mercredi 28 mars 2007

Héraclite vu par Thémistius (2)

C’est dans un discours sur la vertu que Thémistius écrit à propos d’Héraclite :
« Les Ephésiens étaient habitués au luxe et au plaisir, mais quand on leur déclara la guerre, leur ville fut encerclée et assiégée par les Perses. Cela ne les empêcha pas de continuer à se divertir selon leur habitude. Mais les vivres vinrent à manquer dans la ville. Et quand la faim se fit plus pressante, les habitants se réunirent pour délibérer afin de savoir ce qu’il convenait de faire pour que la nourriture ne fît pas défaut ; mais personne n’osa leur conseiller de mettre un frein à leur vie facile. Comme ils étaient tous rassemblés à ce propos, un homme du nom d’Héraclite prit du gruau d’orge, le mélangea avec de l’eau, et, assis par terre, le mangea. Ce fut là une leçon silencieuse pour tout le monde. L’histoire dit que les Ephésiens comprirent aussitôt la leçon et qu’ils n’en avaient pas besoin d’autre ; ils s’en allèrent convaincus d’avoir à réduire leur vie luxueuse, pour que la nourriture ne vînt pas à manquer. Quand leurs ennemis surent que les Ephésiens avaient appris à vivre modérément et qu’ils prenaient leur repas comme le leur avait conseillé Héraclite, ils levèrent le siège et, bien qu’ils eussent été victorieux par les armes, ils levèrent le camp face à l’orge d’Héraclite. »
Combien de leçons dans ce court passage ? Au moins huit:
1) La recherche du plaisir est une prison dans laquelle on s’enferme.
2) Elle n’est pas compatible avec la vie civique.
3) Le raisonnement y est réduit au seul moyen de prolonger le plaisir.
4) Il faut du courage pour s’opposer à une foule qui mène « une vie bestiale » (pour reprendre l’expression utilisée par Aristote dans Ethique à Nicomaque I 3 pour qualifier ceux qui identifient le bonheur au plaisir)
5) Le philosophe ne dit rien mais montre par sa vie la voie à suivre.
6) Il a le pouvoir d’orienter la foule insensée.
7) Celle-ci ne change de vie qu’in extremis et dans le seul but de ne pas perdre tout à fait le plaisir qu’elle recherche. La vie philosophique est pour elle, dans certaines circonstances, un moindre mal.
8) La valeur morale est supérieure à la valeur militaire.
Thémistius avait-il lu Plutarque qui avait écrit:
« Ceux qui parviennent à exprimer ce qu’il faut par geste symbolique et sans user de la parole ne sont-ils pas loués et admirés particulièrement ? Ainsi Héraclite, prié par ses concitoyens de faire une proposition pour ramener la concorde, monta à la tribune, prit une coupe d’eau froide, y jeta de la farine d’orge, remua le mélange avec un brin de menthe, le but et s’en alla. Par là il leur fit voir que se contenter de ce que le hasard offre et savoir se passer du luxe maintient les cités dans la paix et la concorde. » (Du trop parler 17, 511 b)
Dans cette version, l’action d’Héraclite est ouvertement didactique alors que le texte de Thémistius n’exclut pas que ce soient les Ephésiens qui voient comme une leçon ce que fait le philosophe . Son degré d’indépendance par rapport à la foule est bien plus grand dans ce dernier texte, alors que Plutarque le décrit jouant le jeu que la foule lui fait jouer, certes à sa façon . Il me semble aussi que la leçon héraclitéenne est premièrement politique et secondairement morale chez Plutarque et que c’est exactement l’inverse chez Thémistius. Reste l’idée commune aux deux qu’il n’y a pas de contradiction entre la fin éthique et la bonne fin politique, car de toute façon atteindre l’une des deux, c’est atteindre l’autre. Rien de plus étranger à ces textes que la posture épicurienne qui tendra souvent à faire du souci politique un obstacle à la réussite éthique.
Héraclite, lui, était encore en position de faire d’une pierre deux coups.

mardi 27 mars 2007

Héraclite vu par Thémistius (1)

Je découvre dans le Diels traduit par Jean-Paul Dumont un passage de Thémistius portant sur Héraclite. Ignorant qui il est, je me reporte au catalogue des auteurs et lis :
« Rhéteur grec du 4ème siècle, surnommé « le Beau Parleur », auteur de Discours et de divers traités philosophiques. »
Le portrait n’incline pas à l’empathie. Je pousse néanmoins ma recherche : Pierre Aubenque dans le texte de l’Encyclopédie Universalis consacré à Aristote en fait un des grands commentateurs du maître et son nom y apparaît dans sept autres articles mais toujours, au fond, comme un figurant.
Surprise donc en ouvrant le quinzième tome du Grand dictionnaire universel du 19ème de Pierre Larousse :
« Thémistius de Paphlagonie, né en 325. Si nous éprouvons une émotion douloureuse chaque fois que le culte de la vérité nous oblige de saper une réputation qui semble solidement établie, en revanche c’est avec un vif sentiment de plaisir que nous accomplissons cet acte de justice qui consiste à tirer de l’obscurité un homme de talent et de cœur dont le caractère et les écrits méritent d’être mis en lumière. Or, rarement cette satisfaction sera aussi légitime qu’à propos de Thémistius. Esprit sérieux et élevé, il est de plus homme d’Etat, et, quoiqu’il se souvienne un peu trop qu’il a été professeur de rhétorique, la chaleur de ses convictions, la noblesse de ses sentiments, la hauteur de ses idées impriment à son style cette gravité éloquente, cette qualité indéfinissable qui font estimer l’écrivain, parce que sous cet écrivain il y a un homme. Tout jeune, il composa sur La philosophie d’Aristote et de Platon un remarquable commentaire ; mais ce sont ses Discours qui lui ont valu une certaine réputation, bien au-dessous de son mérite. La plupart roulent sur des sujets d’une importance réelle. Il nous en est parvenu trente-trois, écrits en grec, pleins d’énergie et d’élévation. Ils prouvent que Thémistius ne craignait pas d’adresser de sévères remontrances aux princes de son temps. Dédaignant, dans sa juste fierté, de s’abaisser aux flatteries et aux banales adulations dont les déclamateurs de cette époque de servitude et d’avilissement fatiguaient les puissants de la terre, il communique à la philosophie une vie nouvelle par son élégance, pure et variée. Il professait les doctrines de Platon et d’Aristote, mais son culte pour ses grands penseurs n’allait pas jusqu’à l’aveuglement, ni jusqu’à lui faire abdiquer cette indépendance d’esprit qui est une des premières qualités du philosophe sérieux. Il ne jurait sur la parole d’aucun maître, et son caractère était à la hauteur de son talent. »
Larousse, qui loue en somme Thémistius d’incarner au 4ème siècle l’idéal que lui-même a du philosophe, caractérise brièvement ses discours, en relevant toutes les qualités qu’il aimerait, j’imagine, pouvoir attribuer aux penseurs de son temps : défenseur de la liberté de conscience et exemple de tolérance religieuse. Enfin, contre les jésuites qui l’ont calomnié, Larousse conclut :
« Il résulte de cette appréciation que les œuvres de Thémistius sont loin de mériter l’oubli, et nous serions presque tenté de croire que la rancune religieuse au moyen âge a organisé contre elles la conspiration du silence. On devrait les mettre entre les mains des princes ; le fanatisme y perdrait, mais la civilisation ne pourrait qu’y gagner. Le style de Thémistius est clair, correct, harmonieux, généralement exempt de mauvais goût, quoique un peu apprêté ; mais ce qui le distingue surtout, c’est l’énergie et la précision. Saint Grégoire de Niziance lui a décerné le titre flatteur de Roi de la parole et ses contemporains celui de l’Orateur bien disant. » (1876 p.72)
Entre le beau parleur et l’orateur bien disant, il y a un monde même si les mots sont proches.
Larousse, en tout cas, fournit ici un bel exemple d’histoire monumentale au sens que lui donne Nietzsche dans la deuxième de ses Considérations inactuelles :
« Par quoi donc la contemplation monumentale du passé, l’intérêt pour ce qui est classique et rare dans les temps écoulés, peut-il être utile à l’homme d’aujourd’hui ? L’homme conclut que la grandeur qui a été une fois a en tout cas été possible autrefois et sera par conséquent encore possible un jour. » (De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie p.228 Edition Robert Laffont)
Malheureusement Richard Goulet et ses collaborateurs n’ont pas encore dépassé la lettre O dans leur magnifique Dictionnaire des philosophes antiques… Il faudra attendre. Mais que dit donc Thémistius à propos d’Héraclite ?

dimanche 25 mars 2007

Les animaux héraclitéens (4) ou quelques âneries sur les bovins.

