mardi 12 mai 2015

Juste croire ou chercher du lourd ?

" Il demande à l'écrivain : Alors, tu crois vraiment à l'histoire du Professeur, c'est ça ?
Absolument.
Mais comment tu sais qu'elle est vraie ? Au lieu de simplement croire qu'elle est vraie ?
Tu veux savoir si j'ai des preuves ? Du genre preuves scientifiques ? Non, bien sûr, je n'en ai pas. Pratiquement rien, dans le comportement humain, ne peut être connu de cette manière. Même notre comportement à nous. Il faut juste choisir ce qu'on croit et agir en conséquence.
Ouais, bon, moi, il faut que je sache si cette histoire est vraie ou pas. Parce que s'il s'agit juste de croire, je peux aller d'un côté comme de l'autre. Et si je vais d'un côté, mon "comportement humain" sera pas le même que si je vais de l'autre et vice versa. Quel que soit le côté où je vais, j'aurai peur que ce ne soit pas le bon côté, et mon comportement humain sera pas bon non plus. On est pas dans un roman ou dans un film, tu comprends, où des conneries de ce genre n'ont aucune importance puisqu' à la fin on sait ce qui s'est réellement passé.
L'Écrivain se met à rire et secoue la tête. Tu vas chercher du lourd, là, Kid. Mais à ta place, je ne m'en ferais pas pour ça. Qu'il se soit suicidé ou que quelqu'un d'autre, connu ou inconnu, l'ait tué, le Professeur est mort et bien mort, Tu as livré son DVD à sa veuve et je suppose que tu as reçu ton paiement qui, d'après ce que je sais par Cat, consiste en une bonne provision de billet de cent dollars. C'est bien ça ?
Ouais, c'est ça.
Donc, que tu croies l'histoire du Professeur ou pas, ta vie demain se déroulera à peu près de la même façon qu'hier. Tu peux vivre là-bas sur ton house-boat comme Huckleberry Finn sur son radeau jusqu'à ce que tu tombes sur quelque chose de mieux. Tout ça, mon p'tit gars, me paraît assez sympa. Je ne vois pas comment ton "comportement humain" sera affecté dans un sens ou dans l'autre par le fait que tu n'as pas de preuve scientifique de la véracité de l'histoire du Professeur. Tout ce qu'il te faut, Kid, c'est croire ! Juste croire !
Non, fait le Kid. Bien sûr, c'est facile à dire, pour toi. T'es un écrivain. Mais pour des gens comme moi, croire des choses, c'est pas si facile. Chaque fois que j'ai cru quelqu'un ou quelque chose, ma vie a été complètement foutue en l'air.
Désolé, Kid. Désolé, désolé. (Russell Banks, Lointain souvenir de la peau, Acte Sud, 2011, p.501-502)

lundi 11 mai 2015

Contre une école ouverte sur le monde ! À bas les images, vivent les concepts ! La Forme, au lieu du Forum !

