lundi 27 février 2006

Digression VI: du philosophe et de la prostituée, qui est le plus savant ?

Alciphron est certes le titre d'un livre du philosophe Berkeley mais c'est aussi le nom d' un rhéteur grec du IIème ou du IIIème siècle de notre ère à qui on doit des lettres, dont celle-ci, adressée par une courtisane, Thaïs, à son amant trop intéressé, selon elle, par la philosophie:
" Maintenant que tu t’adonnes à la philosophie, tu deviens grave et tu lèves les sourcils au-dessus du front. Ce n’est pas tout. Drapé dans le manteau traditionnel, avec un livre à la main, tu t’avances fièrement vers l’Académie (ainsi l'amant est devenu platonicien et platonique), et tu passes devant notre maison, comme ne l’ayant jamais vue. Es-tu fou, Euthydème ? Tu ne connais donc pas ce sophiste maussade, qui expose de merveilleux principes (s'agirait-il de Platon ?) ? Si tu savais depuis combien de temps il me poursuit, afin d’obtenir mes faveurs ! Il soupire aussi pour Herpyllis, la suivante de Mégara. Je ne l’ai point accueilli, car je préférais tes baisers à l’or des philosophes (ce qui singularise Thaïs, car, dans le recueil d'Alciphron, les courtisanes sont souvent indécemment cupides). Mais, puisqu’il semble te détourner de moi, je le recevrai ; et je te prouverai, quand tu voudras, que ce fameux précepteur, qui déteste tant les femmes, ne se contente pas de plaisirs habituels. Tu peux m’en croire, pauvre sot. Cet étalage d’austérité est un leurre pour exploiter la jeunesse. Trouves-tu de la différence entre un sophiste et une hétaïre ? La seule qui existe est dans les moyens de persuasion ; leurs efforts ont le même but : le gain. Et encore, nous valons mieux, nous avons plus de religion. Nous ne nions point les Dieux, nous croyons aux serments de nos amoureux, quand ils jurent qu’ils nous adorent. Nous empêchons aussi les hommes de commettre des incestes et des adultères. Mais, parce que nous ignorons l’origine des nuées et la théorie des atomes (Thaïs confond-elle l'Académie avec le Jardin ?), nous te paraissons inférieures aux philosophes ? Détrompe-toi, j’ai été leur élève, j’ai conversé avec beaucoup d’entre eux. La vérité est qu’aucun de ceux qui fréquentent les courtisanes, ne rêve la tyrannie ni ne trouble les républiques ( indirecte visant Platon et ses tentatives syracusaines ? ). On se contente de boire la nuit et de dormir le jour. Notre éducation n’est-elle pas moins dangereuse pour les jeunes gens ? Compare, si tu veux, l’hétaïre Aspasie et le sophiste Socrate ; examine qui forme les meilleurs citoyens : tu verras Périclès, disciple de l’une ( Thaïs identifie la relation de la courtisane avec son ami à celle du maître avec son disciple ) et Critias, de l’autre ( cousin de la mère de Platon, il fut un des Trente Tyrans qui ont opprimé Athènes' '). Quitte cette folie, change ce visage désagréable, Euthydème, mon trésor ; la sévérité ne te convient guère. Accours plutôt chez ta maîtresse comme autrefois, lorsque tu arrivais du Lycée ( diantre, Euthydème a donc été aussi péripatéticien...'') tout en sueur. Viens, nous nous livrerons ensemble à une douce ivresse et aux plaisirs de la volupté. Tu reconnaîtras alors combien je suis savante ! D’ailleurs, la Divinité nous accorde peu de jours à vivre ; ne les perds point sottement à chercher des énigmes. Adieu." (Lettres de pêcheurs, de paysans, de parasites et d’hétaïres trad. de Stéphane de Rouville)
Au fond ce que Thaïs reproche aux philosophes, c'est précisément de ne pas en être et de viser autre chose que la connaissance de la vérité. Sa manière d'inciter son amant à jeter le masque n'est pas sans ressembler quelque peu à celle d'Épictète quand il dénonce les pseudo-philosophes et répond en même temps aux critiques de Thaïs:
" " Voici un philosophe. " Pourquoi ? " Il porte le manteau grossier et la barbe. " Et que portent les mendiants ? Et alors, si l'on voit un mendiant manquer aux bienséances, on dit tout de suite: " Regarde ce que fait le philosophe. " Mais de cette indécence même on aurait plutôt dû conclure qu'il n'était pas philosophe." En effet, si c'était la définition et le signe assuré du philosophe de porter un manteau grossier et de la barbe, on aurait raison; mais si sa définition, c'est d'être impeccable, pourquoi ne retire-t-on pas le titre de philosophe à cet homme qui ne satisfait pas à la promesse de ce titre ? On procède ainsi s'il s'agit des autres métiers. Lorsqu'on voit un homme mal travailler à la hache, on ne dit pas: " A quoi bon l'art du charpentier ? Vois comme les charpentiers travaillent mal. ", on dit au contraire: " Ce n'est pas un charpentier; il se sert mal de la hache." De même, si l'on entend quelqu'un mal chanter, on ne dit: " Voyez comment chantent les musiciens ", mais plutôt: " Ce n'est pas un musicien. " C'est à propos de la philosophie seule qu'on a cette impression; en voyant un homme agir d'une manière contraire à ce que promettait le titre de philosophe, on ne lui enlève pas ce titre, mais on pose qu'il est philosophe, puis ayant tiré du fait même cette mineure: "Il est inconvenant ", on conclut que la philosophie ne sert à rien. " (Entretiens IV VIII trad. de E. Bréhier revue par P. Aubenque)
Qui écrira la réponse de Thaïs à Epictète ?

dimanche 26 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (5)

Il est aujourd’hui question d’une pomme.
Donner une pomme peut avoir d’immenses conséquences. Ainsi quand Pâris, le fils du roi Priam et d’Hécube, offre à Aphrodite la pomme d’or comme prix pour sa beauté, en mécontentant de ce fait les deux autres déesses rivales Héra et Athéna, il déclenche sans le savoir la guerre de Troie. A bien y réfléchir d'ailleurs, c’est un curieux jugement que Pâris, choisi par Hermès pour arbitrer la dispute entre les trois déesses, a rendu. S’il s’ était contenté de les regarder et de rendre son verdict, ses intentions eussent été claires : la déesse choisie l’aurait été pour sa beauté. Mais il se trouve que chacune des candidates a cherché à corrompre le juge, Athéna lui promettant la sagesse et le courage à la guerre, Héra la possession d’un royaume et Aphrodite celle de la femme la plus belle du monde. Impossible donc de savoir si Pâris a récompensé Aphrodite pour elle-même ou pour en être récompensé.
En revanche, dans les deux épigrammes attribuées à Platon, où il est aussi question d’une pomme, il n’y a aucune ambiguïté. Voici la première :
« Une pomme est le trait que je te lance : si tu consens à m’aimer,
Accepte-la et en échange, abandonne-moi ta virginité ;
Mais si telle n’est pas ton intention, garde quand même la pomme,
Et vois comme la beauté est éphémère. » (III 32)
Ce qui distingue cette pomme de la pomme d’or donnée par celui qui enlèvera Hélène, ce n’est pas seulement qu’elle est ordinaire, c’est qu’elle n’est ni une récompense, ni, malgré ce qui est littéralement dit, un moyen d’échange (si cela était le cas, l’aimé ne pourrait pas et refuser l’offre et la garder). La pomme fait partie d’un jeu dont les règles sont transmises justement par l’épigramme. A dire vrai, si les raisons du lancer sont lumineuses, le fait de rattraper le fruit est, lui, aussi ambigu que le geste de Pâris : il est autant promesse de satisfaction que manifestation de refus. Si l’auteur de l’épigramme a manifesté doublement et lourdement la clarté de son intention (d’abord en transmettant l’épigramme, puis en lançant la pomme), l’objet du désir ne dit rien en prenant le fruit. C’est ce qui suivra qui éclairera son intention. En somme l’aimé a le temps de la réflexion et ne s’engage immédiatement à rien. Rattraper ce qui est donné n’est pas se donner, c’est juste montrer qu’on a compris le jeu, ce qui ne veut pas dire combler celui qui décide d’y jouer.
Mais cette épigramme ne contient pas simplement la règle d’un jeu, elle avance une raison pour l’aimé de céder, c’est en effet ce qu’explicite nettement l’autre version de l’épigramme :
« Je suis une pomme : celui qui me lance, c’est quelqu’un qui t’aime ; eh bien accède à ses désirs,
Xanthippe (c’est autant un prénom d’homme que de femme) ; moi et toi sommes destinés à nous flétrir. » (32)
Cette épigramme est une étrange étiquette : d’abord elle est redondante (l’aimé sait en effet comment s’appelle le fruit reçu), ensuite elle métamorphose la pomme moins en messager qu’en entremetteuse choisie pour sa ressemblance avec l’aimé (avec le temps il cessera comme elle d’attirer les désirs).
Ainsi ce petit texte étonnant promeut la pomme au rang de sujet (en lui donnant la parole) afin de réduire celui à qui on la donne à un objet (comme une pomme, il doit être consommé au meilleur moment).