6) les ânes:
“Les ânes préféreraient la paille à l’or” écrit Aristote dans l’Ethique à Nicomaque (X V, 1176 a 7)
Aristote place cette citation d’Héraclite dans le cadre d’une argumentation visant à convaincre de la diversité des plaisirs :
« Chaque espèce animale a son plaisir propre, tout comme elle a une fonction propre, à savoir le plaisir qui correspond à son activité. Et à considérer chacune des espèces animales, on ne saurait manquer d’en être frappé. »
Il poursuit en soulignant la diversité des plaisirs à l’intérieur d’une même espèce :
« Les mêmes choses charment certaines personnes et affligent les autres, et ce qui pour les uns est pénible et haïssable est pour les autres agréable et attrayant. »
On pourrait trouver sous la plume de Sextus Empiricus des passages approchants, mais la reconnaissance de la diversité à l’intérieur de l’espèce humaine ne va pas entraîner Aristote vers un relativisme sceptique dans la mesure où son finalisme lui permet de privilégier, dans l’ensemble innombrable des hommes, celui qui, accomplissant au mieux les fins pour lesquelles il est fait ,servira de critère à qui voudra évaluer la valeur des plaisirs. Cet homme qui incarne la norme du seul fait qu’il actualise complètement les potentialités humaines est l’homme de bien :
« Dans tous les faits de ce genre on regarde comme existant réellement ce qui apparaît à l’homme vertueux. Et si cette règle est exacte, comme elle semble bien l’être, et si la vertu et l’homme de bien, en tant que tel sont mesure de chaque chose, alors seront des plaisirs les plaisirs qui à cet homme apparaissent tels, et seront plaisantes en réalité les chose auxquelles il se plaît. »
7) les bœufs:
« Si le bonheur résidait dans les plaisirs corporels, on dirait que les bœufs sont heureux lorsqu’ils trouvent du pois chiche à manger. » rapporte Albert le Grand dans Des Plantes (VI 401 éd. Meyer, p.545)
Cette citation m’engage à réfléchir au problème suivant : est-ce insensé d’attribuer le bonheur à un animal auquel rien de ce dont il a besoin ne fait défaut ?
Puis-je identifier l’homme heureux à un homme qui a un certain type de conduite ? On voit que, si la question de l’identification de la douleur était posée, l’accord sur le critère serait assez rapide : un homme qui a mal exprime sa douleur par des cris, des grimaces, il n’est pas disponible pour prêter attention à autre chose qu’à sa douleur etc. Certes on objectera qu’une douleur peut être muette mais il suffit de se demander selon quels critères on attribue à autrui une douleur qui ne s’exprime pas pour réaliser que cette attribution se fait sur la base d’une expression discrète ou indirecte (par exemple un léger tressaillement des lèvres). On ne peut pas exclure néanmoins la possibilité d’une douleur si maîtrisée que rien ne filtre à l’extérieur. Reste qu’on peut formuler l’énoncé suivant : généralement les gens qui souffrent ont un comportement déterminé.
Bien sûr, quand on aborde l’expression du bonheur, il semble qu’on se trouve alors face à une diversité inépuisable d’expressions possibles. L’homme heureux en faisant du ski ne se conduira pas comme il le ferait au cinéma ou en en parlant avec son ami. Cependant quiconque voudra mimer un homme heureux aura vite à l’esprit qu’il doit par exemple être calme et non pas agité. Il me semble qu’il en va de même quand on cherche à imaginer un homme qui pense. Même si elle ne représente pas à elle seule l’activité de penser, l’attitude que Rodin a choisie pour son penseur suggère la méditation, sinon à tous les hommes du moins à la plupart.
Dans ces conditions, si je donne une définition en partie comportementaliste du bonheur de l’homme, il est possible d’attribuer le bonheur à un animal dans la mesure où son comportement ressemble aux comportements humains (ainsi il me semble plus facile de qualifier d’heureux un singe qu’un bœuf, étant clair que l’adjectif ne me servira pas ou que de façon métaphorique pour qualifier un serpent ou un poisson).
Ce que je dis ici du bonheur vaudrait autant pour la ruse ou l’impatience ou la colère. Il va alors de soi que plus il est difficile de donner les critères comportementaux d’un sentiment, moins est vraisemblable l’attribution de ce sentiment à l’animal. Par exemple, si la tristesse peut s’attribuer à l’animal, en va-t-il de même de la nostalgie ?
On admettra que cela revient à attribuer à l’animal un esprit : en effet de même qu’il n’est pas sensé de matérialiser un esprit (esprit, es-tu là ?), il n’est pas défendable de spiritualiser un corps. Ce n’est donc pas le bœuf en tant que corps qui est heureux mais en tant qu’il a un esprit bovin. Qu’on n’en conclue pas que du même coup j’attribue au bœuf la conscience de soi et la possibilité de vérifier le cogito cartésien : il lui manque pour cela la possibilité apportée par les mots de se désigner et de parler de lui-même.

vendredi 23 mars 2007

Les animaux héraclitéens (3)

5) Les chiens:
“Les chiens aboient après ceux qu’ils ne connaissent pas” (Plutarque Si l’homme d’âge doit se mêler des affaires publiques 7 787 c)
En note, J.P. Dumont ajoute : « les commentateurs avouent que cette sorte de proverbe est incompréhensible. »
Je pense aux chiens cyniques qui, eux, ont un comportement inverse, aboyant, pour les avoir percés à jour, après ceux qu’ils connaissent.
Plutarque place la citation dans un contexte politique qui lui donne un sens clair, les chiens valant pour les hommes envieux. Il y argumente en faveur de la participation des hommes âgés à la vie politique (je reproduis le texte, dans la traduction d’ Amyot -1575-, en respectant l’orthographe de l’époque) :
« Le mal qui est le plus à craindre, et le plus fascheux en telles administrations, c’est à sçavoir l’envie, s’attache beaucoup moins à la vieillesse qu’à nul autre aage : Car, comme soulait dire Heraclitus, les chiens mesmes abbayent ceux qu’ils ne cognoissent point, aussi l’envie combat alencontre de celuy qui commence à venir au gouvernement, à l’entrée de la tribune et du siege presidial, et tasche de lui en empescher le passage ; mais depuis qu’elle accoustume la gloire d’un homme, et qu’elle esté nourrie avec elle, elle la porte doucement, et ne s’en fasche ny ne s’en tourmente plus. C’est pourquoy quelques uns comparent l’envie à la fumée, car elle fort grosse et espesse du comancement que le feu commence à prendre, mais apres qu’il est tout allumé et clair, elle s’en va. » (Œuvres morales Traité XXIII)
Montaigne ,à ma connaissance, ne reprend pas dans les Essais cette citation d’Héraclite mais humanise aussi les chiens en leur attribuant une imagination que l'homme croit à tort avoir en propre :
« Les chiens de garde, que nous voyons souvent gronder en songeant, et puis japper tout à faict, et s'esveiller en sursaut, comme s'ils appercevoient quelque estranger arriver ; cet estranger que leur ame void, c'est un homme spirituel, et imperceptible, sans dimension, sans couleur, et sans estre :
Consueta domi catulorum blanda propago
Degere, sæpe levem ex oculis volucrémque soporem
Discutere, et corpus de terra corripere instant,
Proinde quasi ignotas facies atque ora tueantur. » (Livre II Chapitre XII La Pléiade p.461)
En note,Maurice Rat donne, de ces vers de Lucrèce (IV 999-1002) la traduction suivante :
« Voyez ces gentils chiens de maison s’agiter,
Secouer de leurs yeux un peu de somnolence,
Et se lever d’un bond croyant apercevoir
Des visages nouveaux, des inconnus suspects »
Bernard Pautrat, en alexandrins non rimés (2002), traduit ainsi (le deuxième vers n’est pas dans le texte établi par Baylet et Ernout) :
« Pour leur part, les câlins petits chiens domestiques
ne cessent de bouger, de se lever de terre,
comme s’ils avaient vu des têtes inconnues. »
Henri Clouard, lui, traduisait :
« Et l’espèce caressante des petits chiens de maison en fait autant, ils secouent un instant leur sommeil léger, se dressent hâtivement sur leurs pattes, comme à l’apparition de visages inconnus. »
Il y a tout de même une différence entre le grondeur chien de garde de Montaigne et les chiots (catulus : le petit chien) charmants de Lucrèce. Mais c’est au premier qu’il faut penser pour comprendre l’usage que les Bambara faisaient du mot chien pour désigner la verge. Selon Dominique Zahan dans son article sur Les couleurs chez les Bambara du Soudan français paru dans le cinquantième numéro des Notes Africaines (Dakar avril 1951), « l’association proviendrait de l’analogie qu’ils établissaient entre la colère de la verge – l’érection- devant la vulve, et l’aboiement du chien devant l’étranger ; elle proviendrait aussi de « la gloutonnerie sexuelle de l’homme, dont l’avidité dans ce domaine n’a d’équivalent que la faim canine (ibid.70) » » (Chevalier et Gheerbrant Dictionnaire des symboles TII Seghers 1973)

jeudi 22 mars 2007

Les animaux héraclitéens (2)

