dimanche 19 février 2006

Platon et la Sicile (3)

A l’origine du deuxième voyage de Platon en Sicile, il y a l’empressement de Dion, beau-frère de Denys I, à le voir venir guider Denys II (alors âgé d’une trentaine d’années et successeur de son père) et son espérance de voir réalisée ainsi l’union de la philosophie et du pouvoir politique. En effet Dion, dans la lettre qu’il écrit à Platon, le prie de venir rapidement tant le risque est grand que des philosophes d’autres tendances ne parviennent à faire partager leurs vues au nouveau tyran (d’après Luc Brisson, il se serait agi entre autres d’Aristippe de Cyrène et d’Eschine le Socratique).
Platon fait clairement part de ses hésitations. Même s’il ne doute pas de la maturité de Dion qui a désormais 42 ans, il se méfie de l’emballement pour la philosophie des jeunes qui constituent son entourage :
« Les passions des hommes de cet âge sont promptes et changent souvent en sens contraire. » (327 b)
Cependant il voit dans cette invitation une occasion de mettre en pratique ses idées et de se prouver à lui-même qu’il n’ est pas qu’un théoricien :
« C’est donc dans cet état d’esprit et résolu à réaliser cette tâche que je quittai Athènes, non pour les motifs que me prêtaient certains, mais de peur surtout de passer à mes propres yeux pour quelqu’un qui n’est rien qu’un beau parleur et qui, en revanche, se montre incapable de s’attaquer résolument à une action. » (327 c)
En plus, il réalise que, même si Dion est alors influent à Syracuse, le risque est cependant grand, si Platon n’apporte pas toute sa force à sa cause, que ses ennemis ne l’emportent et ne le contraignent finalement à l' exil.
Une fois arrivé à Syracuse, Platon, de concert avec Dion, fait preuve d’une grande intelligence puisqu’il cherche à convaincre Denys II de l’avantage politique d’une conversion à la philosophie. Il oppose pour cela les échecs politiques de Denys I à ce que pourrait réaliser son fils s’il changeait de mode de vie.
On peut analyser ainsi le processus exposé par Platon en trois étapes : d’abord « vivre chaque jour de façon à devenir le plus possible maître de soi » (331 d); ensuite – et c’est la conséquence de cette nouvelle orientation donnée à la vie personnelle – « se gagner des amis fidèles et des partisans » (331 e); enfin confier les charges politiques décisives à ces hommes-là. Platon fait ainsi miroiter à Denys II la reconquête de la Sicile tout entière sur ceux qu’il appelle les Barbares, précisément les Carthaginois. A ce stade, Platon avance masqué, sans même, semble-t-il, parler clairement philosophie :
« Nous ne lui tenions pas un langage aussi explicite – c’eût été imprudent en effet -, mais nous nous exprimions à mots couverts et nous nous acharnions, dans nos entretiens, à lui expliquer que c’est ainsi que tout homme assure son propre salut et le salut de ceux dont il est le chef, tandis que, s’il ne se tourne pas vers cette direction, il aboutit au résultat exactement contraire. » (332 d)
A première vue, cet enseignement, quelle qu’en soit l’habileté, échoue, puisque trois mois après l’arrivée de Platon, l’entourage de Denys, extrêmement hostile à Dion, marque un point : en effet, le tyran accuse son oncle de complot et le contraint à s’exiler.
Platon craint alors d’être accusé de complicité (une rumeur court même selon laquelle Denys II voudrait sa mort) ; en fait le tyran le presse de rester à Syracuse et le contraint implicitement à ne pas quitter l’île en lui offrant l’hospitalité du palais fortifié où lui-même réside. Alors que se développe une nouvelle rumeur disant que Denys II s’est épris pour Platon « d’une affection tout à fait extraordinaire » (330 a), le philosophe, loin d’être roi, est bel et bien prisonnier en fait du monarque.
Platon livre une analyse des motivations de Denys II. Celui-ci, jaloux en somme, aurait voulu prendre dans le coeur de Platon la place occupée par Dion. Mais, aux yeux du philosophe, il n’y avait qu’un seul moyen pour ce faire :
« Me fréquenter comme élève et comme auditeur de mon enseignement philosophique » (330 a)
Or, si Denys II se refuse à passer sous le joug philosophique de Platon, c’est qu’il pense qu’en devenant le disciple de Platon, il ferait justement le jeu de Dion et mettrait donc en péril son propre pouvoir. Le roi craint d’être détrôné s’il devient philosophe. Denys II, loin d’être ridicule, a peut-être raisonné en politique avisé. Machiavel ne serait alors pas loin, qui contre Platon avertirait le prince que le rapport de forces est en défaveur de celui qui ne se contente pas d’agir dans le monde politique en suivant exclusivement les règles du jeu politique.
Platon, chasseur à l’affût, reste pourtant aux aguets, prêt à la première occasion à sauter sur sa proie philosophique :
« De mon côté, je supportais tout, en gardant l’état d’esprit initial, celui dans lequel j’étais venu, au cas où il pourrait éprouver le désir de mener une vie philosophique. » (330 b)
Ce deuxième voyage prend fin quand Platon parvient à convaincre Denys II de le laisser rentrer à Athènes, ce que le tyran accepte en échange de la promesse de Platon de revenir avec Dion à Syracuse s’il le leur demande.
Je viens donc de présenter en m’appuyant sur les termes de Platon, précisément la lettre VII, ce qu’il en est de la seconde tentative de Platon de transformer philosophiquement le pouvoir politique. Mais que dit Diogène ?
Encore une fois, Platon ne sort pas grandi du récit que Diogène fait de ses aventures. Disparaissent les hésitations, le scrupule, l’adresse et le tact platoniciens. En effet le chef de l’Académie n’y serait pas allé par quatre chemins :
« (Il) se rendit une deuxième fois en Sicile pour demander à Denys le Jeune un territoire et des hommes qui vivraient conformément à sa constitution. » (III, 21)
Il me semble donc que Platon demande à Denys II d’accepter de le laisser coloniser une partie du pays qu’il gouverne. Platon ne serait pas venu en conseiller incertain mais en futur roi-philosophe ! Comme lors du premier voyage, à cause de sa franchise brutale, il se retrouve dans de beaux draps. En effet, Denys, soucieux comme dans la lettre VII de préserver son pouvoir, ne tient pas la promesse qu’il aurait faite de satisfaire les exigences de Platon, que Diogène d'ailleurs va jusqu’à dépeindre en quasi comploteur :
« Certains racontent que Platon se trouva même en danger, pour avoir encouragé Dion et Théodotas à libérer l’île » (21)
A nouveau, c’aurait été grâce au bon soin d’un autre philosophe, Archytas le Pythagoricien, que Platon aurait pu rentrer sain et sauf à Athènes. Ce qui vaut au lecteur le plaisir de lire une lettre prétendument envoyée par Archytas à Denys II dont la première phrase donne de Platon une image ambiguë tant il est désigné à la fois comme l’ami secouru et comme l’objet soumis d’une négociation entre égaux :
« Nous, tous les amis de Platon, t’avons envoyé Lamisque et Photidas avec pour mission de prendre livraison de notre homme aux termes de l’accord que nous avons conclu avec toi. » (22)
En somme, Platon dans le marchandage est presque devenu marchandise. Partir avec les prétentions d’un futur monarque et revenir dans les bagages d’un philosophe d’une secte ennemie, c’est donc le parcours peu enviable de Platon, revu et corrigé par Diogène.

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