samedi 25 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (4)

En l’honneur du poète Agathon qui vient de remporter le premier prix du concours de tragédies est célébré le banquet dont Platon fait le récit dans le dialogue homonyme.
L’homosexualité de cet ami de Pausanias a été l’objet de la dérision d’Aristophane dans Les Thesmophories, comédie jouée en 411, précisément cinq ans après le triomphe d’Agathon. Aristophane y met en scène Euripide craignant la vengeance des femmes désireuses de le punir d’avoir écrit des pièces misogynes. Le poète tragique a alors l’idée de demander à Agathon d’intercéder en sa faveur en se faisant passer pour une femme à l’assemblée où les comploteuses machinent sa perte. Aristophane fait alors apparaître Agathon en travesti. Mais Euripide a beau le supplier en mettant en relief ses atouts :
« Toi tu es joli garçon, le teint blanc, rasé de prés, voix de femme, délicat, charmant à voir. » (trad Eugène Talbot 1897)
Agathon refusera d’aider son ami, ce que sanctionnera immédiatement la réplique assassine de Mnésiloque, beau-père d’ Euripide :
« Agathon : N’espère donc pas qu'aujourd'hui nous nous exposions à ton mal : nous serions fous. Mais ce qui t'est personnel, supporte-le toi-même. C'est justice de supporter les malheurs, non par la ruse, mais par la patience.
Mnésiloque : En effet, toi, débauché, tu t'es élargi le derrière, non par des paroles, mais par la patience. »
Agathon disparaît vite alors de la scène, laissant l’impression d’un lâche débauché.
C’est une toute autre image que le lecteur se fait de l’homme qui porte le nom d’Agathon quand il lit l’épigramme que Platon lui aurait consacrée :
« Mon âme, lorsque j’embrassais Agathon, je l’avais sur mes lèvres
Elle y était venue, oui, la malheureuse, comme pour passer en lui. » (III 32)
Epigramme sublime qui fait du baiser non l’expression de la possession gourmande mais celle du don de soi et qui confère à « mourir d’amour » un sens inédit. Je pense alors subitement à Wittgenstein, écrivant dans les Recherches philosophiques que « le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine » (p. 254 Gallimard 2004). Robert Genaille, lui, a malheureusement rendu ces deux vers presque ridicules :
« En aimant Agathon j’avais mon âme au bord des lèvres (qui ne pense alors à l’expression du dégoût : « avoir le coeur au bord des lèvres » ?)
Et la pauvre est passée en lui (ou la maladresse de confondre la mort métaphorique avec la mort réelle) »
Même s’il explicite un peu lourdement l’épigramme, l’écrivain latin Aulu-Gelle en avait, je crois, mieux compris l’intention :
« XI. Vers érotiques par lesquels Platon s'essayait, étant encore jeune, à la poésie tragique.
Il est deux vers grecs devenus célèbres, et que beaucoup de gens instruits ont jugé dignes d'orner leur mémoire, tant ils ont de grâce et d'élégance dans leur brièveté ! Un grand nombre d'auteurs anciens les attribuent au philosophe Platon, comme un jeu d'esprit par lequel il aurait préludé dans sa jeunesse aux tragédies qu'il voulait composer :
En donnant un baiser à Agathon, j'avais l'âme sur les lèvres ; elle y était venue toute troublée, comme pour s'enfuir.
Un de mes amis, jeune nourrisson des muses, a développé ce distique dans une pièce de vers, où la licence de l'imitation ne s'est pas affûtée aux mots ; et comme ces vers ne m'ont pas paru indignes d'être retenus, je les cite ici :
Lorsque de ma bouche mi-close je baise mon jeune ami, et que je respire sur ses lèvres le parfum de son haleine, mon âme languissante et blessée accourt sur les miennes, et cherche à se frayer un passage entre ces deux rives charmantes. Alors si nos bouches demeuraient unies un seul instant de plus, mon âme brûlante d'amour passerait de mon corps dans le sien. Oh ! quel prodige ce serait ! Je serais mort à moi-même, et je vivrais en lui ! » (Nuits attiques XIX trad. Charpentier-Blanchet 1927)
Je terminerai par l’évocation d’un autre baiser donné à Agathon. Il est le fait d’Euripide et est rapporté par Elien, autre compilateur :
« Dans un grand repas que le roi Archélaüs donnait à ses amis, et où chacun se piqua de boire, Euripide qui avait bu sans ménagement, se trouva insensiblement ivre. Agathon, poète tragique, âgé d'environ quarante ans, était assis auprès de lui sur le même lit. Voilà qu'Euripide se jette à son cou, et l'embrasse tendrement. "Eh quoi! dit Archélaüs, Agathon vous paraît-il encore aimable ?" "Oui, par Jupiter, répondit Euripide : le printemps de la beauté n'est pas plus beau que son automne. " » (Histoires variées 13-4 trad. de Dacier 1827)
« Le printemps de la beauté n’est pas plus beau que son automne » : la formule n’est-elle pas magnifique ?

vendredi 24 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (3)

Smith dans son Dictionary of Greek and Latin Biography and Mythology (1844-1880) rapporte qu’Alexis, poète comique, aurait ridiculisé Platon dans une pièce de théâtre ayant pour titre Le Parasite. Est-ce le même homme dont Platon fut épris et à propos duquel il composa l’épigramme suivante ?
« Eh bien, je n’ai eu qu’à dire d’Alexis « Il est beau »,
Et voilà qu’on le regarde, que de toute part tous les regards se tournent vers lui.
Mon coeur, pourquoi montrer un os à des chiens, et avoir de la peine après ?
N’est-ce pas ainsi que nous avons perdu Phèdre ? » (III 31)
Lecteur du Banquet, j’avais identifié la beauté humaine à un pâle reflet de la Beauté. Néanmoins cette beauté corporelle exercait sur les hommes le même pouvoir d’attraction que si elle avait été la Beauté en soi. Elle était l’appât que mordait le désir, Diotime l’initiatrice disant connaître l’art de se servir de cet appeau pour élever l’homme jusqu’au Désirable Absolu.
Aussi suis-je surpris de découvrir ici une autre image de la beauté. Elle apparaît aux hommes non plus immédiatement mais par la médiation de la parole du philosophe. Celui-ci leur révèle la beauté et on le croit d'autant plus qu’il est lui-même l’objet de tous les regards :
« Néanthe de Cyzique raconte que, lorsque Platon se rendit à Olympie, tous les Grecs se retournèrent sur son passage. » (III 25)
Mais je n’irai pas jusqu’à penser que cette épigramme illustre la théorie du désir mimétique soutenue par René Girard. Cela reviendrait à dire que c’est le désir de Platon qui voit le corps d’Alexis comme beau et ainsi le rend désirable aux yeux de tous. Un tel subjectivisme me paraîtrait étrange dans le cadre platonicien.
Non, bien que beau d’une Beauté empruntée, le corps d’Alexis est réellement beau. C’est cette beauté que Platon découvre et c’est cette découverte qu’il communique aux autres.
Seulement il n’est pas Diotime. Elle, se faisait fort de pouvoir défaire l’amant de l’attachement à l’aimé en lui faisant voir un reflet plus intense de la Beauté dans la multiplicité indéfinie des beaux corps. Malheureusement Alexis n’est pas celui dont le regard des autres va vite se détourner pour, cessant de se fixer sur la beauté physique individuelle, embrasser la beauté physique en général.
Alexis est bien plutôt celui que Platon désigne involontairement à la meute. J’imagine que les chiens qui la composent sont les amants que Pausanias dans Le Banquet associe à Aphrodite la Populaire :
« Les gens de cette espèce, en premier lieu, n’aiment pas moins les femmes que les jeunes garçons ; en second lieu, ils aiment le corps de ceux qu’ils aiment plus que l’âme ; enfin, autant qu’ils le peuvent, ils recherchent les garçons les moins intelligents, car leurs visées vont uniquement à l’accomplissement de l’acte, mais ils ne s’inquiètent pas que ce soit ou non de belle façon. » (181 b trad. de Léon Robin)
Tel un os dévoré par le chien, l’aimé est détruit par la possession de l’amant. Alors, s’adressant à son coeur, Platon souffre peut-être de n’avoir pu honorer Alexis à la façon d’Aphrodite la Céleste. En échange de son corps Alexis aurait reçu de l’amant de quoi devenir un homme à son tour. Pausanias fait clairement dans Le Banquet la théorie de cet amour. Il y a encore initiation mais plus à la manière grandiose de Diotime. Ce n’est pas l’amant qui, entraîné par le corps de l’aimé, s’élève jusqu’à l’Incorporel ; c’est l’aimé qui, grâce à la parole de l’amant, accède aux règles et aux valeurs du monde des hommes mûrs. D’avoir été jeté à la pâture des chiens affamés, Alexis a perdu la possibilité de devenir un homme à l’image de l’amant qui l’aurait adoré.
Non seulement Platon a perdu Alexis autant que Phèdre, mais eux-mêmes, par la faute de cette perte, n’ont pas pu se trouver.