3) les poissons:
“La mer, eau la plus pure et la plus souillée,
Pour les poissons potable et salutaire,
Pour les hommes non potable et mortelle." (Hippolyte Réfutation de toutes les hérésies IX 10)
Il pourrait s’agir d’un autre animal que le poisson, mais pas de n’importe lequel ; parmi tous les animaux possibles, il doit remplir une condition nécessaire et suffisante : partager avec l’homme un milieu et en faire un usage radicalement inverse. C’est l’animal des sceptiques, celui dont ils auront besoin pour montrer que la valeur est relative à l’espèce. Les mœurs animales ne sont pas connues pour elles-mêmes mais en tant qu’elles servent à relativiser les mœurs humaines.
Dans les Esquisses pyrrhoniennes, le philosophe sceptique Sextus Empiricus (2ème-3ème siècle ap. J.-C.) reprendra l’exemple et le fera précéder des lignes suivantes :
« L’huile parfumée paraît agréable aux humains et insupportable aux scarabées et aux abeilles ; l’huile d’olive est bénéfique aux humains mais quand on la répand, elle extermine les guêpes et les abeilles ; l’eau de mer est désagréable et même toxique pour les humains qui la boivent, alors que pour les poissons elle est agréable et potable. » (Livre I 14 55 trad. Pellegrin Essais Points p.85)
Ne pas en conclure que les sceptiques confirment la vérité de l’héraclitéisme. En I 28 (210), Sextus Empiricus met les points sur les i : Héraclite affirme dogmatiquement que les contraires appartiennent à la même chose (l’eau est potable et non potable) alors que les sceptiques soutiennent seulement que les contraires paraissent appartenir à la même chose (il nous apparaît que l’eau est potable et non potable). Alors qu’Héraclite vise à connaître la réalité, le sceptique s’en tient à la description de la dimension contradictoire de la connaissance de la réalité. Ainsi la connaissance qu’on a du miel inclut deux éléments qui s’excluent : il est connu comme ayant une « action adoucissante sur les gens bien portants » et comme étant « amer pour ceux qui ont un ictère ». Une telle connaissance de la connaissance n’a d’ailleurs rien de sceptique, c’est un des points de départ obligés de toute réflexion :
« Les Héraclitéens partent d’une préconception (prolepsis) commune aux humains, comme nous le faisons nous-mêmes, et sans doute aussi les autres philosophes. » (211)
Sextus Empiricus s’en tient à l’expérience de la connaissance ; à ses yeux, Héraclite a eu le tort de faire le saut ontologique et d’attribuer à la chose les propriétés contradictoires que la connaissance lui reconnaît.
4) les volailles et les porcs :
« Les porcs se lavent dans la fange et les volailles dans la poussière ou la cendre. »
C’est Columelle qui le rapporte au 1er siècle dans un traité d’agriculture. J’imagine que l’exemple est détourné par lui de sa finalité philosophique à des fins de didactique agricole.
Ce sont encore des animaux instrumentalisés, ils ne s'opposent pas l'un à l'autre mais à l’homme resté à l’arrière-plan, le tout faisant comprendre que la boue et la poussière sont propres et sales (verson forte, héraclitéenne) ou qu'il paraît à l'homme qu'ils sont tels (version faible, sceptique).

dimanche 18 mars 2007

Les animaux héraclitéens (1)

Il y a un bestiaire héraclitéen. Je le présenterai du plus petit de ses représentants au plus grand.
1) Les poux :
« Trompés sont les hommes quant à leur connaissance des visibles, tout comme Homère, qui était plus sage que tous les Grecs réunis.
Car des enfants qui tuaient des poux le trompèrent en disant :
« Ce que nous avons vu et pris, nous le laissons,
Ce que nous n’avons ni vu ni pris, nous l’emportons. » (Hippolyte Réfutations de toutes les hérésies IX, 9)
Je recopie la note (Les Présocratiques Pléiade p.1237) car, non seulement éclairante, elle apporte une version de la mort d’Homère qui s'accorde avec le peu de valeur qu'Héraclite semble lui avoir reconnu :
« Le sens de cette réplique obscure, écrite dans le style propre aux oracles, se trouve éclairé par Aristote dans son dialogue ( ?) Sur les poètes (au fragment 8, éd. Ross), emprunté à la Vie d’Homère du pseudo-Plutarque : « Il arriva à Ios ; là il s’assit sur les rochers pour regarder des marins qui pêchaient et leur demanda s’ils avaient pris quelque chose. Ils n’avaient rien pris, mais ils s’épouillaient et, à cause de la difficulté de cette chasse, répondirent : « Ce que nous avons pris, nous le laissons ; ce que nous n’avons pas pris, nous l’emportons avec nous. » Voulant dire par là qu’ils avaient tué et laissé derrière eux les poux qu’ils avaient pris, et que ceux qu’ils n’avaient pas pris, ils les portaient sur eux. Homère ne parvint pas à comprendre l’énigme et mourut de découragement. »
Le pou vaut simplement ici pour le difficilement perceptible : passif objet d’une recherche, il n’est porteur d’aucun trait animal spécifique.
2) L’araignée et la mouche:
« De même que l’araignée, immobile au milieu de la toile, sent, dès qu’une mouche rompt quelque fil, et y court rapidement, comme affectée de douleur par la coupure du fil, de même l’âme de l’homme, lorsqu’une quelconque partie du corps est blessée, s’y précipite, comme s’il ne pouvait supporter la blessure de ce corps auquel elle est solidement et harmonieusement attachée. » (Hisdosus Scholasticus, scoliaste d’époque inconnue, citant Calcidius (IVème siècle) Sur l’âme du monde. Commentaire sur le Timée de Platon (34b) )
Une note, encore précieuse, apprend que l’image deviendra stoïcienne. Suivent trois références à un opus auquel je n’ai malheureusement pas accès : les Stoicorum Veterum Fragmenta de Von Arnim. Je me demande quel usage un stoïcien peut faire de la comparaison; la première idée qui me vient à l’esprit : le sage, c’est à la fois le fil brisé et l’araignée immobile.
Invinciblement cette comparaison fait penser au texte canonique de Descartes :
« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote dans son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif. » (Sixième méditation)
A coup sûr, la comparaison de l’âme avec le pilote et du corps avec le navire convient mieux que la comparaison de l’araignée à l’illustration d’un dualisme des substances (l’âme et le corps comme deux réalités unies mais essentiellement indépendantes l’une de l’autre). En effet, si l’araignée et la mouche sont bel et bien elles deux réalités substantielles, la toile est à l’araignée ce que l’attribut est à la substance. En revanche, la métaphore semble mieux s’adapter au texte du Timée (précisément 34b) où il n’est d'ailleurs pas question de l’âme de l’homme mais de celle du monde créée par Dieu, comme si Calcidius avait compris l'âme de l'homme sur le modèle de celle du monde :
« Tel fut donc, au total, du Dieu qui est toujours (le démiurge) le calcul concernant le Dieu qui attendait d’être (le corps de l’Univers) : tout calculé, il le fit bien poli, sans inégalités dans sa surface, en tous ses points équidistante du centre ; ce fut tout, un corps complet, fait de corps au complet. Pour ce qui est de l’âme, il la plaça au centre du monde, puis l’étendit à travers toutes ses parties et même en dehors, de sorte que le corps en fut enveloppé. » (traduction de Léon Robin)
Je tente de lire ensemble et le texte platonicien et le commentaire qu’en fit Calcidius : Dieu fait la toile d’abord puis l’araignée ensuite qu’il place au centre. Mais, si je ne me trompe, il n’y a pas de place pour la mouche, car l’araignée et sa toile alors sont, à elles deux, la totalité du monde.

Les animaux héraclitéens (1)

