jeudi 12 mai 2005

Thalès mis en fable.

La Fontaine a aussi choisi le parti de la jeunette, mais celle-ci désormais se cache sous la figure anonyme du « on » et la vignette originale de François Chauveau ne représente pas une jeune femme mais deux hommes âgés qui entre eux tirent manifestement la leçon de la chute. Ainsi la condamnation a gagné en maturité et en objectivité. Mais ce n’est pas seulement la « garce milésienne » qui a changé de traits, c’est aussi Thalès lui-même qui perd ceux du philosophe pour se métamorphoser en astrologue :
« Un astrologue un jour se laissa choir Au fonds d’un puits. On lui dit : Pauvre Bête, Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir, Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? » ( Fables II, 13 L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits )
Certes Diogène Laërce nous apprend que Thalès était astronome et lui attribue même des découvertes importantes :
« Selon certains, il semble avoir été le premier à s’être adonné à l’astronomie et à avoir prédit les éclipses solaires (et les solstices) comme le dit Eudème dans son Histoire des connaissances astronomiques (…) Le premier aussi il découvrit le passage (du soleil) d’un tropique à l’autre et, selon certains, il fut le premier à dire que la dimension du soleil - par rapport au cercle héliaque, tout comme la dimension de la lune – (le passage entre crochets a été reconstitué par Diels) par rapport au cercle lunaire, représentait un sept-cent-vingtième » (I, 23-24)
Comme l’astrologue donc, il fait des prédictions. Cependant ce que La Fontaine attaque dans cette fable, ce n’est pas le calcul de l’astronome mais la prophétie de l’astrologue :
« Le firmament se meut ; les astres font leur cours, Le soleil nous luit tous les jours, Tous les jours sa clarté succède à l’ombre noire, Sans que nous puissions autre chose inférer Que la nécessité de luire et d’éclairer, D’amener les saisons, de mûrir les semences, De verser sur les corps certaines influences. »
Thalès ne faisait qu’ « inférer la nécessité » de tel ou tel événement céleste. Rien chez lui ne donne prise à la violente condamnation de la Fontaine :
« Charlatans, faiseurs d’horoscopes, Quittez les cours des princes de l’Europe. »
Dans la controverse sur l’astrologie, La Fontaine est donc du côté des adversaires. Certes sa critique n’est guère moderne : c’est l’impénétrabilité de la Providence divine qu’il oppose à la volonté de ceux qui pensent percer les mystères de l’avenir.
« Quant aux volontés souveraines De celui qui fait tout, et rien qu’avec dessein, Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ? Aurait-il imprimé sur le front des étoiles Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ? A quelle utilité ? Pour exercer l’esprit De ceux qui de la sphère et du globe ont écrit ? Pour nous faire éviter des maux inévitables ? Nous rendre dans les biens de plaisir incapables ? Et causant du dégoût pour ces biens prévenus, Les convertir en maux devant qu’ils soient venus ? C’est erreur, ou plutôt c’est crime de le croire. »
C’est au fond parce que la Providence est très providentielle que la possibilité n’a pas été donnée à l’homme de lire son avenir dans les figures des astres. Mais c’est aussi parce que le hasard existe : fort rationnellement alors, La Fontaine met bien en évidence que par définition le hasard exclut la prévision (la statistique est loin...).
« Or du hasard il n’est point de science : S’il en était, on aurait tort De l’appeler hasard, ni fortune, ni sort, Toutes choses très incertaines. »
Ce hasard, il semble que Thalès ne lui ait guère donné de réalité. En effet Diogène lui attribue une série d’apophtegmes, dont celui-ci :
« Le plus puissant de tous les êtres : la Nécessité, car elle maîtrise toutes choses. » (35)
La liberté humaine semble même avoir été exclue par lui :
« Quelqu’un lui demanda si un homme pouvait commettre une injustice à l’insu des dieux. « Il ne peut même pas en avoir l’idée (à leur insu), dit Thalès. » (36)
Philosophie d’astronome, pensera-t-on. Et certes de l’astronomie à l’astrologie, il y a eu longtemps passage et chez les meilleurs. Mais rien ne suggère pourtant que Thalès ait donné prise aux vitupérations de La Fontaine.

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