jeudi 23 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (2)

Dans le récit de Diogène, Dion était jusqu’à présent un personnage public, maillon essentiel dans la relation entre Denys le Jeune et Platon. Subitement il se métamorphose en être aimé par Platon. Ainsi l’entreprise politico-philosophique se teinte d’une couleur sentimentale et passionnelle qu’elle n’avait pas jusqu’alors, suggérant au lecteur que c’est par amour pour Dion que Platon se laisse entraîner dans ses aventures siciliennes. On est alors porté à penser que, si Platon s’est retrouvé esclave, c’est d’abord parce qu’il s’est soumis, comme tout amant, à la volonté de l’aimé.
« Les larmes d’Hécube (femme de Priam, elle représente la Souffrance Maternelle, pour avoir eu cinquante enfants tous morts pendant la guerre de Troie) et des femmes d’Ilion (Troie)
furent par les Moires filées dès l’heure de leur naissance.
Mais à toi, Dion, qui dressas un trophée de belles actions,
les divinités t’avaient versé largement l’espérance.
Et voilà que tu gis dans ta vaste patrie, honoré par tes concitoyens
toi qui as rendu mon coeur fou d’amour, Dion. » (III 30)
Platon rapporte en effet dans la Lettre VII que Dion périt assassiné à Syracuse alors qu’il avait pris le pouvoir en chassant manu militari son neveu, Denys II. Tout se passe comme si, les tentatives diplomatico-philosophiques ayant échoué, il n’était plus resté que la solution militaire. Ainsi la mort de Dion a dans la description platonicienne un air de famille avec la fin de Socrate. Platon peut ainsi être caractérisé comme le philosophe dont le maître et le disciple payent de leur vie leur volonté de prendre la philosophie au sérieux.
Reste un trait surprenant dans l’image que l’épigramme donne de Dion. Alors que le Destin (personnifié par les trois Moires) fixe fatalement et sans exception la vie de chacun, il se serait trouvé, concernant Dion, face à un pouvoir supérieur. Or, une telle force n’existe pas dans la mythologie grecque puisque même les dieux sont soumis aux décisions des Moires.
La figure de Dion, vue ainsi, est donc absolument inédite puisque sa vie se déroule d’une manière telle qu’elle est radicalement inintelligible dans le cadre des croyances partagées. Dion est l’homme soutenu par le Destin et défait par un x qui n’a pas d’existence reconnue.
On me rétorquera : ce n’est qu’une manière de dire que Dion avait tout pour réussir et que l’amour de Platon était donc excellemment placé. Il n’en reste pas moins que la métaphore qui exprime l’idée est, sauf erreur de ma part, mythologiquement impossible.

mercredi 22 février 2006

Les épigrammes amoureuses de Platon (1)

Diogène consacre quelques pages aux amours de Platon. Lisons les quelques épigrammes que Platon est censé avoir écrites à ceux qu’il aimait.
« Tu contemples les astres, mon Aster ; puissé-je être le ciel, pour te contempler avec des yeux innombrables. » (III 29)
Aster veut dire « étoile » en grec: Luc Brisson ne sait pas si le mot est un nom propre ou si la métaphore de l’astre illustre la beauté de Phèdre. Quant à l’activité de cet Aster, elle n’aurait rien à voir avec l’intérêt qui fit chuter Thalès mais serait seulement le produit d’un jeu de mots, un peu comme si l’on écrivait : « Que fait une star ? Elle regarde les étoiles. »
Reste que ce texte, involontairement sans doute, illustre clairement la position de l’amant par rapport à l’aimé. Le premier regarde le second qui ne le regarde pas...
On peut lire ces vers aussi à la lumière de l’allégorie de la Caverne. Cet aimé starifié a, comme le prisonnier au terme de sa longue remontée vers le jour, le regard dirigé vers le haut. Mais l’amant Platon, infidèle à ses aspirations philosophiques, rêve, lui, d’être en haut pour mieux voir ce qui est en bas. Non plus deux yeux pour contempler mille étoiles mais mille étoiles pour contempler deux yeux...
« Aster, jadis tu brillais parmi les vivants, étoile du matin, alors que maintenant, trépassé, tu brilles, étoile du soir, parmi les morts. » (29)
Aster est donc devenu un astre ; Epicure dans la Lettre à Ménécée dit que le sage est comme un dieu parmi les hommes. Platon, comme tous les amants, est assez insensé pour s’imaginer que, sur le fond terne de tous les autres, seul brille l’aimé.

Commentaires

1. Le mercredi 22 février 2006, 19:50 par ad
Superbe site, je me régale !
2. Le mercredi 24 mai 2006, 17:36 par Lena
Je cherchais longtemps des poèmes de Platon et je suis très heureuse que j'ai trouvé ici ces deux.
Merci beaucoup!

mardi 21 février 2006

La lecture de Diogène Laërce est-elle désespérante ?