Dès 2002 dans Truth and thruthfullness, Bernard Williams nous a mis en garde :
" (...) L'Internet paraît devoir créer pour la première fois ce que Marshall McLuhan prophétisait comme conséquence de la télévision, un village planétaire, quelque chose qui a les désavantages et de la mondialisation et du village. Sans doute offre-t-il quelques sources d'information fiables à ceux qui en ont besoin et qui savent ce qu'ils cherchent, mais en même temps il nourrit ce qui fait l'occupation principale des villages : le cancan. Il construit une prolifération de forums consacrés à un échange libre et déstructuré de messages pleins de propos, de fantaisies, et de supputations qui sont amusants, superstitieux, scandaleux ou malintentionnés. Les chances que beaucoup de ces messages soient vrais sont faibles et la probabilité que le système lui-même aide quelqu'un à repérer ceux qui seraient vrais est encore plus faible. À cet égard, la technologie postmoderne nous a ramenés dialectiquement, mutadis mutandis, à une vision du monde prémoderne et les chances qu'on a d'acquérir des vérités par ces moyens sont, sauf pour ceux qui ont déjà un savoir qui puisse les guider, analogues à celles qu'on avait au Moyen Age. Dans le même temps, le caractère mondial de ces conversations fait que la situation est pire que dans un village où au moins on pouvait rencontrer, et peut-être se trouver obligé d'écouter, des personnes qui avaient des croyances et des obsessions différentes. Comme certains esprits critiques préoccupés par l'avenir de la discussion démocratique l'ont fait remarquer, l'Internet donne une plus grande facilité à des bataillons d'extrémistes auparavant isolés de se trouver et de parler uniquement entre eux." (Vérité et véracité, essai de généalogie, NRF Essais, 2006, p.256-257)
Ainsi, dans Athènes mondialisée, Socrate n'aurait-il aucune chance de se faire entendre des passants. Un quidam se laisserait-il aborder qu'il se détournerait au plus tôt de cet empêcheur de penser vite. Avec tant d'informations mises avec succès sous sa main, pourquoi donc prêter l'oreille à des tentatives et, en plus, si théoriques ?
Tant que la lenteur ne sera pas reconnue, au moins à l'égal de la vitesse - mais dans des circonstances distinctes - comme une qualité épistémique (ce qui est au fond tout à fait classique et cartésien), on peut craindre qu'on n'appelle culture l'aptitude à trouver le plus rapidement possible ce qui prétend être des informations relatives à ce qu'on cherche.
Mais elles se profilent déjà les écoles faisant pratiquer aux élèves gavés de faits ("ils savent plus de choses que nous au même âge") un régime amaigrissant à base de lectures de vrais livres, de prises de notes stylo à la main et de réflexions solitaires. Tels les disciples de Pythagore condamnés pour un temps au silence, les élèves de ces institutions heureusement si "loin de la vie" seront conduits à se détourner un temps (un temps seulement, rassurez-vous) des bruits chaotiques de la planète, je n'ose pas dire pour contempler les Formes, les Figures ou les Nombres mais au moins pour prendre le temps d'acquérir les concepts permettant entre autres de mettre à leur place les images, aussi sensationnelles qu'elles puissent être.
Quant au projet de régler l'Internet, Bernard Williams en a vu aussi le danger :
" Aucune démocratie libérale ne peut se permettre de trop décourager la parole expressive, brouillonne, voire intolérante, ni d'exercer un contrôle tatillon sur qui la publie et comment et elle ne peut pas forcer les gens à penser aux affaires publiques et politiques. Dans le même temps, les droits fondamentaux de la société libérale et les libertés démocratiques elles-mêmes dépendent du développement de la protection des méthodes qui servent à découvrir et à transmettre la vérité, et cela demande que le débat public prenne peu ou prou la forme d'une version approchée d'un marché idéal. Résoudre la quadrature de ce cercle doit être le but primordial de la créativité institutionnelle dans les États libéraux." (ibid, p.260)
Certes, pour entendre ces lignes, il faut penser que la vérité existe (mais très souvent, loin, très loin de soi), qu'elle se découvre et pas n'importe comment (entre autres il ne suffit pas de s'éloigner physiquement de chez soi ! Ah ! les vertus imaginaires du voyage...)
Mais ne dit-on pas trop souvent à nos marmots que chacun a sa vérité et qu'elle est déjà là en lui, les laissant imaginer à tort que la culture narcissique de ce qu'on appelle leur identité est précisément le chemin vers la vérité, la Leur bien sûr.

Commentaires

1. Le dimanche 17 mai 2015, 12:42 par pelgec nasal
merci de nous rappeler ces références
très utiles.

lundi 27 avril 2015

Pour comprendre ce qu'on a vécu, lire ce qu'on n'a pas écrit !

