, voyons-les de plus près.
Première occurrence, livre II, chapitre XIII (De juger de la mort d’autrui) :
« L’ Empereur Adrianus feit que son medecin merquat et circonscript en son tetin justement l’endroit mortel où celuy eut à viser, à qui il donna la charge de le tuer ».
C’est le médecin au service, le suicide assisté, l’économie maximale de la douleur dans le cadre de l’efficacité la plus grande.
Deuxième occurrence, Livre II, chapitre XXI (Contre la fainéantise) :
« L’Empereur Vespasien, estant malade de la maladie dequoy il mourut, ne laissoit pas de vouloir entendre l’estat de l’empire, et dans son lict mesme despeschoit sans cesse plusieurs affaires de consequence. Et son medecin l’en tençant comme de chose nuisible à sa santé : Il faut, disoit-il, qu’un Empereur meure debout. Voylà un beau mot, à mon gré, et digne d’un grand prince. Adrian, l’Empereur, s’en servit depuis à ce même propos »
C’est le médecin rejeté, l’assistance refusée, le primat de la fonction politique sur la santé (Pompidou, Mitterrand, Jean-Paul II etc.).
Le médecin personnel du premier président socialiste de la cinquième république, Claude Gubler, interprète le fait en pascalien désabusé : diverti par les soucis de l’État, on remet à plus tard le face-à-face avec sa mort.
Troisième occurrence : Livre II, chapitre XXXVII (De la ressemblance des enfants aux pères) :
« Adrian l’Empereur crioit sans cesse, en mourant, que la presse des medecins l’avoit tué »
C’est le thérapeute tueur avec Hadrien en victime criarde : plus de contenance, aucune pose, les plaintes à la place ; aucune prise pour la statufication.
Dernière occurrence, Livre III, chapitre VII (De l’incommodité de la grandeur) :
« Adrian l’ Empereur debattant avec le philosophe Favorinus de l’interpretation de quelque mot, Favorinus lui en quicta bien tost la victoire. Ses amis se plaignans à luy : Vous vous moquez, fit-il ; voudriez vous qu’il ne fut pas plus sçavant que moy, luy qui commande à trente legions ? »
C’est l’empereur tyrannique. Pascal : « la tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science » (fragment 54, éd. Le Guern). « Je suis fort, donc on doit me croire ». « il n’est pas fort, donc je ne le croirai pas » : discours faux et tyranniques. Kant rappelle le principe dans Qu’est-ce que les Lumières ?
« Un monarque porte lui-même atteinte à sa majesté (…) en croyant devoir contrôler par son gouvernement les écrits par lesquels ses sujets cherchent à clarifier leurs pensées, que pour cela il fasse valoir la supériorité de ses propres vues, s’exposant alors au reproche Caesar non supra grammaticos (César n’est pas supérieur aux grammairiens) » (trad. Jean-Michel Muglioni).
Fontenelle, lui, fait d’Hadrien un portrait moins éclaté. À la différence de Caton, metteur en scène laborieux de sa mort, l’empereur romain sera le spectateur badin de la sienne.

mardi 19 mars 2013

Les morts préférables (2) : les multiples reflets de Caton réfléchi par Montaigne.