Il y a un bestiaire héraclitéen. Je le présenterai du plus petit de ses représentants au plus grand.
1) Les poux :
« Trompés sont les hommes quant à leur connaissance des visibles, tout comme Homère, qui était plus sage que tous les Grecs réunis.
Car des enfants qui tuaient des poux le trompèrent en disant :
« Ce que nous avons vu et pris, nous le laissons,
Ce que nous n’avons ni vu ni pris, nous l’emportons. » (Hippolyte Réfutations de toutes les hérésies IX, 9)
Je recopie la note (Les Présocratiques Pléiade p.1237) car, non seulement éclairante, elle apporte une version de la mort d’Homère qui s'accorde avec le peu de valeur qu'Héraclite semble lui avoir reconnu :
« Le sens de cette réplique obscure, écrite dans le style propre aux oracles, se trouve éclairé par Aristote dans son dialogue ( ?) Sur les poètes (au fragment 8, éd. Ross), emprunté à la Vie d’Homère du pseudo-Plutarque : « Il arriva à Ios ; là il s’assit sur les rochers pour regarder des marins qui pêchaient et leur demanda s’ils avaient pris quelque chose. Ils n’avaient rien pris, mais ils s’épouillaient et, à cause de la difficulté de cette chasse, répondirent : « Ce que nous avons pris, nous le laissons ; ce que nous n’avons pas pris, nous l’emportons avec nous. » Voulant dire par là qu’ils avaient tué et laissé derrière eux les poux qu’ils avaient pris, et que ceux qu’ils n’avaient pas pris, ils les portaient sur eux. Homère ne parvint pas à comprendre l’énigme et mourut de découragement. »
Le pou vaut simplement ici pour le difficilement perceptible : passif objet d’une recherche, il n’est porteur d’aucun trait animal spécifique.
2) L’araignée et la mouche:
« De même que l’araignée, immobile au milieu de la toile, sent, dès qu’une mouche rompt quelque fil, et y court rapidement, comme affectée de douleur par la coupure du fil, de même l’âme de l’homme, lorsqu’une quelconque partie du corps est blessée, s’y précipite, comme s’il ne pouvait supporter la blessure de ce corps auquel elle est solidement et harmonieusement attachée. » (Hisdosus Scholasticus, scoliaste d’époque inconnue, citant Calcidius (IVème siècle) Sur l’âme du monde. Commentaire sur le Timée de Platon (34b) )
Une note, encore précieuse, apprend que l’image deviendra stoïcienne. Suivent trois références à un opus auquel je n’ai malheureusement pas accès : les Stoicorum Veterum Fragmenta de Von Arnim. Je me demande quel usage un stoïcien peut faire de la comparaison; la première idée qui me vient à l’esprit : le sage, c’est à la fois le fil brisé et l’araignée immobile.
Invinciblement cette comparaison fait penser au texte canonique de Descartes :
« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote dans son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif. » (Sixième méditation)
A coup sûr, la comparaison de l’âme avec le pilote et du corps avec le navire convient mieux que la comparaison de l’araignée à l’illustration d’un dualisme des substances (l’âme et le corps comme deux réalités unies mais essentiellement indépendantes l’une de l’autre). En effet, si l’araignée et la mouche sont bel et bien elles deux réalités substantielles, la toile est à l’araignée ce que l’attribut est à la substance. En revanche, la métaphore semble mieux s’adapter au texte du Timée (précisément 34b) où il n’est d'ailleurs pas question de l’âme de l’homme mais de celle du monde créée par Dieu, comme si Calcidius avait compris l'âme de l'homme sur le modèle de celle du monde :
« Tel fut donc, au total, du Dieu qui est toujours (le démiurge) le calcul concernant le Dieu qui attendait d’être (le corps de l’Univers) : tout calculé, il le fit bien poli, sans inégalités dans sa surface, en tous ses points équidistante du centre ; ce fut tout, un corps complet, fait de corps au complet. Pour ce qui est de l’âme, il la plaça au centre du monde, puis l’étendit à travers toutes ses parties et même en dehors, de sorte que le corps en fut enveloppé. » (traduction de Léon Robin)
Je tente de lire ensemble et le texte platonicien et le commentaire qu’en fit Calcidius : Dieu fait la toile d’abord puis l’araignée ensuite qu’il place au centre. Mais, si je ne me trompe, il n’y a pas de place pour la mouche, car l’araignée et sa toile alors sont, à elles deux, la totalité du monde.

vendredi 16 mars 2007

Flash-back: la conquête de Denys, donc de Syracuse, par Platon.

Dans son Introduction à la philosophie (1911), William James présente Platon comme l’initiateur du credo intellectualiste : il appelle credo intellectualiste la croyance que les concepts forment « un monde complètement distinct » qui mérite d’être l’unique objet d’étude des esprits élevés. Il souligne qu’un tel credo « illumina le coeur humain d’une nouvelle espèce d’enthousiasme. » Rien de très surprenant à tout cela: m’étonne en revanche l’exemple qu’il donne d’une telle fascination pour le conceptuel, détaché et de ses racines et de ses points d’application empiriques (détachement que James condamne nettement). C’est en effet Denys de Syracuse qu’il présente comme la victime de l’intellectualisme platonicien. Cela, à travers un texte de Plutarque dont il ne donne pas la référence :
« Ces concepts étaient des objets précieux, tandis que les choses concrètes étaient de vulgaires déchets. Introduit par Dion, qui avait étudié à Athènes, à la cour corrompue et mondaine du tyran de Syracuse, Platon, comme Plutarque le raconte, « y fut reçu avec une gentillesse et un respect immenses… Les citoyens commencèrent à caresser le merveilleux espoir d’une rapide réforme, en observant la modestie régler désormais les banquets et la bienséance régner dans toute la Cour, leur tyran lui-même se comportant avec courtoisie et humanité… Il y avait là une passion générale pour la réflexion et la philosophie, à tel point que le palais même était plein de poussière due aux étudiants en mathématiques qui venaient y travailler leurs problèmes sur le sable. Quelques-uns prétendaient qu’il était révoltant de voir les Athéniens qui, venus autrefois avec leur flotte et leur armée pour prendre Syracuse, avaient échoué misérablement et s’étaient fait décimer, renverser maintenant la souveraineté de Denys, par le truchement d’un sophiste ; car c’était là ce qu’il faisait, disaient-ils, en incitant Denys à congédier sa garde de dix mille lances, à renvoyer sa flotte de quatre cents galères, à licencier une armée de dix mille cavaliers et de dix fois plus de fantassins pour chercher dans les académies une félicité inconnue et imaginaire et pour apprendre l’art d’être heureux par les mathématiques. » (p.74-75 Le Seuil 2006)
Ayant surtout en mémoire le récit par Platon lui-même de son échec sicilien, je découvre une description inédite et concrète de la puissance de la parole philosophique: Denys métamorphosé en roi-philosophe, la poussière de sable envahissant le palais, symptôme d’une victoire discrète et silencieuse. Mais, bientôt les pas ne feront plus crisser le sable. Tout sera redevenu propre, syracusain et tyrannique.

lundi 12 mars 2007

Héraclite : obscur seulement parce que décontextualisé ?

Sénèque écrit dans la douzième de ses Lettres à Lucilius:
« L’existence entière se divise en époques : elle présente un certain nombre de cercles inégaux et concentriques. Il en est un dont la fonction est d’envelopper et de circonscrire tous les autres ; il s’étend de la naissance à notre dernier jour. Le deuxième enclôt les années de jeunesse. Le troisième resserre dans son tour toute l’enfance. Ensuite se présente l’année, entité idéale, somme de tous les instants, qui, en se multipliant, composent la trame de la vie. Une moindre circonférence contient le mois. Le plus court tracé est celui que le jour décrit, mais le jour va, comme tout le reste, de son commencement à sa fin, de son lever à son couchant. C’est ce qui a fait dire à Héraclite, lequel doit à l’obscurité de son langage son surnom : « Un jour est égal à tout autre jour. » » (Robert Laffont Bouquins p.627)
A lire ces premières lignes, on est fondé à penser que le sens du passage cité est le suivant : un jour est égal à tout autre jour, en ce sens que chacun va de son commencement à sa fin. Il est donc étrange qu' introduisant le texte d’Héraclite à la lumière d’une pensée claire qui la précède, Sénèque, comme pour rendre justice au surnom de son auteur, présente à son sujet le conflit des interprétations :
« La pensée a été diversement interprétée. L’un entend : égal quant au nombre des heures, et son raisonnement n’est pas faux. Si le jour est conçu comme un temps de vingt-quatre heures, nécessairement tous les jours sont égaux, la nuit gagnant ce que le jour a perdu. Le terme « égal », assure l’autre, désigne un certain rapport de qualité. Effectivement la durée la plus étendue n’a rien qu’on ne retrouve en l’espace d’un jour unique : lumière, ténèbres, et, dans le déroulement des alternances célestes, le jour, ici abrégé, ailleurs prolongé, équilibre ces phénomènes, ne les diversifie pas. »
Il est amusant aussi de noter que de cette savante glose Sénèque ne tire rien mais discrètement propose une nouvelle interprétation : un jour est égal à tout autre jour en ce sens que chacun peut et doit être considéré comme le dernier :
« Réglons donc chaque jour comme s’il devait fermer la marche, comme s’il était le terme de notre vie et sa conclusion suprême. »
Reste que si Sénèque juge ici Héraclite incertain et ambigu, c’est qu’il ne l’a pas lu.
Or, il aurait pu car « l’ouvrage circulait encore au début du IIIème s. ap. J.-C. » comme l’écrit Mouraviev (Dictionnaire des philosophes antiques T.III p.596).
Plutarque, qui naît l’année où Sénèque a 54 ans, l’a bel et bien lu, lui, et quand il rapporte le passage en question, tout le mystère du coup disparaît :
« Touchant la question de savoir s’il faut poser l’existence de certains jours néfastes, ou si Héraclite avait raison lorsqu’il blâmait Hésiode d’avoir tenu les uns pour bons, les autres pour néfastes, étant donné qu’il « ignorait que tous les jours sont de même nature », j’en ai traité ailleurs abondamment. » (Vie de Camille 19 Les Présocratiques La Pléiade p. 170)
C'est bien connu: pour Héraclite, Hésiode, s’il savait beaucoup, n’était pas intelligent !

Héraclite : moins clair s’il avait été plus clair ?