" La presse la meilleure partage incontestablement avec la presse de caniveau quelque chose d'essentiel qui ne peut être dissimulé qu'au prix d'une forme d'hypocrisie tout à fait typique, à savoir l'espèce de "cynisme objectif" qui résulte du système de contraintes qui régit le marché dans lequel les journaux se livrent à une concurrence impitoyable pour la production et la vente d'une marchandise d'une certaine sorte, tout en restant convaincus, au moins pour ce qui concerne la presse de qualité, qui se refuse encore à ajouter au cynisme objectif le cynisme subjectif, de remplir une mission noble, désintéressée et essentielle.'' (Jacques Bouveresse, Karl Kraus, un auteur d'avenir, Europe, nº 1021, mai 2014)
Même les journaux censés être les meilleurs aiment mettre en ligne moult vidéos filmées "au coeur de l'événement" (regardez-en par exemple quelques-unes relatives au tremblement de terre au Népal).
La caméra est malmenée, les paroles, des interjections passionnelles,les images, de mauvaise qualité, je résume, la connaissance transmise est quasi-nulle.
On ferait donc mieux d'éduquer les lecteurs en rappelant ces lignes de Stendhal dans La Chartreuse de Parme, ; elles concernent Fabrice del Dongo qui a été au coeur de la bataille de Waterloo, événement historique s'il en fut et pourtant :
" Fabrice devint comme un autre homme, tant il fit de réflexions profondes sur les choses qui venaient de lui arriver. Il n'était resté enfant que sur un point : ce qu' il avait vu, était-ce une bataille ? et en second lieu, cette bataille était-elle Waterloo ? Pour la première fois de sa vie il trouva du plaisir à lire ; il espérait toujours trouver dans les journaux, ou dans les récits de la bataille, quelque description qui lui permettrait de reconnaître les lieux qu'il avait parcourus à la suite du maréchal Ney, et plus tard avec l'autre général."
On peut donc faire des réflexions profondes à propos de choses dont on ne sait rien ! En plus desdites réflexions, le vidéaste Fabrice del Dongo, filmant mal ce à quoi il ne comprenait rien, nous aurait, pour notre plaisir de voyeur au regard court, fait "vivre en direct l'événement", je veux dire, il nous aurait fait partager sa confusion et son ignorance.
Mais le personnage stendhalien est intelligent : loin de s'éclairer en multipliant les témoignages bruts des autres participants, il lit les textes qui s'efforcent, on l'espère pour lui, d'en donner un récit objectif.
Certes les images aujourd'hui pourraient comme pour Fabrice conduire à lire, mais c'est peu probable, car de notre temps ce sont les images qu'on lit, prétendues plus vivantes pour accéder à la réalité.
Primo Lévi a pourtant bien expliqué dans Naufragés et rescapés- Quarante ans après Auschwitz (1987) que la plupart des déportés étaient condamnés à ne pas pouvoir comprendre ce qu'ils vivaient. Certes, pour entendre son enseignement, il faut accepter que faire un compte-rendu même sincère de ce qu'on ressent ne revient pas à connaître objectivement la situation dans laquelle on a ce ressenti. En effet. la richesse de la connaissance est souvent, et malheureusement pour les amoureux inconditionnels du vécu, inversement proportionnelle à l'intensité du ressenti.
Aussi Pierre Bourdieu ne se satisfaisait-il de jouir de ses qualia, par définition propres à lui : il devait pour mieux se connaître faire sa socio-analyse, ce qui revient bien sûr à très largement sortir de soi.
Mais, prisonniers d'une caverne envahie d'images toutes plus "exceptionnelles" les unes que les autres, on préfère passer de l'une à l'autre, s'imaginant ainsi être au centre du réel...
" Dans une époque comme la nôtre, il est évidemment indispensable de rechercher l'excellence en tout, y compris quand il s'agit de procurer au visiteur le genre d' "impressions inoubliables" sur lesquelles doit pouvoir compter celui qui est prêt à se rendre sur les lieux mêmes de l'horreur." (Jacques Bouveresse, Le "Carnaval tragique " (1914-1918))

jeudi 23 avril 2015

Philosophie de l'esprit (décembre 1776)

" Bien avant encore que l'on ait pu expliquer les phénomènes communs du monde physique, on en appelait aux fantômes, qui faisaient office d'explications. Maintenant que l'on connaît mieux les relations des phénomènes entre eux, on explique l'un par l'autre ; malgré cela il nous reste néanmoins deux fantômes : Dieu et notre âme. L'âme est encore aujourd'hui ce revenant qui hante cette fragile enveloppe qu'est notre corps. Mais cela convient-il seulement à notre raison limitée ? Ce qui ne peut, d'après nous, avoir sa cause dans un objet connu,doit-il donc survenir par des voies secrètes ? Ce n'est pas seulement un raisonnement spécieux, mais aussi insipide. Je suis intimement convaincu que nous ne savons déjà rien de ce qui nous est accessible, et combien reste-t-il de choses que les fibres de nos cerveaux ne peuvent se représenter ? Ce que la philosophie et, à la la fois, la psychologie peuvent nous apporter de plus excellent est la modestie et la circonspection. Qu'est donc cette matière sur laquelle réfléchit le psychologue ? Peut-être une chose qui n'existe pas dans la nature ; il tue la matière, et déclare ensuite qu'elle est morte."