Au gladiateur désespéré ( dont le suicide, au moyen certes abject, égale pourtant en valeur aux yeux de Sénèque celui de Caton ), Montaigne se réfère aussi, mais à une fin différente de celle de Sénèque, avec un oeil d’ethnologue :
« Ils (les anciens) se torchoyent le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des parolles) avec une esponge : voylà pourquoy SPONGIA est un mot obscoene en Latin ; et estoit cette esponge attachée au bout d’un baston, comme tesmoigne l’histoire de celuy qu’on menoit pour estre presenté aux bestes devant le peuple, qui demanda congé d’aller à ses affaires ; et,n’ayant autre moyen de se tuer, il se fourra ce baston et esponge dans le gosier et s’en estouffa. » ( Essais, Livre I, XLIX)
Néanmoins, dans un autre passage, Montaigne suit Sénèque en reconnaissant que les gens humbles incarnent quelquefois au mieux, sans le savoir certes, les valeurs morales stoïciennes :
« A quoi faire nous allons gendarmant par ces efforts de la science ? Regardons à terre les pauvres gens que nous y voyons espandus, la teste penchante apres leur besongne, qui ne sçavent ny Aristote ny Caton, ny exemple, ny precepte : de ceux là tire nature tous les jours des effects de constance et de patience, plus purs et plus roides que ne sont ceux que nous estudions si curieusement en l’escole. Combien en vois je ordinairement, qui mescognoissent la pauvreté ? combien qui désirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction ? » (III, XII)
Certes ces hommes ne se donnent pas la mort, « ils ne s’allitent que pour mourir » : reste qu’ils ne sont ni nourris de raisonnements philosophiques (Aristote) ni exaltés par des exemples mémorables (Caton).
Mais que Montaigne pensait-il donc de Caton d’Utique et de son suicide ? Si, aux enfers fontenelliens, Montaigne avait écouté Hadrien faire descendre Caton de son piédestal, qu’en aurait-il pensé ?
« Je voy la pluspart des esprits de mon temps faire les ingenieux à obscurcir la gloire des belles et genereuses actions anciennes, leur donnant quelque interpretation vile, et leur controuvant des occasions et des causes vaines. » (I, XXXVII)
C’est un refus net de sa part d’expliquer les belles actions autrement que par les raisons des agents eux-mêmes :
« Comme Plutarque dict que, de son temps, aucuns attribuoient la cause de la mort du jeune Caton à la crainte qu’il avait eu de Caesar : dequoy il se picque avecques raison ; et peut on juger par là combien il se fut encore plus offencé de ceux qui l’ont attribuée à l’ambition. Sottes gens ! Il eut bien faict une belle action, genereuse et juste, plus tost aveq ignominie, que pour la gloire. Ce personnage là fut veritablement un patron que nature choisit pour montrer jusques où l’humaine vertu et fermeté pouvoit atteindre. » (ibid.)
Même si Montaigne ne place pas Caton parmi les trois hommes les plus excellents (II, XXXVI), il a ressenti « le desplaisir de n’estre ni Ange ni Caton » (III, II).
Ceci dit il y a pluralité de Caton dans les Essais !
Commençons au plus loin du personnage statufié : Caton l’ordinaire.
1) Dans ses relations avec les femmes et de deux manières.
Première manière (active) : « Ce grand Caton se trouva aussi bien que nous desgouté de sa femme tant qu’elle fut sienne, et la desira quand elle fut à un autre » (II, XV).
Seconde manière (passive) : « Lucullus, Caesar, Pompeius, Antonius, Caton et d’autres braves hommes furent cocus, et le sceurent sans en exciter tumulte » (III, V). On notera tout de même que si son sort est banal, la façon d’y réagir met déjà discrètement en relief un être peu commun.
2) par la fragilité du corps : c’est ici qu’entre en scène le chien enragé. On se souvient que cette bête représentait pour Spinoza le mal à éliminer sans hésitation, bien qu'irresponsable de sa nocivité. Ici, dans le texte montanien, l’animal, par l’efficacité de sa morsure, met en relief la faiblesse de la philosophie : on sait trop bien le peu que peut le corps enragé d’un philosophe :
« On luy (l’âme) voyoit estonner et renverser toutes ses facultez par la seule morsure d’un chien malade, et n’y avoir nulle si grande fermeté de discours, nulle suffisance, nulle vertu, nulle resolution philosophique, nulle contention de ses forces, qui la peut exempter de la subjection de ces accidens ; la salive d’un chetif mastin, versée sur la main de Socrates, secouër toute sa sagesse et toutes ses grandes et si réglées imaginations, les aneantir de maniere qu’il ne restat aucune trace de sa connoissance premiere (…) et ce venin ne trouver non plus de resistance en cette ame qu’en celle d’un enfant de quatre ans ; venin capable de faire devenir toute la philosophie, si elle estoit incarnée, furieuse et insensée ; si que Caton , qui tordoit le col à la mort mesme et à la fortune, ne peut souffrir la veuë d’un miroir, ou de l’eau, accablé d’épouvantement et d’effroy, quand il seroit tombé, par la contagion d’un chien enragé, en la maladie que les medecins nomment Hydrophobie. » (II,XII)
Caton, l’incarnation de la philosophie, et Socrate, identiquement vulnérables, parce que corporels, bien que philosophes extraordinaires.
Venons-en désormais à Caton l’extraordinaire ou à Caton le tendu. Il est convenu d’opposer au moment de mourir la tension catonienne à la nonchalance socratique. Dans la dernière mention qu’il en fait dans les Essais, Montaigne souligne « cette inimitable contention à la vertu qui nous estonne en l’un et l’autre Caton, cett’humeur severe jusques à l’importunité » (III, XIII). Dans le chapitre précédent celui-ci, Montaigne oppose explicitement Caton à Socrate, dont il préfère le naturel (il aurait aussi préféré mourir comme Socrate " j'eusse plustôt beu le breuvage de Socrates que de me fraper comme Caton" (III, IX) ) :
« En Caton, on void bien à clair que c’est une alleure tendüe bien loing au dessus des communes : aux braves exploits de sa vie, et en sa mort, on le sent toujours monté sur ses grands chevaux ( n’est-ce pas précisément ce Caton monté sur ses grands chevaux que Hadrien, personnage de Fontenelle, tourne en dérision ? ). Cettuy-cy (Socrate) ralle à terre, et d’un pas mol et ordinaire traicte les plus utiles discours ; et se conduict et à la mort et aux plus espineuses traverses qui se puissent presenter au trein de la vie humaine. ».
Mais, contrastant avec ce Caton-là, il y a aussi Caton le paisible. Montaigne le portraiture ainsi à deux reprises mais toujours dans le même contexte, lisant, avant de se donner la mort.
La première description reste assez vague mais souligne déjà que la lecture illustre le calme de Caton, qui, sous cet aspect, ressemble désormais au Socrate que Montaigne lui opposait auparavant :
« L’extreme degré de traicter courageusement la mort, et le plus naturel, c’est la voir non seulement sans estonnement, mais sans soin, continuant libre le train de la vie jusques dans elle. Comme Caton qui s’amusait à dormir et estudier, en ayant une, violente et sanglante, presente en sa teste et en son cœur, et la tenant en sa main » (II, XXI)
La deuxième description, dans la continuité de la première, élimine explicitement une interprétation malveillante de l’épisode. Caton a continué, peu de temps avant de mourir, de lire le livre qu’il avait avant entrepris de lire ; autrement dit, le choix de ce livre n’est pas destiné à renforcer un courage défaillant :
« Tel estude fut celuy du jeune Caton sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au discours de Platon, de l’eternité de l’ame. Non, comme il faut croire, qu’il ne fut de long temps garny de toute sorte de munition pour un tel deslogement ; d’asseurance, de volonté ferme et d'instruction il en avait plus que Platon n'en a en ses escrits : sa science et son courage estoient, pour ce regard, au dessus de la philosophie. Il print cette occupation, non pour le service de sa mort, mais, comme celuy qui n'interrompit pas seulement son sommeil en l'importance d'une telle deliberation, il continua aussi, sans chois et sans changement, ses estudes avec les autres actions accoustumées de sa vie.
La nuict qu'il vint d'estre refusé de la Preture, il la passa à jouer ; celle en laquelle il devoit mourir, il la passa à lire : la perte ou de la vie ou de l'office, tout luy fut un." (II XXVIII)
Reste un Caton inattendu, nous l'appellerons Caton le réjoui, qui jubile d'être capable de mourir en stoïcien :
" Tesmoing le jeune Caton. Quand je le voy mourir et se deschirer les entrailles, je ne me puis contenter de croire simplement qu'il eust lors son ame exempte de trouble et d'effroy, je ne puis croire qu'il se maintint seulement en cette démarche que les regles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise, sans émotion et impassible ; il y avoit, ce me semble, en la vertu de cet homme trop de gaillardise et de verdeur pour s'en arrester là. Je croy sans doubte qu'il sentit du plaisir et de la volupté en une si noble action, et qu'il s'y agrea plus qu'en autre de celles de sa vie (...) Il me semble lire en cette action je ne sçay quelle esjouissance de son ame, et une émotion de plaisir extraordinaire et d'une volupté virile, lors qu'elle consideroit la noblesse et hauteur de son entreprise (...) non pas esguisée par quelque esperance de gloire comme les jugemens populaires et effeminez d'aucuns hommes ont jugé, car cette consideration est trop basse pour toucher un coeur si genereux, si hautain et si roide ; mais pour la beauté de la chose même en soy : laquelle il voyoit bien plus à clair et en sa perfection, lui qui en manioit les ressorts, que nous ne pouvons faire." (II, XI)
Une telle satisfaction peut être analysée de deux façons : soit elle est l'effet non voulu de l'action volontaire de mise à mort de soi-même ; soit elle est voulue pour elle-même, la préparation du suicide n'étant alors qu'un instrument. Or, manifestement, Montaigne choisit la deuxième possibilité :
" J'entre en doubte s'il eust voulu que l'occasion d'un si bel exploit luy fust ostée. Et, si la bonté qui luy faisait embrasser les commoditez publiques plus que les siennes, ne me tenoit en bride, je tomberois aisément en cette opinion, qu'il sçavoit bon gré à la fortune d'avoir mis sa vertu à une si belle espreuve, et d'avoir favorisé ce brigand (César) à fouler aux pieds l'ancienne liberté de sa patrie." (ibid.)
Il serait largement injustifié de présenter ces lignes comme démystifiant le personnage de Caton ; tout se passe plutôt comme si Montaigne en fin psychologue savait voir comment se respectent de fait les normes éthiques les plus élevées du stoïcisme.