Donc l’obscurité du livre d’Héraclite peut être interprétée comme intentionnelle. C’est d'ailleurs la thèse qui semble avoir la préférence de Laërce citant à l’appui deux vers de Timon le sceptique :
« Parmi eux le voici, coucou criard, gourmandeur des foules, Héraclite,
Spécialiste des énigmes, le voici qui se dresse. »
A dire vrai, si ces vers ridiculisent Héraclite en l’animalisant et relèvent effectivement son mépris réprobateur à l’égard de la masse des hommes, suffit-il qu’ils le traitent de « spécialiste des énigmes » pour ranger leur auteur du côté de ceux qui soutiennent « la version d’un ésotérisme délibéré » (Mouraviev p.602) ?
En tout cas, le Socrate laërcien, lui, ne partage pas la version en question. De l’ouvrage que lui aurait apporté d’Ephèse Euripide (cf infra note 1), Socrate aurait dit au tragédien qui lui demandait : « Que t’en semble ? » :
« Ce que j’en ai compris vient de bonne source, ce que je n’ai pas compris aussi, je crois ; sauf qu’il y faut un plongeur de Délos. » (II 22)
L’obscurité du livre aurait tenu alors à son contenu ; telle la perle pour le plongeur, l’objet est si profond que la langue ne peut pas être transparente. Même un Socrate ne serait pas capable de tout comprendre (il comprend tout de même assez bien pour supposer qu’il y a là obscurité riche et non obscurité pauvre).
Reste à savoir si Héraclite aurait pu rendre claire cette obscurité-là. Il peut en effet ou avoir été impuissant à trouver des phrases plus simples ou désireux de ne pas en trouver. Kant dans la préface de la première édition de la Critique de la Raison Pure (1781) donne une raison de ne pas clarifier, autre que celle jusqu’à présent évoquée :
« ( …) Ce travail ne pouvait en aucune façon être mis à la portée du public ordinaire et les vrais connaisseurs en matière de science n’ont pas tant besoin qu’on leur en facilite la lecture (un Socrate comprendrait). Sans doute c’est toujours une chose agréable, mais ici cela pourrait détourner quelque peu de notre but. L’abbé Terrasson (1670-1750) dit bien que si l’on estime la longueur d’un livre non d’après le nombre de pages, mais d’après le temps nécessaire à le comprendre, on peut dire de beaucoup de livres qu’ils seraient beaucoup plus courts s’ils n’étaient pas si courts (l’œuvre d’Héraclite est brève : Mouraviev assure que la partie conservée doit « représenter près des deux tiers de l’original » (p.599)). Mais d’un autre côté, lorsqu’on se donne pour but de saisir un vaste ensemble de la connaissance spéculative, un ensemble très étendu, mais qui se rattache à un principe unique, on pourrait dire, avec tout autant de raison, que bien des livres auraient été beaucoup plus clairs s’ils n’avaient pas voulu être si clairs. Car si ce qu’on ajoute pour être clair (die Hilfsmittel der Deutlichkeit) est utile dans les détails, cela empêche très souvent de voir l’ensemble, en ne permettant pas au lecteur d’arriver assez vite à embrasser d’un coup d’œil cet ensemble ; toutes les brillantes couleurs qu’on emploie cachent en même temps et rendent méconnaissables les articulations et la structure du système qu’il importe pourtant au premier chef de connaître pour pouvoir en apprécier l’unité et la solidité. »
Il me vient à l’esprit que ces brillantes couleurs sont à la structure ce que les qualités secondes sont aux qualités premières. C’est le dessin qui rend lucide et la peinture qui trompe. La clarté est indésirable à partir du moment où elle devient décorative.
note 1 : Je ne sais trop sous quelle forme Euripide a apporté l’ouvrage en question. Mouraviev présente comme une possibilité sujette à caution mais acceptable tout de même l'idée que, tel un des résistants de Fahrenheit 451, Euripide a appris par cœur l’ouvrage d’Héraclite. Or, le passage cité à l’appui de cette version n’évoque en rien une mémorisation mais bien plutôt le transport d’un livre (« Euripide, après lui avoir donné le recueil d’Héraclite ( …) » (II 22)). Il est vrai que Mouraviev cite aussi un passage de Tatien, philosophe grec platonicien du 2ème siècle, que je n’ai pas pu consulter…

vendredi 9 mars 2007

Héraclite et Descartes: pas de vulgarisation.

Et ses concitoyens, les Ephésiens ? Héraclite les rejette avec autant de détermination qu’il refusait de s’inscrire dans la continuité d’Homère et des philosophes que nous appelons présocratiques (Pythagore, Xénophane).
A l’origine de cette exclusion, il y a le bannissement par ostracisme d’Hermodore, « le plus précieux » des Ephésiens, à en croire les paroles que Laërce attribue à Héraclite (2). Le texte suggère que le prix qu’Héraclite lui donne exprime seulement l’amitié qui les unit mais d’autres sources apprennent qu’ Hermodore a été, avant son expulsion, un législateur éphésien prestigieux que les Romains avaient consulté afin de fixer le code juridique des Douze Tables.
D’avoir rejeté hors de la cité Hermodore qui, lui, en avait tant, les Ephésiens perdent, eux, toute valeur. Leur condamnation les condamne à s’abaisser au-dessous des enfants :
« Les adultes d’Ephèse auraient mieux fait de se pendre, tous, (quelle violence dans ces premières ligne ! Le suicide, après les coups portés au prince des poètes grecs…) et d’abandonner la cité aux enfants (…) » (2)
On discute pour savoir quelles opinions politiques attribuer à Héraclite mais ce passage donne raison à Serge Mouraviev quand il propose d’ « interpréter l’idéal héraclitéen comme celui d’une aisymnétie, espèce de régime présidentiel consistant à accorder démocratiquement un pouvoir considérable, mais limité par une constitution écrite, à un citoyen particulièrement valeureux et compétent, capable de garantir l’homonoia (la concorde) et de modérer les appétits excessifs. » (Dictionnaire des philosophes antiques T.III p.581).
Un tel pouvoir fort évoque le régime politique monarchique présenté par Platon dans la République, à la différence près (et elle est de taille) qu’il repose sur un fondement démocratique et suppose donc dès le départ une communauté d’hommes assez lucides et honnêtes pour choisir l’homme d’élite auquel il conviendra de confier un tel pouvoir.
Ce qui est très cohérent avec les lignes qui suivent immédiatement le passage consacré à Hermodore :
« On lui demanda aussi de faire office de législateur pour eux mais il dédaigna l’offre, parce que la cité était déjà sous l’emprise de sa mauvaise constitution. » (2)
Et c’est à nouveau le retour des enfants, non plus maîtres hypothétiques et impuissants d’une cité décomposée, mais compagnons de jeu du philosophe replié :
« S’étant retiré dans le temple d’Artémis, il jouait aux osselets avec les enfants ; les Ephésiens faisant cercle autour de lui, il leur dit : « Pourquoi vous étonner, coquins ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux faire cela que de mener avec vous la vie de la cité ? » (3)
Il y a du cynisme dans l’attitude : qu’on ne s’y trompe pas, ce ne sont pas les enfants qui sont élevés au rang de partenaires du philosophe mais les concitoyens qui sont réduits à être moins que rien car moins que des enfants.
En revanche ce ne serait pas correct d’identifier le choix du temple comme domicile à une volonté pré-cynique de désacraliser les lieux saints. En effet Diogène Laërce nous apprend quelques lignes plus loin qu’Héraclite déposa son livre « dans le temple d’Artémis, après s’être appliqué, selon certains, à l’écrire en un style plutôt obscur, pour que n’y eussent accès que ceux qui en avaient la capacité, et de peur qu’un style commun ne le rendît facile à dédaigner. » (6)
Comme il est fréquemment question de mépris ! « Méprisé lui-même par les Ephésiens » (15) qu’il méprise, Héraclite s’ingénie à faire échapper son ouvrage au statut d’objet méprisable et par le choix du lieu où il le place et par celui de la langue dans laquelle il l’écrit.
Je pense à Descartes qui écrit dans la préface des Méditations :
« Le chemin que je tiens pour expliquer (les questions de Dieu et de l’âme humaine) est si peu battu, et si éloigné de la route ordinaire, que je n’ai pas cru qu’il fût utile de la montrer en français, et dans un discours qui pût être lu de tout le monde, de peur que les faibles esprits ne crussent qu’il leur fût permis de tenter cette voie. » (traduction de Clerselier, édition de 1661 Oeuvres philosophiques TII Garnier p.390)
Plus haut il a tenu à préciser qu' en écrivant le Discours de la méthode en français, il n’avait pas le « dessein d’en (il s’agit des deux questions) traiter alors à fond, mais seulement comme en passant, afin d’apprendre par le jugement qu’on me ferait de quelle sorte j’en devrais traiter par après. »
Lecteurs du français: assez bons pour servir de mesure aux premières explorations métaphysiques, mais trop médiocres pour comprendre leurs aboutissements.
La langue savante n’est pas requise pour exprimer la pensée savante comme si elle ne pouvait essentiellement pas être véhiculée par la langue ordinaire, elle est juste destinée à rendre impossible la lecture aux hommes ordinaires. Ces derniers, parlant la langue populaire, ne peuvent accéder à la pensée savante mais risquent de le croire en reconnaissant leur idiome quotidien dans l’exposition de la métaphysique.
Autant chez Héraclite que chez Descartes, peur d’un rabaissement de leur œuvre au contact des simples.
Héraclite : peur d’être pris pour un quidam.
Descartes : peur d’être mal compris par n’importe qui.

mercredi 7 mars 2007

Héraclite : un enfant prévoyant...

