dimanche 15 mai 2005

La solitude de Thalès.

Cet homme qui vient au secours des plus grands est décrit comme vivant dans la solitude :
« Lui-même, selon ce que rapporte Héraclide, dit qu’il vivait solitaire et en reclus. » (I, 25-26)
Montaigne règle la difficulté en l’imaginant choisir la solitude après avoir participé aux affaires publiques, seul type de retrait qu’il approuve d’ailleurs :
« La solitude me semble avoir plus d’apparence, et de raison, à ceux qui ont donné au monde leur âge plus actif et fleurissant, à l’exemple de Thalès. » (Essais I, XXXVIII De la solitude)
Le premier sage ne peut pas être pris seulement par les affaires du monde : je vois cette distance analogue à celle qu’il prend pour regarder le ciel. C’est sans doute une solitude peuplée d’amis :
« Il dit de se souvenir de ses amis, qu’ils soient présents ou absents » (37)
C’est étrange, se souvenir des amis présents ; j’imagine que c’est se rappeler avec gratitude leur amitié ; peut-être s’agirait-il d’éviter de concentrer toute sa reconnaissance sur les amis morts ou éloignés. Epicure institutionnalisera le culte des amis mais seulement des amis disparus. Si amitié et solitude vont ensemble, la relation avec la famille me paraît plus ambiguë à déterminer. Mais malgré l’incertitude, le poids des raisons penche en faveur d’un refus de la famille. Qu’on en juge :
«Certains cependant (disent) qu’il se maria et eut un fils du nom de Kybistos, alors que d’autres (prétendent) qu’il resta célibataire et qu’il adopta le fils de sa sœur. Et lorsqu’on lui demanda pourquoi il n’engendrait pas de fils, il répondit : Par amour des enfants. Quand sa mère, dit-on également, voulait le forcer à se marier, il disait : « le moment n’est pas venu » ; par la suite, ayant passé l’âge, il dit, alors qu’elle le pressait : « Ce n’est plus le moment ». (26) (ajout du 28 Octobre 2016 : " Thales' remarks heralded many centuries of philosophical disdain for marriage. Anyone who makes a list of a dozen really great philosophers is likely to discover that the list consists almost entirely of bachelors. One plausible list, for instance, would include Plato, Augustine, Aquinas, Scotus, Descartes, Locke, Spinoza, Hume, Kant, Hegel and Wittgenstein, none of whom were married. Aristotle is the grand exception that disproves the rule that marriage is incompatible with philosophy." (Anthony Kenny, Ancient Philosophy, Oxford, 2004, p.5))
Ces philosophes antiques n’ont été généralement ni des pères ni des maris ; s’ils l’ont été, ce n’est qu’accidentellement ; ils n’ont rien réussi à faire ni théoriquement ni pratiquement de ces liens. C’est à leur disciple qu’ils sont unis, c’est à eux qu’ils s’adressent, c’est face à eux qu’ils agissent. Les fils de sages ne deviennent pas des sages ; ils existent à peine comme ce Kybistos dont on ne sait s’il est fils réel ou imaginaire de Thalès. Certes dans le Jardin d’Epicure la limite entre la famille et les disciples s’estompe, mais cela me paraît exceptionnel et doit se comprendre en faveur d’une mise au pas philosophique de la famille. C’est la norme philosophique qui règle alors les relations familiales et pas l’inverse ! La raison que donne Thalès pour justifier son refus de procréer n’est pas lumineuse. Veut-il dire que donner la vie, c’est donner la souffrance ? Non, ce pessimisme-là n’est pas du tout en accord avec les autres témoignages. Mais alors comment l’éclairer autrement ? Montaigne rapporte le passage mais ne l’élucide pas :
« Et quand on demande à Thalès pourquoi il ne se marie point, il respond, qu’il n’ayme point à laisser lignée de soy » (I, XL Considération sur Cicéron).
La question est justement de savoir pourquoi il ne veut pas laisser lignée de soi. Concernant la réponse à la mère, si elle paraît le comble de la mauvaise foi, ce n’est pas par cela qu’elle est philosophiquement importante, mais, comme me l’apprend Jean-Paul Dumont dans sa très belle édition des Présocratiques, parce que la réponse s’articule autour du concept de moment, d’occasion, de kairos, qui joue un rôle important autant dans la pensée médicale que sophistique. Néanmoins ce qui caractérise le kairos, c’est que même s’il faut l’attendre et le saisir, il apparaît. La mère de Thalès n’avait sans doute pas les ressources dialectiques nécessaires pour mettre ainsi son fils dans l’embarras !

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