mardi 5 mars 2013

Les morts préférables (1) : le suicide de Caton évalué par Sénèque et Fontenelle.

" Si ç'eust été à moi à le représenter en sa plus superbe assiete, c'eus esté deschirant tout ensanglanté ses entrailles, plus tost que l'espée au poing, comme firent les statueres de son temps. Car ce second meurtre fut bien plus furieux que le premier."(Montaigne Essais, II, XIII)
C’est une typologie des morts maîtrisées que dresse Fontenelle dans le dialogue entre l’empereur Hadrien et Marguerite d’ Autriche.
Au plus bas, la fin que Sénèque dans toute son œuvre (et surtout dans sa correspondance avec Lucilius) a mise au plus haut : la mort du stoïcien Caton le Jeune ou d’Utique. C’est un exemple de mort didactique (les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce en sont remplies). Mais Fontenelle paraît avoir été enclin à désigner ce qu'un tel suicide montre du nom de bravache, tant son personnage, Hadrien, la dépeint comme mise en scène laborieusement, prétentieusement, hypocritement.
On lira les lignes qui suivent en gardant à l’esprit que, pour Sénèque, Caton exemplifie au mieux la maîtrise de soi et précisément le contrôle parfait des colères possibles, on y reviendra. En tout cas, ici, l’empereur Hadrien révise sérieusement à la baisse la valeur du républicain par excellence (mais comment un représentant de l’empire pourrait-il présenter positivement l’incarnation même de l’opposition à ce régime !) :
« Oh ! si vous examiniez de près cette mort-là, vous trouveriez bien des choses à redire. Premièrement, il y avait si longtemps qu’il s’y préparait, et il s’y était préparé avec des efforts si visibles, que personne dans Utique ne doutait que Caton ne se fut tué. Secondement, avant que de se donner le coup, il eut besoin de lire plusieurs fois le dialogue où Platon traite de l’immortalité de l’âme. Troisièmement, le dessein qu’il avait pris le rendait de si mauvaise humeur, que s’étant couché, et ne trouvant point son épée sous le chevet de son lit (car comme on devinait bien ce qu’il avait envie de faire,on l’avait ôtée de là), il appela pour la demander un de ses esclaves, et lui déchargea sur le visage un grand coup de poing, dont il lui cassa les dents : ce qui est si vrai, qu’il retira sa main tout ensanglantée (…) Vous ne sauriez croire quel bruit il fit sur cette épée ôtée, et combien il reprocha à son fils et à ses domestiques, qu’ils le voulaient livrer à César, pieds et poings liés. Enfin, il les gronda tous de telle sorte, qu’il fallut qu’ils sortissent de la chambre et le laissassent se tuer » (Nouveaux dialogues des morts)
Marguerite d’ Autriche tente de rétablir le mythe en évoquant le doux sommeil précédant le suicide mais Hadrien rétorque :
« Et le croyez-vous ? Il venait de quereller tout le monde et de battre ses valets : on ne dort pas si aisément après un tel exercice. De plus, la main dont il avait frappé l’esclave, lui faisait trop de mal pour lui permettre de s’endormir ; car il ne put supporter la douleur qu’il y sentait, et il se la fit bander par un médecin, quoiqu’il fût sur le point de se tuer. Enfin, depuis qu’on lui eut apporté son épée jusqu’à minuit, il lut deux fois le dialogue de Platon. Or, je prouverais bien, par un grand soupé qu’il donna le soir à tous ses amis, par une promenade qu’il fit ensuite, et par tout ce qui se passa, jusqu’à ce qu’on l’eût laissé seul dans sa chambre, que quand on lui apporta cette épée, il devait être fort tard : d’ailleurs le dialogue qu’il lut deux fois est très long ; et par conséquent, s’il ne dormit, il ne dormit guère. En vérité, je crains bien qu’il n’ait fait semblant de ronfler, pour en avoir l’honneur auprès de ceux qui écoutaient à la porte de sa chambre. »
Les uns verront dans ce récit une illustration du point de vue du valet (Hegel), les autres l’apprécieront comme un usage critique de l’histoire (Nietzsche). Ce qui est sûr est que Fontenelle tire quasi tout du récit de Plutarque mais il sait en faire un raccourci presque burlesque (notons tout de même que Plutarque, lui, ne met aucunement en doute la réalité du paisible sommeil pré-mortem).
Manifestement Fontenelle n’a pas su transformer en faiblesse le fait que Caton, blessé au ventre mais non tué par le coup d’épée qu’il se porta, parvint avec ses mains à élargir la plaie et, s'arrachant les entrailles, à la rendre fatale. Sénèque a su ,lui, faire de ce macabre raté l’occasion de manifester un courage héroïque :
« Je ne doute pas que les dieux n’aient vu avec une joie profonde ce grand homme, si ardent à son propre supplice, s’occuper du salut des autres et tout organiser pour leur fuite, consacrer sa nuit suprême à l’étude, plonger l’épée dans sa sainte poitrine, puis répandre ses entrailles et délivrer de sa main cette âme auguste, qu’aurait déshonorée la souillure du fer. Voilà sans doute pourquoi le coup mal assuré manqua d’abord son effet : les dieux immortels ne se contentèrent pas d’avoir vu Caton paraître une fois dans l’arène ; ils y retinrent, ils y rappelèrent son courage, afin de le contempler dans une épreuve plus difficile encore : car il faut moins d’héroïsme pour aller à la mort que pour la chercher à nouveau. Comment n’eussent-ils pas pris plaisir à voir leur nourrisson opérer une si belle et si glorieuse sortie ? La mort est une apothéose, lorsqu’elle force l’admiration de ceux mêmes qu’elle épouvante. » (De la providence, II, 11-12, éd. Veyne, p.296).
Paul Veyne interprète la répétition de cette référence à la mort voulue de Caton comme la naissance d’ « un culte des saints laïcs du stoïcisme » (ibid. p.659). Certes Sénèque cite dans la lettre 24 un passage de Lucilius où ce dernier exprime une lassitude manifeste face à un retour un peu obsessionnel du grand homme :
« Ces histoires-là, dis-tu, sont des rengaines rabâchées dans toutes les écoles. Quand on en sera au point suivant : le mépris de la mort, tu me conteras l’histoire de Caton. »
C’est bien sûr tout à fait exact de voir dans Caton le modèle par excellence de Sénèque (il partage cette fonction avec Socrate). Mais deux autres passages du philosophe sont à mettre en relation avec le fait de l’omniprésence de Caton. Le premier se trouve dans la lettre 7 :
« Un Socrate, un Caton, un Lélius auraient pu, sous la poussée d’une multitude, à eux si peu semblables, quitter leur principes. » (p.614)
Le sage n’est pas invincible, je l’ai déjà commenté. Le deuxième extrait qui nous intéresse est tiré de la lettre 70 :
« Ne juge pas qu’il n’y a que Caton pour accomplir un tel ouvrage, Caton qui arrache de sa main cette âme, qu’il n’a pu mettre hors d’un coup d’épée. Des hommes de la plus vile condition, par un magnifique effort, sont arrivés en lieu sûr. » (p. 783)
Suit la description de la mort abjecte que se donne un gladiateur anonyme afin d’échapper à une servitude humiliante :
« Récemment, lors d’un combat de bestiaires, un Germain, qui devait figurer au spectacle du matin, se retira dans les latrines, le seul endroit isolé où on le laissât sans surveillance. Là il s’empare du morceau de bois auquel tient l’éponge de propreté, le fourre tout entier dans sa gorge, s’obstrue l’œsophage et s’étouffe. C’était là bafouer la mort, oui, tout à fait, peu proprement, peu convenablement. Mais est-il pire sottise que de faire en mourant le dégoûté ? »
On peut conjecturer que Fontenelle n’aurait pas ironisé sur ce dernier suicide comme il le fit de la mort de Caton. C’est exactement ce qui le distingue de Sénèque qui identifie les deux suicides à un même type d’acte, seul le contexte les différenciant :
« Ah ! Le brave cœur, ah ! Comme il méritait de disposer de sa destinée ! Comme il aurait vaillamment manié l’épée ! Comme il se serait élancé intrépide dans le gouffre sans fond de la mer ou dans un abîme de rochers ! Privé de toute ressource, il sut ne devoir qu’à lui-même la mort et l’arme de mort. »