Dans la deuxième Considération inactuelle, intitulée De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie (1874), Nietzsche dénonce l’enseignement de l’histoire en tant qu’il développe une pensée relativiste et, par là même, impropre à orienter. A cette occasion, il cite une lettre dans laquelle le poète allemand Hölderlin (1770-1843) donne l’impression qu’il a retirée de la lecture de Diogène :
« Le jeune homme est ainsi devenu un sans-patrie, il doute de toutes les coutumes et de toutes les idées. Il le sait bien à présent : autres temps, autres moeurs ; peu importe donc ce que tu es. Dans une mélancolique atonie, il laisse défiler devant lui une opinion après l’autre, et il comprend l’état d’âme et la parole de Hölderlin, après la lecture de l’ouvrage de Diogène Laërce sur la vie et la doctrine des philosophes grecs : « Une fois que j’ai ressenti cette impression souvent éprouvée déjà, que ce caractère transitoire et éphémère des pensées et des systèmes de l’homme m’affecte d’une manière plus tragique que les vicissitudes habituellement considérées comme seules réelles ». » (trad. Albert révisée par Lacoste)
J’imagine que la lecture de Diogène peut encore décourager même si la multiplicité qu’il dépeint est si éloignée de nous que le rapprochement avec les disputes de philosophes plus contemporains ne va pas de soi. Son livre m’apparaît plus comme un télescope qui permettrait de découvrir ce qui s’est passé il y a bien longtemps sur une autre planète que comme une description éternellement vraie de la condition humaine quand elle s’acharne à philosopher.
D’abord c’est une planète où pullulent les philosophes et où ils ne font donc que se rencontrer, se critiquer, se moquer les uns des autres, laissant peu de place pour les gens ordinaires ou pour les autres hommes d’exception. Au fond les Vies m’introduisent dans une sorte de zoo, où on ne voit presque que des exemplaires d’une seule espèce : homo paleophilosophicus.
En effet ils sont des "paléophilosophes" au sens où ils ont tous une très haute idée de la philosophie qu’ils défendent, même les sceptiques avec leur silence savant. Ils attendent d’elle qu’elle dise le fin mot de l’affaire ou qu’elle ait le dernier mot. Bien sûr chacun ne cesse pas de se faire clouer le bec par les adversaires, mais ils partagent tous l' idée que le silence devrait se faire quand ils parlent.
Philosopher aujourd’hui ce n’est généralement plus vouloir occuper cette place royale qu’aucun, même parmi les plus grands, n’a pu garder bien longtemps. Ce qui manque à tous ces philosophes antiques, c’est par définition la connaissance que nous avons de la longue histoire qui nous sépare d’eux. Instruits par les échecs des entreprises les plus ambitieuses, nous sommes devenus plus modestes et quelquefois même enclins à considérer que la philosophie aujourd’hui doit se convertir en thérapeutique des maladies philosophiques : par exemple le penchant de l’esprit à généraliser ou bien à chercher l’ essence de ceci ou de cela, dans une irrésistible tendance à nier la diversité des usages linguistiques et des formes de vie.
Vu sous ce jour, le philosophe n’a plus l’ambition de construire le Système qui mettra fin à la préhistoire philosophique, plus attentif qu’il est à dénoncer les mythes naissant au sein de la philosophie ou en dehors d’elle.
Reste que si ces philosophes antiques ont des côtés bien archaïques, leurs joyeuses disputes aiguisent l’esprit du lecteur, prêt par cet exercice à ne se laisser prendre au piège d’ aucune chanson. De les voir se battre rend combatif même si l’on sait bien que les cibles d’aujourd’hui ne sont plus celles d’hier.
Et puis, quoi qu’il en soit de leurs vérités théoriques, ces penseurs anciens ne sont pas que des bouches récitantes ; ils ont des manières de vivre suggestives, même si nous ne croyons plus à la possibilité de fonder sur la philosophie une bonne conduite. Pour reprendre une expression de Wittgenstein, s'appliquant, je crois, aux récits évangéliques, leurs faits et gestes sont des « règles de vie mises en image ». Même si nous ne partageons plus leur idée qu’il y a parmi toutes les vies une vie vraie, certains encore sont capables d’éveiller en nous de l’admiration et de l’étonnement. Certes nous savons bien que Diogène ne rapporte pas des faits, mais peu importe, ne peut-on pas voir de la grandeur (ou de la bassesse) dans les actions d’un personnage de roman ?
Si Diogène devait nous décourager, ce ne serait pas parce qu’il met en évidence que la philosophie a une histoire et qu’on ne sort pas de la caverne platonicienne (nous le savons encore mieux que lui) mais parce qu’il a inventé des héros si divins qu’à côté d’eux on se sent, il est vrai, bien humain...

lundi 20 février 2006

Platon, flatteur de Denys ?

Sur le troisième et dernier voyage de Platon à Syracuse, Diogène est laconique :
« Il vint une troisième fois en Sicile pour réconcilier Dion et Denys. Et c’est sans avoir obtenu de résultat qu’il revint dans sa patrie. » (III 22)
Certes Diogène a raison d’enregistrer à nouveau l’échec, cependant dans sa brièveté, il reste inexact. Comme nous l’apprend la lettre VII, c’est soumis à des pressions venant de tous les côtés et trompé par le bruit selon lequel le jeune tyran se serait définitivement passionné par la philosophie que, contre son gré, Platon va tenter sa chance une dernière fois mais sans succès. Denys ne deviendra pas disciple de philosophe et encore moins philosophe, malgré les efforts constants de Platon, qui, il faut lui rendre justice, ne sort pas affaibli de ces aller et retour entre Athènes et Syracuse.
Certes Diogène, au moment de rapporter toute la malveillance dont Epicure est l’objet, cite un livre de Timocrate Réjouissances dans lequel Epicure est accusé d’avoir dit des platoniciens qu’ils étaient des « flatteurs de Denys » (X 8)
Mais comment interpréter un tel propos ? Est-ce finalement si injurieux de le prêter à Epicure ? Certes ni le récit de Platon, ni celui de Diogène ne justifient la référence à la flatterie. Mais ce qui ressort tout de même de ces récits, c’est la volonté platonicienne de réformer le pouvoir politique en le moralisant. A cette fin, Platon, s’il n’est pas flagorneur, est attentif à mettre le tyran de son côté, du moins tant qu’il croit que l’espérance d’une conversion est fondée.
Or, il va de soi qu’aux yeux d’Epicure tisser des liens entre le philosophe et le politique est une entreprise totalement vaine qui part d’une compréhension très insuffisante de la foule et de ceux qui la gouvernent. Non seulement le philosophe ne peut pas attaquer frontalement la folie commune mais, en plus, il est certain qu’en s’y cassant les dents il ruinera sa propre vie.
En tout cas, même si l'expression est excessive, Epicure me paraît avoir mieux compris les visées platoniciennes que Pascal qui, somme toute, donne une image plutôt hédoniste et, je crois, radicalement fausse de Platon :
« On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques, ils l’ont fait en se jouant. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie ; la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S’ils ont écrit de politique, c’était comme pour régler un hôpital de fous. Et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose, c’est qu’ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensent être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se peut. » (Pensées fragment 472 éd. Le Guern)
Or, Platon écrit explicitement dans la Lettre VII qu’il ne faut pas s’acharner à conseiller des dirigeants politiques qui, tels des malades indociles, ne veulent en faire qu’à leur tête :
« Quand on donne des conseils à un homme malade et qui suit un mauvais régime, la première chose à faire pour le ramener à la santé est de changer son mode de vie. Et si le malade accepte d’obéir, il faut dès lors lui faire encore d’autres recommandations. En revanche, s’il refuse (de se soigner), celui qui renoncerait à conseiller un tel malade, je le tiendrais pour un homme et pour un médecin ; mais celui qui se résignerait (à lui donner d’autres conseils), je le tiendrais au contraire pour quelqu’un qui n’est ni un homme, ni un médecin. » (330 cd)
Platon a bel et bien pensé le philosophe comme médecin du politique et c’est sans doute ce qu’Epicure ne lui pardonnait pas. Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal (1886) a d’ailleurs commenté cette pique épicurienne :
« Que les philosophes peuvent être méchants (disant cela, Nietzsche sympathise tout à fait avec le point de vue de Diogène au moment où il rapporte la prétendue calomnie) ! Je ne sais rien de plus venimeux que la plaisanterie (en était-ce une ?) que s’est permise Epicure à propos de Platon et des platoniciens : il les appelait « dionysiokolakes », ce qui signifie, au sens premier et littéral du mot : flatteurs de Denys, c’est-à-dire domestiques de tyrans et lécheurs de bottes ; mais cela veut dire encore : « ce ne sont tous que des comédiens, sans rien d’authentique » (car dionysiokolax était le sobriquet populaire qu’on donnait au comédien). Et c’est ce dernier sens qui fait à proprement parler la méchanceté du trait d’Epicure contre Platon (on devine qu’ici Nietzsche associe la lucidité à la méchanceté) : il s’irritait de la mise en scène et des airs majestueux auxquels s’entendaient si bien Platon et ses disciples et dont il était si incapable, lui, le vieux pédagogue de Samos, qui, tapi dans son jardinet d’Athènes, écrivit trois cents livres, peut-être par colère contre Platon, qui sait ? Et par esprit d’émulation ? Il fallut cent ans pour que la Grèce découvrît enfin qui était en réalité ce dieu des jardins, Epicure. Mais le découvrit-elle vraiment ? » (Des préjugés des philosophes 7 trad. de Albert révisée par Lacoste)
Qu’Epicure ait eu les préférences de Nietzsche, cela va de soi. Il n’a pas besoin, lui, d’un autre monde pour expliquer le nôtre. Platon, en revanche, est la cible constante de Nietzsche qui identifie le Monde Intelligible à une construction imaginaire fondée sur l’incompréhension radicale du lien qui unit la réalité au temps, ce qui se passe à ce qui passe, ce qui a lieu au transitoire et à l’éphémère.
Il est vrai que même si Platon ne se prosternait pas devant les puissants, il rêvait néanmoins de hisser leurs pensées à la hauteur des Essences éternelles.