Diogène Laërce ne consacre au début du livre IX que quelques pages à la vie d’Héraclite mais elles suffisent à lui donner un relief saisissant.
C’est tout simplement le portrait d’un homme qui s’isole.
D’abord les grands hommes qui le précèdent, il les met à l’écart:
« Il était d’esprit hautain, plus que personne, et méprisant, comme il apparaît clairement d’après son livre, dans lequel il dit : « La multiplicité des savoirs n’enseigne pas l’intelligence ; autrement, elle l’aurait enseignée à Hésiode et à Pythagore, et encore à Xénophane et à Hécatée » » (1)
Toute une tradition fera d’Héraclite un homme fortement déterminé par son caractère, opposant ses pleurs aux rires de Démocrite (Serge Mouraviev explique dans la si riche notice qu’il consacre au philosophe dans le Dictionnaire des philosophes antiques que cette identification d’Héraclite à un tempérament misanthropique se constitue en milieu romain au Ier siècle avant J.-C. ). Mais dans ces premières lignes de Laërce, il est encore difficile de savoir si le mépris auquel il est fait référence explique le jugement sévère ou si c’est ce jugement qui est une raison du mépris. La chose est d’importance car cela ne revient pas au même d’exprimer philosophiquement un caractère et de tirer d’une philosophie une ligne de conduite. S’il s’agit du premier cas, les lignes de Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal s’appliquent parfaitement alors à Héraclite :
« Peu à peu j’ai tiré au clair ce qu’a été jusqu’à présent toute grande philosophie : la confession de son auteur, et, sans qu’il le veuille ni s’en rende compte, en quelque sorte ses mémoires. » (I 6)
Il se pourrait bien pourtant qu’il s’agisse de passions si puissantes qu’elles commandent à la pensée, tant semble excessif le sort qu’Héraclite désire pour les plus grands poètes :
« Il disait qu’Homère méritait d’être chassé des jeux publics et d’être battu de verges, et Archiloque pareillement. » (1)
Etrange condamnation posthume sous forme de châtiment corporel précisément imaginé: elle pourrait être interprétée (abusivement que cela soit clair) comme la déclaration de guerre de la philosophie à la mythologie et d’un philosophe à la culture grecque archaïque tout entière, annonçant la sévère critique platonicienne à l’encontre des poètes dans la République.
De ces lignes inaugurales, je juge pertinent de rapprocher l’étonnante description que Laërce fait de son enfance :
« Il fut extraordinaire dès son enfance ; étant encore jeune, il disait qu’il ne savait rien ; devenu adulte, qu’il connaissait tout. Il n’avait été l’élève de personne, et disait qu’il avait cherché lui-même et qu’il avait tout appris par lui-même. »(5)
Je pense à Descartes, qui a été un élève assez ordinaire pour assimiler la multiplicité des savoirs que ses précepteurs lui enseignèrent et qui devenu adulte, disait pour cela qu’il ne savait rien. Mais comme Héraclite, il a cherché par lui-même et a tout appris ainsi ; à cette fin il a dû réviser à la baisse toutes les connaissances dont il était, comme malgré lui, nourri.
Ainsi l’absence de maître remplit pour Héraclite peut-être la même fonction que le doute cartésien : sortir indemne d’ une éducation pensée comme transmission de préjugés collectifs. Laërce a bien raison de qualifier d’extraordinaire Héraclite enfant, car, assez mûr pour s’abstenir de recueillir l’héritage importun, il n’a de l’enfant que l’âge.

Commentaires

1. Le jeudi 8 mars 2007, 14:43 par Nicotinamide
Vous vous accompagnez souvent de Nietzsche en parcourant les philosophes antiques. Une bonne compagnie. La moustache folle évoquait aussi l'enfance pour parler des grecs (comme Marx d'ailleurs). Il ajoutait que l'enfance est un âge en soi, non une étape... Je pars en méditant votre billet et la phrase de Nieztsche suivante : "Ainsi, si nous comprenons la culture grecque, nous voyons qu'elle a disparu pour de bon. Aussi le spécialiste des classiques est-il le grand sceptique dans le contexte de notre culture et de notre éducation"

jeudi 1 mars 2007

Archytas: un mot plus fort que lui.

Je lis tous les textes réunis par Diels et portant sur Archytas, autre pythagoricien auquel Diogène Laërce consacre quelques courtes pages. Ils me laissent tous froid, à l’exception de celui-ci :
« Archytas, qui savait en toutes choses se montrer mesuré, se gardait aussi, bien sûr, d’employer des mots inconvenants. Un jour qu’il se trouvait dans la nécessité de recourir à l’un de ces mots incorrects, comme il refusait de s’avouer vaincu, au lieu de prononcer le mot en question, il l’écrivit sur le mur et fit voir ce qu’il était forcé de dire, sans avoir été forcé de le dire. » (Elien Histoires variées XIV 19)
C’est psychanalytique avant l’heure ! Même un philosophe comme Archytas n’est pas maître dans sa propre maison. Le ça : « un jour qu’il se trouvait dans la nécessité de recourir à l’un de ces mots incorrects »
Le surmoi : « comme il refusait de s’avouer vaincu »
Le moi : « au lieu de prononcer le mot en question, il l’écrivit sur le mur et fit voir ce qu’il était forcé de dire, sans avoir été forcé de le dire »
Ce gros mot est une petite formation de compromis. Ce qui ne peut pas sortir par la bouche se manifeste par un autre organe.
Ou bien :
Donner la bouche au vilain mot, c’est le faire sortir de soi par ce qui ne doit exprimer que des paroles raisonnables. Archytas ne veut pas se la salir. Le mot, il ne le dira même pas du bout des lèvres : elles sont au service de la raison. Seulement du bout des doigts, subordonnés qu’ils sont aux passions.
On est loin des philosophes héroïques, ceux qui peuvent s’étrangler ou rester impassibles sous la torture. Non, Archytas n’est pas pour autant un moins que rien, mais à la maîtrise absolue, il a renoncé, choisissant de faire la part du diable.
D’ une colique affective, il faut se débarrasser, par la main serve, aux basses tâches réservée.