dimanche 3 mars 2013

Les limites de la philosophie ou philosopher sans fantasme ni fantaisie.

Dans son excellent Au cœur de la raison, la phénoménologie (2010), où phénoménologie et philosophie analytique sont, on ne peut plus honnêtement, confrontées, Claude Romano écrit :
« En philosophie – tel est peut-être le problème, mais c'est un problème qu'il faut pouvoir reconnaître et affronter – il n'y a ni commencement ni fin au logon didonai (donner des raisons, c'est moi qui traduis). C'est pourquoi toute méthode dogmatique qui prétendrait disposer d'un procédé exempt de toute présupposition et susceptible de nous procurer des vérités soustraites à tout doute possible n'est qu'une fantaisie de philosophie et un fantasme de méthode. » (p.426)
Dit autrement, en philosophie, on partirait toujours de prémisses sinon discutées de fait mais discutables en droit pour arriver à des conclusions ayant la même caractéristique. Les discuter pourrait revenir ou à mettre en évidence que, vues les prémisses, elles ne sont pas contraignantes ou à douter de la vérité des prémisses ou, le pire, à souligner qu'elles sont des conclusions non contraignantes de prémisses contestées.
Cette argumentation méta-philosophique appartenant à la philosophie, elle serait elle-même fondée sur des prémisses fragiles et apporterait des conclusions elles-mêmes douteuses.
Bien plus, de ces réflexions, on ne pourrait pas déduire la vérité du scepticisme car, comme toute argumentation philosophique il serait alors fragilisable autant au niveau de ses présupposés que de ses conclusions.
Reste que le scepticisme sur le scepticisme est une version non dogmatique du scepticisme : n'est-ce pas la justification de l'aphasie au sens philosophique, c'est-à-dire de la volonté de ne défendre aucune thèse philosophique ?
Ces lignes ont pour but de clarifier ce que peut vouloir dire « affronter » le problème relevé par Claude Romano : manifestement l'auteur ne l'entend pas de manière sceptique car il continue ainsi :
« (…) Il n'y a qu'une façon en philosophie de mettre au jour des vérités essentielles : au moyen d'arguments plus puissants et plus convaincants (…) l'unique méthode possible en philosophie, celle de la discussion raisonnée, donc de la critique des conceptions concurrentes. »
Oui, mais ces avancées argumentatives ne seront, s'il a raison, puissantes qu'un temps. À malin, malin et demi. Ce serait un des proverbes qui rendrait intelligible l'histoire de la philosophie. Donc affronter le problème en ce sens ne voudrait pas dire le régler.
Il pourrait être le problème insoluble du philosophe, qui recherche la vérité mais qui, par cet amour même, est conduit à reconnaître les limites d'une telle recherche.
Cependant ce serait in petto que le philosophe devrait se dire ces limites, car la tentation de finir une fois pour toutes avec le doute consubstantiel en philosophie serait, dans ce cadre-là, bien vaine encore. En s'appuyant sur cette connaissance lucide des limites de la philosophie et en essayant de connaître, grâce à elle, la philosophie du point de vue de Dieu, le philosophe ne produirait, en se contredisant en plus, qu'une philosophie de la philosophie parmi d'autres.
Bien sûr on pourrait contester la prémisse de Romano : toute argumentation philosophique ne serait pas contrainte de partir de prémisses contestables. Mais ce serait de nouveau philosopher en un sens à la mode cartésienne, ce qui ne veut pas dire bien sûr partir du cogito. Mais qui y croit encore ? Est-ce donc un fantasme ?