dimanche 19 février 2006

Platon et la Sicile (3)

A l’origine du deuxième voyage de Platon en Sicile, il y a l’empressement de Dion, beau-frère de Denys I, à le voir venir guider Denys II (alors âgé d’une trentaine d’années et successeur de son père) et son espérance de voir réalisée ainsi l’union de la philosophie et du pouvoir politique. En effet Dion, dans la lettre qu’il écrit à Platon, le prie de venir rapidement tant le risque est grand que des philosophes d’autres tendances ne parviennent à faire partager leurs vues au nouveau tyran (d’après Luc Brisson, il se serait agi entre autres d’Aristippe de Cyrène et d’Eschine le Socratique).
Platon fait clairement part de ses hésitations. Même s’il ne doute pas de la maturité de Dion qui a désormais 42 ans, il se méfie de l’emballement pour la philosophie des jeunes qui constituent son entourage :
« Les passions des hommes de cet âge sont promptes et changent souvent en sens contraire. » (327 b)
Cependant il voit dans cette invitation une occasion de mettre en pratique ses idées et de se prouver à lui-même qu’il n’ est pas qu’un théoricien :
« C’est donc dans cet état d’esprit et résolu à réaliser cette tâche que je quittai Athènes, non pour les motifs que me prêtaient certains, mais de peur surtout de passer à mes propres yeux pour quelqu’un qui n’est rien qu’un beau parleur et qui, en revanche, se montre incapable de s’attaquer résolument à une action. » (327 c)
En plus, il réalise que, même si Dion est alors influent à Syracuse, le risque est cependant grand, si Platon n’apporte pas toute sa force à sa cause, que ses ennemis ne l’emportent et ne le contraignent finalement à l' exil.
Une fois arrivé à Syracuse, Platon, de concert avec Dion, fait preuve d’une grande intelligence puisqu’il cherche à convaincre Denys II de l’avantage politique d’une conversion à la philosophie. Il oppose pour cela les échecs politiques de Denys I à ce que pourrait réaliser son fils s’il changeait de mode de vie.
On peut analyser ainsi le processus exposé par Platon en trois étapes : d’abord « vivre chaque jour de façon à devenir le plus possible maître de soi » (331 d); ensuite – et c’est la conséquence de cette nouvelle orientation donnée à la vie personnelle – « se gagner des amis fidèles et des partisans » (331 e); enfin confier les charges politiques décisives à ces hommes-là. Platon fait ainsi miroiter à Denys II la reconquête de la Sicile tout entière sur ceux qu’il appelle les Barbares, précisément les Carthaginois. A ce stade, Platon avance masqué, sans même, semble-t-il, parler clairement philosophie :
« Nous ne lui tenions pas un langage aussi explicite – c’eût été imprudent en effet -, mais nous nous exprimions à mots couverts et nous nous acharnions, dans nos entretiens, à lui expliquer que c’est ainsi que tout homme assure son propre salut et le salut de ceux dont il est le chef, tandis que, s’il ne se tourne pas vers cette direction, il aboutit au résultat exactement contraire. » (332 d)
A première vue, cet enseignement, quelle qu’en soit l’habileté, échoue, puisque trois mois après l’arrivée de Platon, l’entourage de Denys, extrêmement hostile à Dion, marque un point : en effet, le tyran accuse son oncle de complot et le contraint à s’exiler.
Platon craint alors d’être accusé de complicité (une rumeur court même selon laquelle Denys II voudrait sa mort) ; en fait le tyran le presse de rester à Syracuse et le contraint implicitement à ne pas quitter l’île en lui offrant l’hospitalité du palais fortifié où lui-même réside. Alors que se développe une nouvelle rumeur disant que Denys II s’est épris pour Platon « d’une affection tout à fait extraordinaire » (330 a), le philosophe, loin d’être roi, est bel et bien prisonnier en fait du monarque.
Platon livre une analyse des motivations de Denys II. Celui-ci, jaloux en somme, aurait voulu prendre dans le coeur de Platon la place occupée par Dion. Mais, aux yeux du philosophe, il n’y avait qu’un seul moyen pour ce faire :
« Me fréquenter comme élève et comme auditeur de mon enseignement philosophique » (330 a)
Or, si Denys II se refuse à passer sous le joug philosophique de Platon, c’est qu’il pense qu’en devenant le disciple de Platon, il ferait justement le jeu de Dion et mettrait donc en péril son propre pouvoir. Le roi craint d’être détrôné s’il devient philosophe. Denys II, loin d’être ridicule, a peut-être raisonné en politique avisé. Machiavel ne serait alors pas loin, qui contre Platon avertirait le prince que le rapport de forces est en défaveur de celui qui ne se contente pas d’agir dans le monde politique en suivant exclusivement les règles du jeu politique.
Platon, chasseur à l’affût, reste pourtant aux aguets, prêt à la première occasion à sauter sur sa proie philosophique :
« De mon côté, je supportais tout, en gardant l’état d’esprit initial, celui dans lequel j’étais venu, au cas où il pourrait éprouver le désir de mener une vie philosophique. » (330 b)
Ce deuxième voyage prend fin quand Platon parvient à convaincre Denys II de le laisser rentrer à Athènes, ce que le tyran accepte en échange de la promesse de Platon de revenir avec Dion à Syracuse s’il le leur demande.
Je viens donc de présenter en m’appuyant sur les termes de Platon, précisément la lettre VII, ce qu’il en est de la seconde tentative de Platon de transformer philosophiquement le pouvoir politique. Mais que dit Diogène ?
Encore une fois, Platon ne sort pas grandi du récit que Diogène fait de ses aventures. Disparaissent les hésitations, le scrupule, l’adresse et le tact platoniciens. En effet le chef de l’Académie n’y serait pas allé par quatre chemins :
« (Il) se rendit une deuxième fois en Sicile pour demander à Denys le Jeune un territoire et des hommes qui vivraient conformément à sa constitution. » (III, 21)
Il me semble donc que Platon demande à Denys II d’accepter de le laisser coloniser une partie du pays qu’il gouverne. Platon ne serait pas venu en conseiller incertain mais en futur roi-philosophe ! Comme lors du premier voyage, à cause de sa franchise brutale, il se retrouve dans de beaux draps. En effet, Denys, soucieux comme dans la lettre VII de préserver son pouvoir, ne tient pas la promesse qu’il aurait faite de satisfaire les exigences de Platon, que Diogène d'ailleurs va jusqu’à dépeindre en quasi comploteur :
« Certains racontent que Platon se trouva même en danger, pour avoir encouragé Dion et Théodotas à libérer l’île » (21)
A nouveau, c’aurait été grâce au bon soin d’un autre philosophe, Archytas le Pythagoricien, que Platon aurait pu rentrer sain et sauf à Athènes. Ce qui vaut au lecteur le plaisir de lire une lettre prétendument envoyée par Archytas à Denys II dont la première phrase donne de Platon une image ambiguë tant il est désigné à la fois comme l’ami secouru et comme l’objet soumis d’une négociation entre égaux :
« Nous, tous les amis de Platon, t’avons envoyé Lamisque et Photidas avec pour mission de prendre livraison de notre homme aux termes de l’accord que nous avons conclu avec toi. » (22)
En somme, Platon dans le marchandage est presque devenu marchandise. Partir avec les prétentions d’un futur monarque et revenir dans les bagages d’un philosophe d’une secte ennemie, c’est donc le parcours peu enviable de Platon, revu et corrigé par Diogène.

jeudi 16 février 2006

Platon et la Sicile (2)