Commentaires

1. Le jeudi 23 avril 2015, 11:10 par Dual informel
Magnifique et salutaire Lichtenberg !
2. Le lundi 4 mai 2015, 18:31 par Raul
Les modestes sont, en tout cas, certains psychologues (et pas tous) ou certains philosophes (et pas tous) mais il mais semble prétentieux attribuer un tel adjective a toute une discipline.
3. Le lundi 4 mai 2015, 20:36 par Philalethe
Lichtenberg écrit seulement que la modestie est une des potentialités excellentes de la psychologie et de la philosophie, ce qui n'exclut pas que l'arrogance ne soit aussi une des potentialités, mais détestables cette fois, de ces deux disciplines ! Ce qui est aussi compatible avec l'idée que les pires potentialités soient malheureusement les plus couramment développées.

mercredi 22 avril 2015

Dualisme.

" Corps et âme : un cheval attelé à côté d'un boeuf ".
Non ! Un cheval attelé à côté d'un concept de boeuf !

Commentaires

1. Le jeudi 23 avril 2015, 10:38 par Dual informel
On dit à un homme que l'âme était un point, ce à quoi il a répondu : " Pourquoi pas un point-virgule, ainsi elle aurait une queue ".
2. Le jeudi 23 avril 2015, 11:41 par Philalethe
Salut !
J'ajoute que dans mon billet seule la phrase entre guillemets est de Lichtenberg, comme est de lui tout le texte que vous citez.
3. Le jeudi 23 avril 2015, 14:28 par Dual informel
Tout à fait, mais le concept de bœuf ne ralentit pas le cheval autant que le bœuf réel...
Par ailleurs, profitons de l'occasion pour recommander chaudement la lecture du livre, à la fois érudit et malicieux, de Pierre Senges, Fragments de Lichtenberg (Verticales, 2008)
4. Le jeudi 23 avril 2015, 14:49 par Philalèthe
C'est vrai qu'en gagnant l'immatérialité de l'âme par le recours au concept (de boeuf) on perd en même temps l'interaction et le poids du corps pour l'âme, bien représenté, lui, par le bovin.
Merci en tout cas pour le conseil de lecture.
5. Le vendredi 24 avril 2015, 13:38 par Dual informel
Ce qui est curieux, c'est que l'auteur du Miroir de l'âme (titre donné, chez Corti, aux aphorismes du professeur de physique expérimentale de Göttingen) parle d'un "attelage" sans se préoccuper du cocher, ce qui est une façon de se démarquer de Platon (Phèdre 253c-254c) et d'exprimer un sérieux doute sur le pouvoir de cette partie de l'âme à réfréner le désir et à dominer le corps. Déjà que la conduite de l'attelage platonicien est difficile à cause du cheval "à l'encolure épaisse, à la nuque courte et à la face camarde", que penser de celle de l'attelage lichtenbergien ? En l'occurrence, le bœuf représenterait le poids de l'âme pour le corps plutôt que l'inverse !
6. Le samedi 25 avril 2015, 13:40 par Dual informel
Outrage inacceptable à la grammaire : "pouvoir de..." et non "pouvoir à...". Désolé!
7. Le lundi 4 mai 2015, 20:42 par Philalethe
Bonne correction en effet : c'est le boeuf qui représente l'âme.
Peut-on aller plus loin dans l'interprétation ? Le corps a-t-il des propriétés qui ressemblent à celles du cheval ? Et l'âme a-t-elle du bovin en elle ?
À y réfléchir, l'association est en ce sens plutôt contre-intuitive : on se plairait par exemple à penser que le corps ne peut rejoindre l'âme où elle va...

mardi 21 avril 2015

À bon entendeur...