Commentaires

1. Le vendredi 2 mars 2007, 23:11 par Nicotinamide
Je suppose que l'on ne connait pas le mot "inconvenu" en question ?
Diogène Laërce
VII 118 "Les sages sont francs car ils suppriment la dissimulation dans le langage et l'apparence."
VI 69 "Comme on lui demandait ce qu'il y a de plus beau au monde, Diogène répondit : "le franc parler".
Philodème : "Il plait à ces cyniques d'utiliser les mots dans leur nudité, sans les atténuer, et de les utiliser tous." (issue de la Politique de Diogène dont on avait déjà parlé. Voir sur cette question les kynika du stoicisme de Goulet-Cazé)
Par conséquent, Archytas est un demi moins que rien...
2. Le samedi 3 mars 2007, 06:41 par philalèthe
le premier passage de Laërce que vous citez, tiré de la vie de Zénon de Kition, fondateur du stoïcisme, est précédé immédiatement de la phrase suivante:
"Les sages sont des hommes honnêtes et ils veillent constamment à présenter le meilleur d'eux-mêmes, s'occupant de cacher les choses viles et de manifester les biens véritables."
Quelques lignes plus loin, je lis encore:
" Certes il arrivera parfois que le sage reçoive des représentations anormales, à cause de la mélancolie et du délire, mais cela ne se produira pas à titre de choix rationnel, mais bien contre la nature."
Il me semble donc que juger Archytas à l'aune des normes stoïciennes n'aboutit pas au même jugement que si on le juge selon les principes du cynisme.
Dans le premier cas, un mot inconvenant n'est jamais justifiable, il manifeste une absence d'apathie et de connaissance rationnelle d'autrui.
Dans le second cas, le gros mot est justifiable s'il vise quelqu'un de réellement méprisable. Je crois en effet que les cyniques ont légitimé le mépris, à la différence des stoïciens.
Ainsi, jugé à la lumière du stoïcisme, le pythagoricien Archytas paraît n'être qu'un apprenti, assez
eduqué pour condamner la parole déplacée, trop peu volontaire pour parvenir à ne pas l'exprimer du tout.
En revanche, jugé selon les critères du cynisme, il n'assume pas l'affection justifiée que produit en lui la situation, inconvenante à ses yeux.
Il y a bien sûr d'autres manières d'interpréter cette éviction de la bouche. En plus, connaître le sens du mot en question ouvrirait des horizons.
3. Le dimanche 4 mars 2007, 00:50 par Nicotinamide
Diogène Laërce VII 187 et188 évoque un Chrysippe obscène. Il décrit la danse des cloaques infects. Croûtes lascives et laves ovariennes… La comédie de corps livrés à l’ascension infernale d’un peu de jus… Chrysippe ne rejette pas l’inceste, la nécrophagie et la négation des tabous religieux. Zénon écrivit aussi une république où il vante les anus, les saucisses humaines et les femmes en commun (par ex. VII 131, sextus). Œdipe y caresse Jocaste sans psychose…
Comment expliquer de tels écrits loin de « justifications raisonnables » ou du « convenable » , du « devoir » cher aux stoïciens ?
D’autant plus que nous savons que Zénon n’était pas un téméraire de la provocation. En effet, Cratès secoue Hipparchia par le bassin. Zénon voile les frottements de muqueuses… (Apulée florides 14) Cratès l’invite à transporter un sac de choucroute à travers le Céramique. Zénon le dissimule dans son caleçon. Cratès déchire le sac. Zénon s’échappe, des saucisses de strasbourg dans les chaussettes, du choux collé aux fesses, des morceaux de lard dégoulinant entre ses jambes et la voix de Cratès dans les oreilles : « hé petit ! Pourquoi t’enfuis-tu ? Ce n’est pas si terrible... » (DL VII 3)
Je crois que les saloperies se justifient pour les stoïciens en fonction des opportunités. Selon les circonstances le sage peut être amenés à bouffer son père (après lui avoir enfoncé une tempe à coup de cuillère). Tant que l’intention se justifie rationnellement et trouve un accord avec nos dispositions naturelles. Par conséquent, le geste d’Archytas est englobé.
Pour les cyniques, je cède la parole à Elias :
« Ils reçurent le nom de « cyniques » à cause du caractère indifférent de leur vie, parce qu'eux-mêmes, comme les chiens, s'appliquaient par indifférence à manger et à faire l'amour en public, à se promener pieds-nus, à dormir dans des jarres et aux carrefours. Ils agissaient ainsi parce qu'ils recherchaient le beau par nature. (…) Non, ce n'est pas chez les Cyniques qu'on disait: «D'un côté parler, mais de l'autre tenir le secret» (Odyssée XI 443). Ce qu'on disait chez eux, c'est: «Parle ouvertement, puisque de toute façon je ne crains personne» (lliade VII 196).
Digression :
Ayant lu les appauvrissements d’Ariston de Chios (billets d'Avril 2005), j’associe immédiatement avec VI 105 :
« Ce qui est intermédiaire entre le vice et la vertu, ils le disent indifférent, tout comme Ariston de Chios. » Ici Laërce nourrit sa transition. Le cynisme enfante le stoicisme.
4. Le dimanche 4 mars 2007, 05:37 par OSV
Bien content de vous avoir trouve. Tous les deux.
Votre connaissance de DL, entre la rhapsodie, la joute rhetorique, et le parler vrai, me seduit.
Et s'il n'y a qu'un saut du stoicien au cynique, il n'y a qu'un pas de vous a nous - l'action en moins peut-etre, qui sait?
5. Le dimanche 4 mars 2007, 07:36 par philalèthe
à Nicotinamide: à mes yeux vous donnez une image de Chrysippe qui le fausse un peu.
S'il prescrit en effet l'anthropophagie, l'inceste, la communauté des femmes, c'est parce que comme les cyniques il identifie les règles qui les interdisent à des conventions vaines.
Il ne justifie donc pas des saloperies, pour reprendre votre expression; il dénonce la confusion entre le culturel et l'éthique. N'oublions pas qu' en VIII 131, juste après avoir prescrit la communauté des femmes, il écrit:
"Nous aimerons tous les enfants d'égale façon comme si nous en étions le père et la jalousie qui survient à cause de l'adultère sera supprimée."
Dans ces conditions, l'union sexuelle avec son enfant n'est en rien une exploitation de l'enfant; cette légitimation est difficile à comprendre en dehors du contexte grec qui justifie la relation homme adulte / adolescent comme bonne pour les deux.
Si Chrysippe avait su que cette pratique est destructrice pour le jeune, comme nous le pensons à juste titre, il l'aurait condamnée.
6. Le lundi 5 mars 2007, 11:10 par Nicotinamide
En quelques lignes, difficile de ne pas tracer des impressions, des implicatures... Pour éviter de fausser, je choisis pourtant des verbes neutres : Chrysippe décrit... Chrisippe ne rejette pas... Je ne voulais pas laisser croire qu'il incite à violer sa grand-mère. Je suis d'accord avec vous sur le point que vous mentionnez. Par contre je maintiens qu'ils (Zénon, Chrysippe) jusitfient les chienneries.
"Dans son ouvrage sur le convenable, Chrysippe, à propos de la sépulture des parents, dit : "lorsque nos parents sont décédés, il faut utiliser les sépultures les plus simples, parce que lecorps à l'instar des ongles, des dents et des cheveux n'est rien pour nous et que nous avons nul besoin de lui accorder tant de soin et de considération. C'est pourquoi, si les viandes sont utiles, les hommes s'en serviront pour se nourrir, de même qu'il leur appartient de faire usage des parties de leur propre corps.(cf DL VII 108, s'estropier est un devoir qui dépend des circonstances)"
(Sextus, Hyp pyr)
Manger ses morts peut être utile... ou opportun :
"Le sage mangera aussi des chairs humaines selon les circonstances"
(DL. VII 121)
Je recopie en entier cette fois-ci le passage sur les républiques scandaleuses de nos philosophes...
Philodème de Gardara, De stoicis
"Il plaît à ces saints hommes de revêtir la façon de vivre des chiens, d'utiliser les mots dans leur nudité, sans les atténuer, et de les utiliser tous, de se masturber en public, de revêtir un manteau double, d'abuser des mâles qui sont l'objet de leur amour et, si ceux-ci ne sont pas prêts à céder avec empressement à leurs avances, de les contraindre par la violence (. ..) [II leur plaît que] les enfants soient communs à tous (. ..) [II leur plaît de] s'unir à leurs soeurs, leurs mères, aux gens de leur famille, à leurs frères et à leurs fils, de ne s'abstenir d'aucune partie pour l'accouplement, dût-on user de violence contre quelqu'un. [II leur plaît] que les femmes s'avancent vers les hommes, puis qu'elles les attirent en usant de toute leur habileté afin qu'ils s'unissent à elles et, si elles ne trouvent personne, qu'elles achètent sur la place les hommes prêts à leur rendre ce service; [il leur plaît] de s'unir au hasard des rencontres à tous et à toutes; [il leur plaît] que les hommes mariés aient commerce avec leurs propres servantes, que les femmes mariées partent avec les partenaires de leur choix, après avoir abandonné leurs maris; que les femmes portent le même vêtement que les hommes, qu'elles participent aux mêmes activités qu'eux et qu'il n'y ait point entre eux la moindre différence; la course encore et les exercices physiques (...) qu'elles soient nues, qu'elles se débarrassent de tout au vu de tous et qu'elles s'exercent avec les hommes; qu'aucune partie (de leur corps) ne soit cachée (...) ceux qui meurent, que dans la plupart des cas ils les mangent lors d'un banquet pris en commun et (...) à vrai dire, qu'il n'y ait pas de différence et que ne... pas... sans sépulture (...) Il faut que les hommes tuent leurs pères et il faut estimer que parmi celles que nous connaissons aucune cité n'en est une ni aucune loi; penser que tous les hommes sans exception sont des petits enfants et qu'ils sont frappés de folie, au point même d'en tomber malades (...), estimer que les amis sont hypocrites, traîtres, ennemis des dieux et d'eux-mêmes, si bien qu'aucune confiance (...); en toutes choses ils se trompent si bien que rien de ce qu'ils estiment beau ou juste n'est beau dans la nature; et en tenant ainsi pour juste ce qui relève des choses honteuses et injustes, ils perdent en même temps l'esprit, tels des jeunes gens sans maturité, face aux (. ..)."
7. Le mardi 13 mars 2007, 09:16 par jean centini
Cher Philalèthe, vos “propos” se lisent avec toujours autant de plaisir et d’intérêt. Permettez moi quelques remarques et suggestions en vrac.