vendredi 1 mars 2013

Fontenelle se moque des Anciens et des Modernes.

Au sein des Nouveaux Dialogues des morts, il est des échanges attendus plus que d'autres. Par exemple, celui entre Socrate et Montaigne. Mais, irrespectueux, le jeune Fontenelle fait d'eux de médiocres raisonneurs.
Joueur, il donne au moderne Montaigne la nostalgie de l'antique et à Socrate l'ancien la confiance dans les lointains temps à venir.
Socrate : (…) Comment va le monde ? N'est-il pas bien changé ?
Montaigne : Extrêmement. Vous ne le reconnoîtriez pas.
Socrate : J'en suis ravi. Je m'étois toujours bien douté qu'il falloit qu'il devînt meilleur et plus sage qu'il n'étoit de mon temps.
Quant à Montaigne qui cherchait désespérément Socrate, il montre bien vite son incohérence : au moment même où il fait l'éloge du passé, il professe la croyance dans une nature humaine essentiellement irrationnelle :
« Les hommes de tous les siècles ont les mêmes penchants, sur lesquels la raison n'a aucun pouvoir. Ainsi, partout où il y a des hommes, il y a des sottises, et les mêmes sottises. » (on se rappellera que la sottise est le fond de commerce de feu Pierre Arétin)
Certes Socrate marque un point en avertissant Montaigne de son inconséquence mais le voilà parti dans la défense d'un point de vue fixiste, qui rétrospectivement, rend bien légère l'espérance placée par lui au début dans les temps à venir. Dans ce cadre, Socrate propose une genèse purement psychologique de l'attachement aux Anciens :
« Ce qui fait d'ordinaire qu'on est si prévenu pour l'antiquité, c'est qu'on a du chagrin contre son siècle, et l'antiquité en profite. On met les anciens bien haut, pour abaisser ses contemporains. » (on pense à La Bruyère : "Quelques habiles prononcent en faveur des anciens contre les modernes ; mais ils sont suspects et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'antiquité : on les récuse.")
Alors Montaigne l'héraclitéen invoque l'évidence de la différence des époques. Mais Socrate reconnaît à la fois les changements de mode et la permanence de l'immoralité.
On dit que Fontenelle a pris parti pour les Modernes, certes, mais dans ces lignes il échappe à l'alternative, comme s'il reprochait aux Anciens d'être victimes d'un mécanisme psychologique qui dans leur dos les fait se tourner vers le passé et aux Modernes de ne pas prendre au sérieux la constance de la nature.
Aucune croyance dans le progrès en tout cas :
« Sur ce nombre prodigieux d'hommes assez déraisonnables qui naissent en cent ans, la nature en a peut-être deux ou trois douzaines de raisonnables, qu'il faut qu'elle répande par toute la terre ; et vous jugez bien qu'ils ne se trouvent jamais nulle part en assez grande quantité pour y faire une mode de vertu et de droiture. »
Au fond, les Modernes comme les Anciens font la même erreur : ils ne réalisent pas la régularité de « l'ordre général de la nature ». L'amour-propre entre autres les conduit à croire dans les irrégularités, dans les exceptions ; ils se distinguent juste par l'identification de l'époque exceptionnelle.

jeudi 28 février 2013

Isaiah Berlin lisant Bertrand Russell : où l'on retrouve les métaphores militaires pour caractériser la philosophie.