C’est la Passion de Platon selon Diogène que je vais vous raconter même si elle est plus courte que celle du Christ et finit par une résurrection plus intelligible.
Première station : il est livré à Pollis le Lacédémonien pour qu’il le vende comme esclave. Deuxième station : conduit à Egine, il est mis en vente. Troisième station : en vertu d’une loi condamnant à mort tout Athénien posant le pied sur le sol de l’île (c’est l’anti-hospitalité par excellence, d’autant plus que Platon est contraint de se rendre sur l’île), Charmandre (un inconnu) requiert contre lui la peine capitale.
Diogène donne alors deux versions de la commutation de sa peine :
« Quand quelqu’un eut fait remarquer, par manière de plaisanterie, que l’Athénien qui avait débarqué était un philosophe, les Eginètes relaxèrent Platon. » (III 19)
J’imagine que le quidam a pris le ton de la servante de Thrace quand elle se moquait de Thalès. Comme le sage était tombé dans le trou par inadvertance pour avoir eu les yeux fixés sur les astres, le philosophe, lui aussi dans la lune, se serait retrouvé sur l’île sans le vouloir. Ainsi Platon aurait sauvé sa peau parce qu’il n’aurait été qu’un philosophe.
La deuxième version lui attribue un plus beau rôle :
« Certains racontent que Platon fut conduit devant l’Assemblée et que là, gardant obstinément le silence, il attendit sans broncher la suite des événements. Les Éginètes décidèrent de le faire mettre en vente, comme si c’était un prisonnier de guerre. » (19)
Je pense alors aux premières lignes des Essais de Montaigne :
« La plus commune façon d’amollir les coeurs de ceux qu’on a offensez, lors qu’ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur mercy, c’est de les esmouvoir par submission à commisération et à pitié. Toustefois le braverie, et la constance, moyens tous contraires, ont quelque fois servi à ce mesme effect. »
Je fais alors l’hypothèse que Platon, déguisé en stoïcien, illustre la deuxième tactique. Parcourant rapidement ce premier et très court chapitre du livre I, un heureux hasard me fait tomber sur un paragraphe que Montaigne consacre au premier responsable des malheurs de Platon, Denys I. On y apprend que si les Eginètes avaient eu le tempérament du tyran, Platon aurait filé un mauvais coton :
« Dyonysius le vieil, après des longueurs et difficultez extremes, ayant prins la ville de Rege, et en icelle le capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l’avait si obstinéement defendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il lui dict premierement comment, le jour avant, il avait faict noyer son fils et tous ceux de sa parenté. A quoi Phyton respondit seulement, qu’ils en étaient d’un jour plus heureux que luy. Après, il le fit despouiller et saisir à des bourreaux et le trainer par la ville en le foitant très ignominieusement et cruellement, et en outre le chargeant de felonnes paroles et contumelieuses. Mais il eut le courage tousjours constant, sans se perdre ; et, d’un visage ferme, alloit au contraire ramentevant (rappelant) à haute voix l’honorable et glorieuse cause de sa mort, pour n’avoir voulu rendre son païs entre les mains d’un tyran ; le menaçant d’une prochaine punition des dieux. Dionysius, lisant dans les yeux de la commune de son armée qu’au lieu de s’animer des bravades de cet ennemi vaincu, au mespris de leur chef et de son triomphe, elle alloit s’amolissant par l’estonnement d’une si rare vertu et marchandait de se mutiner, estant à mesme d’arracher Phyton d’entre les mains de ses sergens, feit cesser ce martyre, et à cachettes l’envoya noyer en la mer. »
Certes ce Phyton par son héroïsme dépasse de loin Platon, dont le silence reste somme toute une désapprobation bien modeste. Cette résistance finalement plutôt ambiguë a la chance, si j'en crois donc Montaigne qui insiste sur l'incertitude foncière de ces réactions contradictoires, de ne pas exacerber les passions des Eginètes. Platon est encore servi par la fortune quand il croise le chemin d’un autre philosophe Annicéris de Cyrène * qui le sauve en l’achetant pour vingt ou trente mines (j’en conclus que Platon vaut jusqu’à cinq fois moins que les oeuvres de Philolaos qu’il avait fait acquérir par Dion, le beau-frère du tyran) et le renvoie chez lui. Décidément l’argent joue un rôle important dans ce récit : il apporte à Platon et la liberté et une philosophie ! En tout cas Annicéris rentre dans ses frais, remboursé qu’il est à la fois par les partisans athéniens de Platon et par Dion. Des premiers, il refuse l’argent et il convertit ce que lui envoie Dion en achetant à Platon « le petit jardin qui se trouve dans l’Académie. » (20)
Le happy end ne serait pas complet si les méchants n’étaient pas punis : le Spartiate Pollis est vaincu par Chabrias, un mercenaire au service d’Athènes et « plus tard il fut englouti dans la mer à Helikè, victime d’un châtiment divin, pour avoir ainsi traité ce philosophe. » (20) C’était normal, Platon descendant de Poséidon ! Quant au châtiment de Denys, il me paraît un peu faible car il se limite à de l’inquiétude et à la peur du qu’en-dira-t-on :
« Ayant appris ce qui s’était passé, il écrivit à Platon de ne pas dire du mal de lui. A quoi Platon répondit dans une lettre qu’il n’avait pas assez de loisir pour s’occuper de Denys. » (21)
A ce point, le récit de Diogène et celui de Platon se rejoignent : le premier fait faire au philosophe tout un long parcours douloureux pour le conduire à l’indifférence vis-à-vis du tyran. Le second ne mentionne même pas Denys I, tant son indifférence est immédiate. Au fond l’imagination n’ aura pas manqué à Diogène pour expliquer pourquoi Platon ne disait rien à propos de Denys.
Détachement forcé (Diogène) ou désintérêt spontané (Platon) ? Il faut, je le répète, faire confiance au premier concerné. En réalité c’est le rejeton du tyran qui intéressera le philosophe.
  • On sait maintenant que Diogène s’est trompé et a confondu ce brave Annicéris de Cyrène dont le seul mérite est d’avoir rendu Platon à la philosophe avec son homonyme, le philosophe cyrénaïque.

mercredi 15 février 2006

Platon et la Sicile (1)

Dans l’édition de la Pléiade (1950) figurent treize lettres attribuées à Platon. Aujourd’hui il est certain qu’onze d’entre elles sont fausses. Restent la septième et la huitième dont on ne peut déterminer ni la fausseté ni l’authenticité. L’éminente Monique Dixsaut se référant néanmoins à la lettre VII pour clarifier la position de Platon sur l’écriture (Platon p.18), j’emprunterai sa voie pour déterminer ce que Platon est allé faire en Sicile. C’est en effet par rapport à ce récit originaire que j’apprécierai la version qu’en donne Diogène Laërce.
Platon aurait eu à peu près 40 ans quand il est allé pour la première fois en Sicile, précisément à Syracuse, à la cour du tyran Denys I. S’il ne donne pas les raisons de son voyage, il a néanmoins présenté auparavant de manière circonstanciée les déceptions qu’a causées en lui l’histoire récente d’Athènes, la dernière en date étant le procès et l’exécution de Socrate. Son expérience politique le conduit alors à penser que « le genre humain ne mettra pas fin à ses maux avant que la race de ceux qui, dans la rectitude et la vérité, s’adonnent à la philosophie n’ait accédé à l’autorité politique ou que ceux qui sont au pouvoir dans les cités ne s’adonnent véritablement à la philosophie, en vertu de quelque dispensation divine. » (326 ab trad. de Luc Brisson)
Arrivé à Syracuse, il découvre un mode de vie qui n’a rien de philosophique :
« Une fois sur place, cette vie qui là-bas encore était dite heureuse, parce que remplie de ces tables servies à la mode d’Italie et de Syracuse, ne me plut nullement sous aucun rapport : vivre en s’empiffrant deux fois par jour et ne jamais se trouver au lit seul la nuit, sans compter toutes les pratiques qu’entraîne ce genre de vie, voilà, en effet, des moeurs qui ne permettront jamais à aucun homme au monde, qui les aurait pratiquées depuis l’enfance, de devenir sage – il n’est pas de nature exceptionnelle où l’on trouve ce mélange – et encore moins de devenir un jour tempérant. » (326 bc)
Lors de ce premier séjour, Platon convertit néanmoins à la philosophie Dion d’environ 21 ans, frère d’Aristomaque, l’épouse de Denys I.
Voilà pour l’essentiel. Lisons maintenant le récit qu’en fait Diogène, sachez tout de suite qu’il est romanesque et mouvementé !
On apprend d’abord que c’est en touriste géographe que Platon va en Sicile :
« La première fois, ce fut pour voir l’île et ses cratères. » (III, 18)
Alors que Platon ne mentionne même pas Denys I dans le récit de son premier voyage, Diogène fait jouer à ce dernier un rôle adéquat à sa fonction politique :
« Et, à cette occasion, Denys, fils d’Hermocrate, qui était tyran, força Platon à entrer en rapport avec lui. Mais quand, au cours d’une conversation sur la tyrannie, Platon soutint que ne pouvait être considéré comme le bien suprême ce qui était dans l’intérêt du seul tyran (c’est même un euphémisme : dans la typologie platonicienne des régimes politiques, Platon place la tyrannie en dernière position), à moins que ce dernier ne se distinguât par la vertu (mais tyran vertueux, c’est cercle carré !), il offensa Denys. En colère, Denys lança en effet : « Tu parles comme un petit vieux », et Platon rétorqua : « Et toi, comme un tyranneau. » (Le ton montait moins entre les deux interlocuteurs quand c’était Genaille qui traduisait : « « Tu me tiens des discours de vieillard ! » — « Et toi des discours de tyran », répliqua Platon. » Mais je dois reconnaître que « petit vieux » est une trouvaille, qui pourrait sortir en plus de la bouche d’un de nos « jeunistes »). Cette réplique mit en fureur le tyran qui dans un premier temps entreprit de faire périr Platon. Par suite de l’intercession de Dion (bien qu’imaginaire, ce rôle est en revanche tout à fait vraisemblable) et d’Aristomène (personnage inconnu : Luc Brisson fait l’hypothèse qu’un copiste a peut-être mal écrit le nom d’Aristomaque), Denys ne mit pas son projet à exécution. » (18-19)
Ouf, mais les malheurs de Platon ne font que commencer...