" Crois-tu donc, pauvre sot, parce que tu as découvert quelques défauts, ici et là. dans les oeuvres d'un homme, que tu vaux plus que lui ? Tu n'es point seul, non, mais plutôt cent contre un ; que peux-tu donc faire contre tant d'orgueil juvénile ? ô si tu savais combien l'homme qui connaît le monde voit profondément dans ton âme par de tels propos ! "

samedi 18 avril 2015

Genèse psychologique de l'Idée platonicienne.

" L'âge de l'amour fou, c'est avant l'amour de chair. S'il est "fou", cet amour-là, c'est qu'une sagesse instinctive l'adresse à un être qui dépasse tous nos êtres. L'Idée platonicienne, c'est une vision d'enfance dont l'adulte s'est fait une entité métaphysique." (Gabriel Germain, L'aventure onirique, portrait d'une inconnue, Paris, José Corti, 1986, p.40)

mercredi 15 avril 2015

Autres temps, mêmes moeurs ?

Dans Exterminez toutes ces brutes ! Un voyage à la source des génocides (1992) de Sven Lindqvist, je lis à propos d'une bataille opposant les troupes britanniques aux troupes soudanaises en 1898 :
" Personne ne posa de questions sur la victoire d'Omdurman. Personne ne se demanda comment il était possible que onze mille Soudanais eussent été tués tandis que les Britanniques n'avaient perdu que quarante-huit hommes. Personne ne s'interrogea sur le fait que quasiment aucun des seize mille Soudanais blessés n'ait survécu (...) " (Les Arènes, 2014, p.87).
Winston Churchill écrivait à propos de ce conflit dans My early life (Mes années de jeunesse, 1930) :
" Cette sorte de guerre était pleine de frissons fascinants. Ce n'était pas comme la Grande Guerre. Personne ne s'attendait à être tué...Pour le plus grand nombre de ceux qui prirent part à ces petites guerres d'Angleterre, dans ces temps légers et disparus, il n'y avait que le côté sportif d'un jeu splendide." (ibid. p.99)

samedi 11 avril 2015

La satire au secours des philosophes antiques.


www.liberation.fr/societe/2015/04/09/pour-en-finir-avec-le-latin-et-le-grec_1237894

Commentaires

1. Le dimanche 12 avril 2015, 02:31 par difficilesaturamnonscribere
Satura tota nostra est
Quintilien, I.O. X, 11, 93

mercredi 8 avril 2015

Lecture des Exercices spirituels (1977) de Pierre Hadot : raison rationalisante et raison rationnelle. Sur l'ambiguïté du concept d'exercice spirituel.