"Every philosopher, in addition to the formal system which he offers to the world, has another, much simpler, of which he may be quite unaware of it. If he is aware of it, he probably realizes that it won't quite do. He therefore conceals it, and sets forth something more sophisticated, which he believes because it is like his crude system, but which he asks others to accept because he thinks he has made it such as cannot be disproved. The sophistication comes in by way of refutations of refutations, but this alone will never give a positive result : it shows, at best, that a theory may be true, not that it must be. The positive result, however little the philosopher may realize it, is due to the imaginative preconceptions, or to what Santayana calls "animal faith"." (History of western philosophy, chapitre XXIII, 1945)
Russell pose ici un diagnostic sévère qui ressemble à celui de Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal. Mais il y a d'abord un élément plus classique, cartésien : les philosophes ne dépassent pas le vraisemblable. Plus précisément, le système sans les raffinements formels et argumentatifs (crude) est fait de croyances dans lesquelles le philosophe a une confiance aveugle, irrationnelle (animal faith). L'argumentation rationnelle n'est pas décorative donc trompeuse, pourtant elle ne justifie pas ce que le philosophe tient pour vrai, elle se contente de le rendre possible.
Il me semble que Iris Murdoch n'est pas loin de la position de Russell quand elle écrit dans La souveraineté du bien (1970) :
" Faire de la philosophie, c'est faire l'exploration de son propre tempérament tout en s'efforçant de découvrir la vérité (...) Quand on fait de la philosophie, il est souvent difficile de déterminer si ce qu'on dit appartient à l'ordre de ce qui est raisonnablement public et objectif ou si l'on n'est pas tout simplement en train d'ériger un barrage, dans le droit fil de son tempérament, contre ses peurs personnelles (il est toujours intéressant de se demander à propos d'un philosophe : de quoi -t-il peur ?)" (II De "Dieu" et du "Bien", p.62, p.90, trad. Claude Pichevin, Ed. de l'Éclat, 1994)
Certes, il y a des différences entre les deux positions : Russell met l'accent sur des croyances, Murdoch sur des sentiments, précisément la peur, mais les deux soulignent la part essentiellement irrationnelle de la philosophie.
Dans sa préface à six conférences données en 1952 et reprise dans La liberté et ses traîtres (2002), Isaiah Berlin reprend le passage de Russell mais le durcit en reprenant le vocabulaire militaire de Rosenzweig :
" Bertrand Russell a dit qu'il était important, quand on lisait les théories des grands philosophes (les mathématiciens et les logiciens mis à part, car ils ont affaire à des symboles et non à des faits empiriques ou à des caractéristiques humaines), de se rappeler qu'ils avaient tous une certaine vision centrale de l'existence, de ce qu'elle était et de ce qu'elle devrait être ; et toute l'ingéniosité, toute la subtilité, l'immense intelligence et parfois la profondeur avec lesquelles ils exposent et étayent leurs systèmes bref, tout le vaste arsenal intellectuel que l'on trouve déployé dans les oeuvres des principaux philosophes de l'humanité, ne sont bien souvent que les fortifications d'une citadelle intérieure - des armes antiassaut, des objections à des objections, des réfutations de réfutations, des tentatives pour prévenir et repousser les critiques existantes ou possibles de leurs vues et de leurs théories ; et nous ne comprendrons jamais ce qu'ils ont vraiment voulu dire à moins de franchir ce barrage d'ouvrages défensifs et de pénétrer jusqu'à la vision centrale, cohérente et unique qui se trouve au-dedans, et qui bien souvent n'est ni complexe ni élaborée, mais simple, harmonieuse et aisément perceptible comme un tout." (trad Laurent Folliot, Rivages Poche, 2009)
Il y aurait à dire sur la fidélité du compte-rendu, en tout cas, plus aucune peur à l'horizon : le barrage dans la rhétorique de Berlin protège des critiques et non des peurs personnelles comme chez Murdoch (certes on peut toujours faire l'hypothèse que les ennemis philosophiques défendent les croyances dont le philosophe a peur...).
Certes cette simplification de la philosophie à laquelle se livre Berlin légitime la présentation qu'il a faite en six heures de six philosophes : Helvétius, Rousseau, Fichte, Hegel, Saint-Simon, Maistre. Mais qu'a donc fait exactement Berlin dans ses émissions radiophoniques ? A-t-il cerné la vision centrale à laquelle ses dernières lignes se référaient ou a-t-il fait un portrait à la hache des philosophies en question ?
Le lecteur se fera une première opinon en lisant ces lignes sur Rousseau :
" En théorie, Rousseau parle comme n'importe quel autre philosophe du XVIIIeme siècle. Il dit : "il faut user de raison". Il use de raisonnements déductifs, parfois très convaincants, très clairs et extrêmement bien formulés, pour atteindre ses conclusions. Mais ce qui se passe en réalité, c'est que ces raisonnements déductifs dont comme une sorte de camisole logique dans laquelle il comprimerait sa propre vision intérieure, incandescente et presque folle ; et c'est cette extraordinaire combinaison d'une vision intérieure délirante et d'une logique quasi calviniste, froide et rigoureuse, qui confère à sa prose tout son pouvoir d'envoûtement, toute sa force hypnotique. Vous pensez être face à une argumentation logique qui distingue entre des concepts et qui procède de manière valide depuis les prémisses jusqu'aux conclusions, alors que pendant tout ce temps on est en train de vous dire quelque chose de beaucoup plus violent. On est en train de vous imposer une vision ; quelqu'un essaie de vous subjuguer par le biais d'une vision de la vie très dérangée, de vous ensorceler plutôt que d'argumenter, et ce malgré un ton apparemment froid et posé." (ibid. p. 85-86)
Ici Nietzsche affleure. Mais Isaiah Berlin a-t-il dans ces lignes une compréhension pénétrante ou bien philosophe-t-il à la hussarde ?
On notera que même si l'on jugeait qu'il va vite ici, on ne serait pas en droit d'en conclure que la thèse formulée en termes généraux est fausse. Si elle est vraie (et peut-être mal appliquée à Rousseau), la seule chose importante pour le crédit philosophique de Berlin est qu' il parvienne à faire comprendre aux lecteurs qu'il n'est pas un philosophe du même type.

lundi 25 février 2013

Une lecture bubérienne de la Crise...

Dans La philosophie juive comme guide de vie (2008), Hilary Putnam cite un passage de Martin Buber tiré de Je et Tu. Ces lignes, bien qu’écrites entre 1919 et 1922, ne peuvent-elles pas être lues comme une possible interpellation, adressée aux hommes politiques à l’époque de la Crise ?
« Discoureur, ton discours vient trop tard. Naguère encore tu pouvais y croire ; à présent tu ne le peux plus. Car tu viens de reconnaître comme moi que l’État n’est plus conduit, (…) les chefs font semblant seulement de diriger les machines en pleine course. Et dans cet instant où tu parles, tu entends comme moi que la machinerie de la vie économique se met à bourdonner de façon insolite ; les contremaîtres sourient d’un air supérieur, mais ils ont la mort dans l’âme. Ils te disent qu’ils adaptent leur machinerie aux circonstances ; mais tu t’aperçois qu’ils ne peuvent plus que s’adapter eux-mêmes à leur machinerie tant qu’elle le leur permet encore. Leurs porte-paroles t’expliqueront que l’économie recueille l’héritage de l’État ; mais tu sais qu’il n’y a rien à hériter que la tyrannie du Cela foisonnant sous laquelle le Je, de plus en plus incapable de maîtriser le Cela, rêve encore qu’il en est le maître. » (p.95, Cerf, 2011)

Comment lire un livre de philosophie ? En mode ancien régime ou en mode napoléonien ?