mardi 14 février 2006

Le livre noir de Platon.

A en croire Diogène Laërce, Platon aurait été un éclectique :
« Il fit une synthèse des doctrines d’Héraclite, de Pythagore et de Socrate. Pour le sensible, c’est selon Héraclite qu’il philosophait, pour l’intelligible, selon Pythagore, et pour la politique, selon Socrate. » (III, 8)
Certes Aristote dans la Métaphysique (A 6) rattachait déjà Platon à ces trois philosophes mais il n’en réduisait pas pour autant le platonisme à n’être qu’un ensemble de parties empruntées à d’autres :
« Après les philosophies dont nous venons de parler, survint la théorie de Platon, en accord le plus souvent avec celle des Pythagoriciens, mais qui a aussi ses caractères propres, bien à part de la philosophie de l’Ecole Italique. » (987 a 30)
A coup sûr philosopher selon Pythagore ne signifie pas nécessairement le recopier, il aurait suffi pour cela que la réflexion personnelle conduise Platon sur les mêmes voies. Mais Diogène dans les lignes qui suivent lève le doute :
« Certains, dont Satyros, racontent que Platon écrivit à Dion en Sicile pour lui demander d’acheter à Philolaos (disciple de Pythagore) trois livres concernant la doctrine de Pythagore, pour 100 mines. En effet, Platon était, dit-on, dans l’aisance, puisqu’il avait reçu de Denys plus de 80 talents ; c’est ce que dit Onétor dans son ouvrage intitulé Le sage peut-il s’occuper d’affaires d’argent ? » (9)
On dira que Diogène se contente de rapporter les dires d’autrui, il n’en reste pas moins que la description est accablante. On peut la résumer à deux chefs d’accusation : d’abord Platon accepte une faramineuse somme d’argent de la part du tyran de Syracuse (en partant du fait qu’une drachme équivalait au salaire moyen quotidien d’un ouvrier qualifié et qu’un talent valait 6000 drachmes, soit 4 ans de travail de ce même ouvrier, 80 talents représentaient donc le salaire global de 8 ouvriers travaillant chacun 40 ans !), ensuite il se sert de ce pactole pour acheter à prix d’or (10000 drachmes !) de précieux originaux afin de les plagier.
Dans la biographie qu’il consacre au livre VIII à Philolaos, Diogène donne une autre version de cette acquisition :
« (Philolaos) a écrit un seul livre ; c’est ce livre que, selon Hermippe rapportant un auteur, Platon le philosophe, venu en Sicile rendre visite à Denys, avait acheté à des proches de Philolaos, pour quarante mines alexandrines d’argent (à peu près deux fois moins cher donc que dans la première version), et c’est de là qu’il avait transcrit le Timée. D’autres disent que Platon l’aurait reçu pour avoir obtenu de Denys l’élargissement d’un jeune homme, disciple de Philolaos. » (85 trad. de Luc Brisson, qui pour sa part dans une note n’exclut pas que l’anecdote soit vraie)
Sur ce sujet, Alexis Philonenko écrit dans ses Leçons platoniciennes (1997): "Une tradition assez répandue dans l'Antiquité veut que Platon, lors de sa rencontre avec les milieux pythagoriciens, se soit procuré avec de l'or, ou par quelque autre moyen, les écrits secrets soit de Pythagore soit de Philolaüs, lequel serait plagié dans le Timée. C'est bien évidemment une fable - ou bien imaginée par les post-pythagoriciens pour annexer le platonisme - ou bien imaginée par les platoniciens pour faire bénéficier les doctrines du maître du prestige qui s'attachait aux mystères du pythagorisme" (p.23).
A vrai dire, je préfère ce Platon lecteur des philosophes qui l’ont précédé au Platon mythique qui aurait tiré sa doctrine de rien, sinon de l’écoute attentive et éblouie de Socrate (à ce propos, Philonenko écrit dans le même ouvrage en se référant autant à Socrate qu'à Platon: " De tels génies ont bien un milieu, ils n'ont point d'origines; bien que ce soit stylistiquement une chose affreuse, j'aimerais dire qu'ils sont causa sui").
Il est clair cependant que Diogène Laërce ne veut pas faire comprendre qu’on ne naît pas Platon mais qu’on le devient par assomption d’un héritage. En effet avec une lourdeur qui ne lui est pas habituelle, Diogène va s’acharner à mettre en évidence que Platon a « pompé » Epicharme. Le lecteur est d’autant plus surpris que cet Épicharme est présenté comme poète comique. Pourtant Platon ne lui aurait repris rien moins que sa distinction fondamentale entre le monde sensible (accessible à la perception) et le monde intelligible (conçu exclusivement par la raison). Est-ce pour enfoncer le clou ? Diogène en tout cas ne se contente pas d’indiquer sa source, comme il le fait très probement à chaque fois, mais il en recopie un extrait de cinq longues pages où l’auteur Alcimos, disciple de Stilpon, dresse un véritable procès-verbal ravageur en faisant suivre des quasi citations platoniciennes de textes écrits par Epicharme lui-même. Le titre de l’ouvrage dont Diogène tire ce long passage, Contre Amyntas, met en évidence qu’il s’agit sans doute d’un règlement de comptes entre disciples de sectes ennemies, Amyntas étant vraisemblablement un mathématicien élève de Platon. Je relève que les textes attribués à Épicharme sont en partie des dialogues, ce qui n’empêchera pas Diogène d’écrire quelques pages plus loin :
« Platon fut le premier à produire un discours par questions et par réponses, comme l’affirme Favorinus au livre VIII de son Histoire Variée. » (24).
Je ne parviens pas non plus à comprendre que ces dialogues si théoriques (certains pourraient être effectivement tirés de Platon !) soient attribuables à un auteur comique. Ceci dit, j’y trouve un passage qui a une étrange ressemblance avec un texte de Xénophane transmis par Clément d’Alexandrie. Qu’on en juge :
Epicharme :
« Il n’y a rien d’étonnant au fait que nous parlions ainsi, que nous nous plaisions et que nous paraissions avoir fière allure ; pour le chien aussi, le chien paraît être ce qu’il y a de plus beau, pour le boeuf, le boeuf, pour l’âne, l’âne est ce qu’il y a de plus beau, pour le cochon, le cochon sans aucun doute. » (16)
Xénophane (qui semble prolonger la dénonciation de l’anthropocentrisme en en tirant les conséquences) :
« Cependant si les boeufs, (les chevaux) et les lions Avaient aussi des mains, et si avec ces mains Ils savaient dessiner, et savaient modeler Les oeuvres qu’avec art, seuls les hommes façonnent, Les chevaux forgeraient des dieux chevalins, Et les boeufs donneraient aux dieux forme bovine : Chacun dessinerait pour son dieu l’apparence Imitant la démarche et le corps de chacun. » (Stromates, V, 110)
Épicharme et Xénophane eurent en tout cas un point en commun: l’accent mis sur l’anthropomorphisme ne les a pas conduits au scepticisme. Ils l’ont seulement identifié à un obstacle à la compréhension par les hommes de l’Eternel. Ce faisant, Epicharme aurait eu conscience de libérer ainsi la voie pour un futur disciple. Laissons parler le génie conscient d’être un jour imité :
« Comme je le crois, car je tiens cela pour certain, On se souviendra de ces vers, plus tard. Quelqu’un les prendra, dénouera le mètre qui est maintenant le leur, Leur donnera un vêtement de pourpre et les fera scintiller avec de beaux mots. Difficile à vaincre, cet homme fera apparaître les autres comme des adversaires faciles à vaincre. » (17)
Ainsi Platon non seulement n’aurait fait qu’habiller les pensées d’Épicharme mais, pire , son ingéniosité aurait été prédite par celui-là même qu’elle éclipse !
Et comme si Platon n’avait pas eu son compte, Diogène Laërce assène le dernier coup :
« Platon fut aussi, paraît-il, le premier à faire venir à Athènes les livres comportant les oeuvres de Sophron, l’auteur de mimes, qu’on avait jusque-là négligées, et à s’inspirer des personnages inventés par cet auteur ; et ces livres on les trouva sous son oreiller. » (18)