Théoriquement stoïcisme et épicurisme ne sont pas logiquement compatibles.
Pierre Hadot n'a pas contesté cela et il a aussi jugé psychologiquement incompatibles les états d'esprit auxquels doivent aboutir ces deux philosophies :
" (...) Stoïcisme et épicurisme semblent bien correspondre à deux pôles opposés, mais inséparables de notre vie intérieure, la tension et la détente, le devoir et la sérénité, la conscience morale et la joie d'exister." (Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002, p.72-73).
Que veut dire "inséparables" ? L'un peut et doit orienter la vie sans l'autre mais il semble être dans la nature humaine de tendre vers l'un ou l'autre de ces deux pôles. La connaissance de cette double tendance naturelle correspond à ce que Pierre Hadot appelle les "vieilles vérités" :
" Vauvenargues a dit : " Un livre bien neuf et bien original serait celui qui ferait aimer de vieilles vérités." Je souhaite, en ce sens, avoir été "bien neuf et bien original", en essayant de faire aimer de vieilles vérités. De vieilles vérités...car il est des vérités dont les générations humaines ne parviendront pas à épuiser le sens ; non qu'elles soient difficiles à comprendre, elles sont au contraire extrêmement simples, elles ont même souvent l'apparence de la banalité ; mais, précisément, pour en comprendre le sens, il faut les vivre, il faut, sans cesse, en refaire l'expérience : chaque époque doit reprendre cette tâche, apprendre à lire et à relire ces "vieilles vérités" (p. 73)
On ne peut donc pas être stoïco-épicurien ou épicuro-stoïcien pas plus théoriquement que pratiquement.
En revanche, il semble qu'on a de bonnes raisons d'être l'un ou l'autre. En effet les deux pôles attirent. Mais pour quelle raison être l'un plutôt que l'autre ?
Pierre Hadot en trouve l'explication dans "l'attitude existentielle" (p.66), " une manière de vivre et de voir le monde, une attitude concrète " (p.72).
Mais qu'est-ce qui cause cette attitude ? Ce que Pierre Hadot écrit à propos des Épicuriens a une portée générale : il leur attribue en effet " le choix délibéré, toujours renouvelé, de la détente et de la sérénité, et une gratitude profonde envers la nature et la vie qui, si nous savons les trouver, nous offrent sans cesse le plaisir et la joie." (p.37)
C'est un tel choix qui "fonde l'édifice dogmatique" (p.66).
Cependant il faut reconnaître que certains passages des Exercices spirituels (1977) sont équivoques car ils suggèrent que l'éthique est fondée sur des bases théoriques. Envisageant les exercices spirituels que sont " la lecture, l'audition, la recherche, l'examen approfondi ", Pierre Hadot explique que "grâce à cet enseignement, tout l'édifice spéculatif qui soutient et justifie la règle fondamentale, toutes les recherches physiques et logiques, dont elle est le résumé, pourront être étudiés avec précision." (p.32-33). Mais quelques pages plus loin, le lecteur comprend que les dogmes sont au service de la la fin attirante dont nous avons parlé : tendre ou détendre, par exemple, selon qu'ils sont stoïciens ou épicuriens :
" (...) l'étude des grands traités dogmatiques des maîtres de l'école sera aussi un exercice destiné à alimenter la méditation, à mieux imprégner l'âme de l'intuition fondamentale." (p.35)
Les dogmes ne fondent pas a priori l'éthique ; , peut-on aller jusqu'à soutenir qu'au service de l'intuition en question ils lui donnent un habillage rationnel ?
Certes Pierre Hadot souligne la rationalité des exercices spirituels :
" (...) les exercices spirituels qui nous intéressent sont précisément des processus mentaux qui n'ont plus rien à voir avec des transes cataleptiques, mais répondent au contraire à un rigoureux besoin de contrôle rationnel, besoin qui émerge pour nous avec la figure de Socrate." (p.39)
Mais le Socrate platonicien ne cherche-t-il pas à connaître objectivement la réalité pour en dériver des règles de vie ? C'est cette dimension authentiquement théorique de la recherche philosophique que Pierre Hadot désigne aussi bien dans d'autres passages du même article du nom d'exercice spirituel ; réfléchissant dans le fil du Phédon, il écrit en effet :
" En fait, on se représentera mieux cet exercice spirituel en le comprenant comme un effort pour se libérer du point de vue partial et passionnel, lié au corps et aux sens, et pour s'élever au point de vue universel et normatif de la pensée, pour se soumettre aux exigences du Logos et à la norme du Bien. S'exercer à mourir, c'est s'exercer à mourir à son individualité, à ses passions, pour voir les choses dans la perspective de l'universalité et de l'objectivité." (p.49-50)
Il semble que "le rigoureux besoin de contrôle rationnel" que mentionne Hadot procède d'une révision à la baisse du besoin de contrôle rationnel qui inspirait entre autres Platon.
A-t-on alors affaire à autre chose qu'à une raison rationalisante apte à venir appuyer par des arguments vraisemblables et interdépendants une orientation libre et auto-déterminée ? N'est-ce pas renoncer à une authentique raison philosophique rationnelle visant à fournir une théorie vraie et pas seulement des instruments psychagogiques ad hoc ?

Commentaires

1. Le samedi 11 avril 2015, 13:28 par Dual informel
Se souvenir de Brice Parain : "Le langage ne se développe que sur la mort des individus" (Recherches sur la nature et les fonctions du langage).
Se souvenir aussi de Ilsetraut : y a-t-il là aussi une dette à prendre en compte ?...( voir article récent sur les Hadot dans le Monde des livres )
2. Le dimanche 12 avril 2015, 16:34 par Philalèthe
" Dans toutes les écoles philosophiques, le professeur est aussi un directeur de conscience. À ce sujet, je dois reconnaître tout ce que je dois aux travaux de ma femme, entre autres à son livre sur la direction spirituelle chez Sénèque, et à son étude générale sur le guide spirituel dans l'Antiquité." (Pierre Hadot, Mes livres et mes recherches, 1993)