On découvre ces métaphores historico-militaires dans un texte de Rosenzweig, cité par Putnam dans sa Philosophie juive comme guide de vie (2008) :
« À l’égard des premières pages d’un livre de philosophie, les lecteurs ont une attitude singulière : ils croient qu’elles constituent le fondement de tout ce qui suivra. C’est pourquoi ils s’imaginent qu’il suffit de les réfuter pour avoir réfuté l’ensemble du livre. C’est ce qui explique l’énorme intérêt pour la doctrine du temps et de l’espace chez Kant, sous la forme où il l’a développée au début de sa Critique ; ce qui explique aussi les tentatives ridicules pour « réfuter » Hegel dès le premier acte de sa Logique, et Spinoza en s’attaquant à ses définitions. D’où également le désarroi du general reader face aux ouvrages de philosophie. Il s’imagine que ces livres devraient nécessairement être « particulièrement logiques », et entend par là que chaque phrase devrait logiquement dépendre de la précédente de sorte que si l’on retirait la fameuse première pierre, « tout l’édifice s’écroulerait ». En vérité, ce n’est nulle part moins le cas que dans les ouvrages philosophiques. Chaque phrase y est moins déterminée par la précédente que par la suivante, et celui qui n’a pas compris une phrase ou un alinéa – s’il s’imagine devoir obéir au scrupule de ne rien laisser passer qui ne fût compris – ne trouvera qu’une aide médiocre à les relire sans cesse ou en recommençant depuis le début. Les livres de philosophie sont rebelles à cette stratégie systématique du style ancien régime (en français dans le texte) qui pensait ne devoir laisser aucune forteresse non conquise sur ses arrières ; ils veulent être conquis dans un style napoléonien, au terme d’une attaque audacieuse du gros des troupes ennemies, après la défaite desquelles les petites forteresses des frontières tombent d’elles-mêmes. » (La pensée nouvelle, p.147-148)
Comprendre une philosophie, c’est la maîtriser, la dominer ; on se peut se battre avec une œuvre philosophique, un passage peut résister. C’est la difficulté de la compréhension qui justifie ce vocabulaire guerrier. Mais comment comprendre cette distinction entre deux lectures sur le modèle de deux guerres de conquête ?
Notons que l’une est meilleure que l’autre. Mais de la supériorité de la guerre napoléonienne, que conclure à propos du texte philosophique ?
Manifestement Rosenzweig dénonce la fausseté de la représentation de la philosophie comme une démonstration méthodique s’appuyant sur des fondements. Que met-il à la place ?
Peut-être est-il éclairant de citer un passage de Nietzsche tiré De par-delà le bien et le mal :
« Ils font tous comme si le développement naturel d’une dialectique froide, pure et divinement impassible, leur avait découvert leur doctrine et permis d’y atteindre (à la différence des mystiques de tout rang qui, plus honnêtes et plus balourds parlent d’ « inspiration ») alors qu’au fond c’est une thèse préconçue, une idée de rencontre, une « illumination », le plus souvent un très profond désir mais quintessencié et soigneusement passé au tamis, qu’ils défendent avec des arguments découverts après coup (…) Ou encore ce charlatanisme de démonstrations mathématiques dont use Spinoza pour barder d’airain et masquer sa philosophie – c’est-à-dire, à bien prendre ici le terme, « l’amour de sa propre sagesse » ni plus ni moins – afin d’intimider dès l’abord l’assaillant qui oserait jeter les yeux sur cette vierge invisible, cette Pallas Athéna. »
Est-on loin de Bergson écrivant aussi à propos de Spinoza dans L’intuition philosophique (1911) ?
« (…) ces choses énormes qui s’appellent la Substance, l’ Attribut et le Mode, et le formidable attirail des théorèmes avec l’enchevêtrement des définitions, corollaires et scolies, et cette complication de machinerie et cette puissance d’écrasement qui font que le débutant, en présence de l’Éthique, est frappé d’admiration et de terreur comme devant un cuirassé du type Dreadnought. » (Edition du Centenaire, p.1351)
Mais n’a-t-on le choix qu’entre un cuirassé compliqué et oppressant d’un côté et de l’autre « quelque chose de subtil, de très léger et de presque aérien, qui fuit quand on s’en approche, mais qu’on ne peut regarder, même de loin, sans devenir incapable de s’attacher à quoi que ce soit du reste », désigné par Bergson du nom d’intuition ?
Certes il n’est sans doute guère prudent d’identifier « le gros des troupes » de Rosenzweig à ce quelque chose difficilement saisissable, « ce centre de force, d’ailleurs inaccessible », d’où « part l’impulsion qui donne l’élan, c’est-à-dire l’intuition même » (p.1357). Néanmoins ne donne-t-on pas le choix entre une rationalité calquée sur les mathématiques et une certitude profonde, intime mais indigne de passer sous le joug de la justification rationnelle ? Mais n’est-ce pas passer d’un extrême à l’autre ? Ne perd-on pas trop vite le souci de l’argumentation philosophiquement irréprochable pour avoir lucidement reconnu qu’il n’y a pas en philosophie de démonstration logiquement contraignante ? Aristote écrit dans l’Éthique à Nicomaque (I, 1) qu’ « il est d’un homme cultivé de ne chercher la rigueur pour chaque genre de choses que dans la mesure où la nature du sujet l’admet » (1094 b 25).
Il ajoute : « Il est évidemment à peu près aussi déraisonnable d’accepter d’un mathématicien des raisonnements probables que d’exiger d’un rhéteur des démonstrations proprement dites. » Mais il n’en conclut pas pour autant que, quand les mathématiques n’ont pas de prise sur un problème, c’est en rhéteur qu’il faut le traiter.
Entre démonstration et illumination, il y a place pour des argumentations cohérentes, éclairées, en accord avec les connaissances fournies par les différents savoirs scientifiques,mais révisables.
Mais alors, s’il faut choisir entre les deux styles proposés par Rosenzweig, c’est le style ancien régime qu’on préférera, moins pour essayer de conquérir les forteresses que pour les évaluer, en expertiser les faiblesses, voire les réparer, modifier les chemins qui les relient les unes aux autres. Mais pour philosopher ainsi, il faut ne pas se reconnaître dans les fameuses lignes de Robert Musil: «Les philosophes sont des violents qui, faute d'une armée à leur disposition, se soumettent le monde en l'enfermant dans un système» (L’homme sans qualités, 1).

samedi 23 février 2013

Auguste (2) vu par Montaigne et Fontenelle.