dimanche 12 février 2006

Platon, rien de plus qu'une cigale ?

J’ai été habitué à penser que Platon avait fondé l’Académie. D’ailleurs le titre donné par le traducteur (ou l’éditeur) au passage de Diogène Laërce qui s’y réfère me renforce dans ma certitude, en effet il est écrit :
« Retour à Athènes et fondation de l’Académie »
Mais je lis :
« De retour à Athènes, il enseigna à l’Académie. C’est un gymnase hors les murs, planté d’arbres et qui tient son nom d’un héros, Hécadémos, comme le dit Eupolis (poète comique contemporain et rival d'Aristophane) dans Ceux qui n’ont jamais porté les armes : Dans les allées ombragées du divin Hécadémos. » (III, 7)
J’ai alors l’impression inattendue que ce n’est pas Platon qui a rendu célèbre le lieu mais plutôt l’inverse. Et cela d’autant plus que Diogène fait suivre le passage de trois vers de Timon, le sceptique moqueur, qui ne sont guère en faveur de Platon :
« Le plus large de tous (encore un jeu de mots sur son nom) marchait devant ; c’était un beau parleur à la langue mielleuse, image des cigales qui, perchées dans l’arbre d’Hécadémos, font entendre des chants doux comme des lys. »
Ainsi ce qui sort de la bouche de Platon ne fait donc qu’imiter ce qu’on entendait depuis toujours à cet endroit. Ce ne sont pas des paroles de vérité mais des sons charmants et enjôleurs. Aussi suis-je un peu dubitatif par rapport à la note où Luc Brisson met en relation cette référence aux cigales avec le Phèdre de Platon. Dans les premières pages du dialogue, Socrate vante en effet les charmes du lieu champêtre où Phèdre l’a conduit pour lui rapporter un discours fameux de Lysias :
« Me permets-tu d’ajouter encore à quel point me séduit l’extrême agrément du bon air qu’on a ici ? L’été accompagne de sa claire mélodie le choeur des cigales. Mais ce qui est surtout le plus exquis, c’est ce gazon, parce qu’avec la douceur naturelle de sa pente il se prête, une fois qu’on s’est étendu, à avoir la tête magnifiquement bien posée ! » (230 c trad. de Léon Robin)
A mes yeux, ces cigales-là ne font que constituer l’arrière-plan délicieux d’un échange philosophique ; en revanche, dans la poésie de Timon, leur chant est le modèle de la mélodie platonicienne.
Comme si toutes ces lignes n’avaient pas suffi à donner momentanément à Platon un second rôle, Diogène Laërce rajoute une considération étymologique portant sur le lieu en question :
« Auparavant en effet, le nom de cet endroit était Hécadémia avec Hé. »
Platon n’est donc qu’un personnage dans un décor plus important que lui et qui ne l’a pas attendu pour être majestueux et séduisant. Qu’on compare avec la version donnée par Léon Robin dans le livre qu’il consacre en 1935 à Platon. Il vient d’évoquer la fin malheureuse de « la première aventure sicilienne de Platon » :
« Le résultat ne semble pourtant pas avoir affaibli, ni l’énergie de sa vocation d’éducateur, ni la conscience qu’il a de sa mission régénératrice : il sera le guide de la jeunesse, il la préparera par la science et la philosophie au rôle politique qui, plus tard, sera le sien. C’est alors qu’il aurait établi le lieu de son enseignement dans un gymnase que, du nom déformé d’un vieux héros athénien (c'est lui qui cette fois passe à l'arrière-plan !), patron de tout le site, on appelait Académie. Puis il achète un parc contigu au gymnase, afin d’y élever les logements des élèves. » (p.8 coll. Les grands penseurs P.U.F.)
Platon en bâtisseur, c’est tout de même plus conforme à l’idée qu’on se fait du fondateur de la philosophie ! Jules Chaix-Ruy en 1966 dans La pensée de Platon (Bordas) lui donne un rôle franchement moins actif mais il reste décrit très élogieusement en héros du Bien qui vient d’être martyrisé par le tyran de Syracuse :
« Libéré, Platon rejoint Athènes, est reçu par des parents, des amis qui ne comptaient plus le revoir (Greuze aurait pu peindre une telle scène : Le retour de Platon) L’aidèrent-ils à acheter ce terrain, à l’orée de la ville, près du Gymnase ? Un bois d’oliviers y apportait lumière et fraîcheur ; une rivière, un ruisseau plutôt, murmurait près des douze oliviers noueux consacrés à Athéna. Jadis, sur les bords d’un ruisselet semblable – l’Illisos – Socrate n’avait pas eu à quitter ses sandales. L’accueillant abri d’un platane aux branches très hautes lui avait permis de converser librement avec Phèdre : ce sont de semblables dialogues qui vont se nouer à l’Académie, des dialogues sur la vertu, sur la sagesse et les moyens d’en approcher, sur la justice – reflétant des entretiens libres sur lesquels ne pesait aucune contrainte, ni le poids d’un enseignement didactique. » (p.46)
Le ton est ici clairement hagiographique ; si les cigales avaient chanté, c’aurait été pour accueillir le héros fatigué par son vain combat contre le mal. Pour conclure, je ne résiste pas à la tentation de présenter la version donnée par Pierre Larousse dans le premier volume de son Dictionnaire (1866) :
« L’Académie était située sur les bords du Céphise aux portes d’Athènes. Platon, qui possédait une maison de campagne dans les environs, y venait chaque jour expliquer sa doctrine à ses disciples. » (p.42)
Autrement dit, Platon, le gentleman-farmer, dogmatique pédagogue: Larousse n'a pas entendu parler des entretiens libres, il ne pense qu'en termes d'enseignement didactique !

Commentaires

1. Le samedi 18 février 2006, 22:26 par jean centini
À propos des cigales et de Platon, que pensez-vous de cette belle histoire - de ce mythe - que Platon met dans la bouche de Socrate (Phèdre, 258e-259d) ?
Les ancêtres des cigales sont des humains qui ont voué entièrement leur vie au chant et aux vocalises, au point d'en oublier le boire et le manger. Ils sont ainsi morts en chantant, sans s'en rendre compte. Les cigales sont leur descendance. C'est pour cela qu'elles se consacrent jusqu'au trépas au seul bonheur de chanter. Puis elles vont trouver les Muses et leur rapportent qui, parmi les humains, les honore ici bas.

2. Le dimanche 19 février 2006, 08:29 par philalethe
Merci de rappeler ce mythe que je regrette ne pas avoir intégré à mon billet mais grâce à vous le mal est réparé.