Ayant lu les divers passages que Sénèque a consacrés à Auguste, on ne sait trop que penser de l'empereur. Montaigne, qui avait beaucoup lu Sénèque, en dresse aussi un portrait assez hétéroclite. Certes les premières lignes qu’il lui réserve sont dévastatrices pour le personnage, dont elle font un fou dévoré par la démesure :
« Augustus Cesar, ayant esté battu de la tampeste sur mer, se print à deffier le Dieu Neptunus, et en la pompe des jeux Circenses fit oster son image du reng où elle estoit parmy les autres dieux, pour se venger de luy. En quoy il est encore moins excusable que les precedens, et moins qu’il ne fut depuis, lors qu’ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de colere et de desespoir, choquant se teste contre la muraille, en s’écriant : Varus, rens moy mes soldats. Car ceux là surpassent toute follie, d’autant que l’impiété y est joincte, qui s’en adressent à Dieu mesmes, ou à la fortune, comme si elle avoit des oreilles subjectes à nostre batterie, à l’exemple des Thraces qui, quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d’une vengeance titanienne, pour renger Dieu à raison, à coups de flesche. » (Livre I, III)
Mais l’intéressant est surtout que Montaigne a pris Auguste comme exemple même de l’homme qu’on échoue à connaître. Voici le contexte : dans le premier chapitre du deuxième livre des EssaisDe l’inconstance de nos actions, Montaigne explique que, confronté aux multiples aspects d'une personne, il semble justifié de relever les traits de caractère les plus ordinaires et d’en composer la personnalité de celui qui nous intéresse. Mais Montaigne accuse « les bons autheurs mesmes (…) de s’opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture » et de nous taxer d’hypocrisie quand nous ne nous comportons pas conformément à la personnalité fabriquée, en réalité bien arbitrairement attribuée. Il y a cependant un homme dont les biographes n’ont jamais pu composer ainsi un caractère déterminé et fixe :
« Auguste leur est eschappé : car il se trouve en cet homme une varieté d’actions si apparente, soudaine et continuelle, tout le cours de sa vie qu’il s’est faict lâcher, entier et indecis, aux plus hardis juges. »
Cette indétermination du caractère d’Auguste, on la retrouve de manière très latérale dans le premier des Nouveaux dialogues des morts où Fontenelle fait converser les anciens avec les modernes. Bien sûr l’ancien est Auguste et le moderne est Pierre Arétin. Au centre de cette rencontre, une interrogation sur l’éloge, plus précisément celui rendu par un écrivain au grand homme qui lui donne une pension. L’Arétin multiplie les arguments destinés à privilégier la satire par rapport à la louange. Un d’entre eux porte précisément sur l’impossibilité de faire l’éloge d’une personne tout entière quand précisément elle a des traits contradictoires : ainsi Auguste a été vengeur et clément à des moments différents de sa vie.
« Je gage, par exemple, que quand vous vous vengiez impitoyablement de vos ennemis, il n’ y avoit rien de plus glorieux, selon toute votre Cour, que de foudroyer tout ce qui avait la témérité de s’opposer à vous ; mais qu’aussitôt que vous aviez fait quelqu’action de douceur, les choses changeoient de face, et qu’on ne trouvoit plus dans la vengeance qu’une gloire barbare et inhumaine. On louoit une partie de votre vie aux dépens de l’autre. Pour moi, j’aurois craint que vous ne vous fussiez donné le divertissement de me prendre par mes propres paroles, et que vous ne m’eussiez dit : Choisissez de la sévérité ou de la clémence, pour en faire le vrai caractère d’un Héros ; mais après cela, tenez-vous-en-à-votre-choix. »
Tout se passe comme si l’Arétin, instruit par une précédente conversation aux Enfers avec Montaigne, ne voulait pas imiter ceux qui fabriquent artificiellement un caractère en prenant une partie pour le tout. Visiblement Pierre Arétin ne voit pas qu’une solution consisterait à faire l’éloge de la capacité d’adaptation de son héros aux circonstances (mais sa cécité est compréhensible, Machiavel ne hantant pas les Enfers…).
Auguste, en revanche, s’approche de la solution en répondant :
« Quoi qu’ils fassent, ils ne peuvent manquer d’être loués ; et s’ils le sont sur des choses opposées, c’est qu’ils ont plus d’une sorte de mérite. »
Mais l’Arétin a bien d’autres critiques à faire aux louanges.
L’une est économique : la satire est davantage rémunératrice car tous les grands hommes agissant de travers, ils paieront pour ne pas être visés par elle. En revanche, vue l’hostilité régnant entre les grands hommes, l’éloge de tous ne plaît à personne et celui de quelques-uns rend ennemi de tous les autres.
L’autre critique est morale : l’éloge qui doit être appuyé pour tenter de plaire va avec le mépris de celui à qui il est destiné. Exemple : comment Virgile pouvait-il donc dire d’Auguste qu’on ignorait si, devenu dieu, il choisirait de régenter la mer, le ciel ou la terre?
Réponse d’Auguste, bon moraliste : le grand a trop d’amour-propre et de vanité pour ne pas croire justifié l’éloge même excessif, une fois qu’il l’a interprété de façon à le rendre crédible.
Commençant par une attaque en règle contre les panégyriques, le dialogue se termine finalement plutôt modérément car deux types d’éloge gardent leur valeur : celui qui est ratifié par la postérité et celui qui est adressé à quelqu’un dont on ne dépend pas.