1/ Le texte d’Élien ne connaît que trois alternatives :
- se garder prononcer des mots inconvenants
- les prononcer
- un moindre mal : les écrire sans les prononcer
La périphrase, le synonyme, ..., bref le détour linguistique, ne sont-ils donc pas possibles ? Seraient-ils aussi inconvenants que le mot lui-même ?
(À noter que l’édition Diels donne aussi un texte d’Aristote (Métaphysique, H, II, 1043 a 19) où l’on voit Archytas s’occuper de logique et de définition des choses. Si, par un détour linguistique, on est capable de définir l’absence de vent comme “le repos dans une masse d’air”, pourquoi ne peut on pas utiliser un procédé équivalent pour donner, à la place d’une chose inconvenante, sa définition ?)
2/ Élien consacre deux textes à Archytas. Quel rapport donc entre l’anecdote que vous citez et le passage suivant où l’on voit le même Archytas prendre du plaisir à “plaisanter” avec des enfants ?
“Arcytas (...) qui avait de nombreux serviteurs, se plaisait beaucoup à jouer avec leurs enfants et à plaisanter avec les esclaves nés chez lui; mais c’est surtout à l’occasion de festins qu’il aimait à se divertir en leur compagnie.” (Histoires variées, XII, 15)
Tout cela est-il vraiment cohérent ? Sommes nous bien dans la même attitude philosophique face au langage ?
"À l'aide de trois anecdotes on peut faire le portrait d'un homme" prétend le jeune Nietzsche (La naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque). Dommage que ça ne marche pas pour l'Archytas d'Élien.
3/ Le geste d’Archytas n’aurait-il pas quelque chose à voir avec les fameux
interdits instaurés par son maître ? En tout cas, Pythagore lui-même s’abstenait de certaines paroles (Diogène Laërce ; VIII, 20) et demandait à ses disciples de ne pas parler dans un état de colère (24).
4/ Je ne peux pas vous suivre dans votre rapprochement avec la psychanalyse. Loin d’éclairer le texte, cette anachronique analogie l’obscurcit.
Les théories grecques sur la nature de l’âme, sur ses parties et autres attelages boiteux platoniciens sont si loin de nous ! Il est déjà difficile de tenter de les saisir par elles-mêmes ! La toile est assez barbouillée comme cela sans la recouvrir encore d’une couche de vernis freudien ! Par exemple, quand je mets bout à bout toutes les affirmations relatives aux “âmes” contenues
dans Diogène Laerce, VIII, 30-32, je vous avoue avoir le plus grand mal à me faire une idée cohérente de la doctrine des pythagoriciens sur ce point.
Mais tentons néanmoins l’expérience. En restant dans un cadre conceptuel
aussi strictement pythagoricien que possible (et donc sans y chercher une préfiguration de quoi que ce soit d’autre), demandons nous quelle(s) partie(s) de l’âme d’Archytas est/sont à l’oeuvre dans son acte. Conscience ? Esprit ?
Principevital ? “Nous” ? “Phrenes” ? “Thumos” ? (Diogène Laerce ; VIII, 30)
Pour moi , une seule certitude : La décision finale a bien été prise au plus
haut niveau, par “le principe de commandement”, qui s’étend entre le cœur et le cerveau.
5/ Enfin je me permets de vous signaler que, sur internet, la Stanford Encyclopedia of Philosophy (une mine !) consacre plusieurs articles de fond aux pythagoriciens. On peut notamment y lire, dans l’article Archytas, - horresco referens ! - : “More pages of text have been preserved in Archytas' name than in the name of any other Pythagorean. Unfortunately the vast majority of this
material is rightly regarded as spurious. The same is true of the Pythagorean tradition in general; the vast majority of texts which purport to be by early Pythagoreans are, in fact, later forgeries.”...
Ne ferions-nous donc que nous entregloser et qui plus est à partir de sources
douteuses ?
Bien à vous.
8. Le mardi 13 mars 2007, 17:24 par philalèthe
A Jean Centini: Merci d’abord pour vos encouragements et votre riche contribution !
Je répondrai en suivant votre ordre.
1) Certes le mot incorrect aurait sans doute pu être remplacé par une définition vraie qui n’aurait alors plus rien eu d’injurieux. Mais précisément c’est l’injure qu’Archytas est forcé de dire. Il a le désir pressant d’employer un gros mot, il n’est pas dans la position neutre de celui qui doit traduire un gros mot, venu en somme d’ailleurs, par une expression correcte. En plus, à supposer qu’Archytas ait eu le flemme nécessaire à cette traduction in extremis, il n’aurait eu aucune raison de la dire, dans la mesure où ce qu’il veut, c’est dire un gros mot. Or, il ne suffit pas d’ajouter l’intention de dire un gros mot à la formulation de l’expression correcte qui s’y substitue pour que cette dernière reste un gros mot. Le sens de ce qu’on dit n’est pas dans une intention intérieure qui accompagne les sons qu’on prononce mais dans l’usage de ces mots dans le cadre d’un certain jeu de langage et d’une certaine forme de vie. Inversement, si je traite quelqu’un de salaud avec l’intention de ne pas l’injurier, cela reste une injure…
2) Le texte d’Elien que vous citez ne me paraît ni en accord ni en désaccord avec le texte dont je suis parti. Car il ne suggère pas que les paroles dites aux enfants et aux esclaves n’étaient pas convenables et donc je ne suis pas porté à penser que la médiocre retenue dont Archytas fait preuve dans le texte de départ est abandonnée dans le texte que vous citez. Je vois dans ce texte (hors contexte) possiblement l’illustration suivante : Archytas est un maître humain et simple.
Vous avez bien raison en tout cas de mettre en évidence qu’aucun portrait définitif ne peut être fait à partir de quelques anecdotes. Quand j’en isole une parmi tant d’autres, ce n’est pas parce qu’elle m’apparaît éclairante concernant Archytas ; c’est parce que je la juge lisible, interprétable (d’une ou de plusieurs manières, qui ne se valent d’ailleurs pas forcément cf infra). J’essaye d’y identifier un style de vie, comme si, spectateur d’une scène théâtrale, je l’interprétais comme une doctrine mise en image. Qu’une chose soit claire: je n’ai ni les moyens ni la volonté d’éclairer l’identité réelle de qui que ce soit. Je vois souvent dans ces représentations de philosophes des scénettes où je les identifie à des comédiens de leur propre idéal.
Je fais attention en revanche à être exact dans la reconstitution de cet idéal.
3) C’est une excellente piste que vous donnez là ; le mot inconvenant est peut-être un mot interdit par le maître. Cela renforce encore plus mon portrait d’Archytas en philosophe imparfait. Il ne serait même pas capable d’être à la hauteur de ce qui lui tient peut-être le plus à cœur.
4) Concernant l’interprétation psychanalytique, je croyais qu’on comprendrait qu’elle était intentionnellement sauvage. Un peu comme si un metteur en scène, amoureux de Freud, récupérait cette scénette en la défigurant violemment au mépris de tout sens historique. Parmi les historiens renommés, il me semble que Paul Veyne, malgré tout le respect que je lui dois, fait un peu cela quelquefois. Quand on n’y croit pas, c’est divertissant.
Quant à la psychologie pythagoricienne, je ne vous cache pas que je la trouve passablement embrouillée...
5) Merci d’attirer mon attention sur la Stanford Encyclopedia qui est en effet d’une richesse époustouflante. J’ai bien conscience que je médite sur des textes dont l’identité philologique, fort incertaine aux yeux des érudits, n’est claire et indubitable que pour le béotien que je suis. Tenir pour parole d’Evangile des textes qui en partie ne sont que ce qu’ils sont que grâce à des reconstitutions philologiques qui ne peuvent pas ne pas être débarrassées de tout arbitraire est peut-être un peu ridicule. Richard Goulet en personne m’a averti de l’extrême difficulté de justifier totalement les décisions qu’un philologue traducteur doit prendre face à des textes altérés, aux versions multiples (c’est du moins ainsi que je l’ai compris). Mais enfin, que faire ? C’est dans cet état que nous sont parvenus les œuvres des Anciens…
Quant à l’entreglose, vous avez sans doute raison, mais peu m’importe à vrai dire, ce que je veux souvent faire apparaître, ce sont des possibilités de vie dont ces textes et les « sketchs » qu’ils contiennent me livrent d’imparfaites esquisses, que je trahis à coup sûr en les perfectionnant. Mais je m’attache peut-être moins à la source qu’à ce que j’en fais.
Je ne dirais tout de même pas que c'est un roman que j'écris au fil de ces billets mais il se peut que je ne sois guère lucide !
9. Le vendredi 23 mars 2007, 14:40 par jean centini
Cher Philalèthe,
C’est avec beaucoup de retard que je vous réponds. Je vous prie de bien vouloir m’en excuser.
1/ Pour en revenir aux points précédemment évoqués, toute la difficulté de cette petite anecdote réside dans ces quelques expressions de la traduction Dumont (Pléiade) par vous utilisée :
- “il se trouvait dans la nécessité de recourir à l’un de ces mots incorrects”,
- “comme il refusait de s’avouer vaincu”,
- “forcé de dire.”
Vous pensez qu’ “il a le désir pressant d’employer le gros mot” et qu’ “il n’est pas dans une position neutre”. Bref le mot incorrect pousse en lui, pulse en lui, jusqu’à ce qu’il s’extériorise. Archytas ne se résout pas à laisser ainsi le mot sourdre. Il lutte contre cette pulsion et finit par la dévier : le mot inconvenant sera écrit au lieu d’être dit. “Ce qui ne peut pas sortir par la bouche se manifeste par un autre organe”.
Effectivement, dans cette lecture là, bien qu’anachronique, l’analogie avec la psychanalyse vient à l’esprit de l’homme d’aujourd’hui. Plus d’ailleurs par un fait de civilisation, par un automatisme culturel, par “idéologie”, que par suite d’une adhésion réfléchie à cette doctrine. Indépendamment de la valeur de ses théories, le freudisme est solidement implanté dans notre horizon culturel. Il est ce à quoi nous pensons en premier dès que semble se manifester de l’activité psychique non consciente.
Mais précisément je n’arrive pas à me persuader que ce soit bien là le sujet. Est-il donc certain que ce soit une pulsion intérieure qui mette Archytas “dans la nécessité de recourir” à ce gros mot ?
Pour moi, le document ne permet pas d’exclure une multitude d’autres hypothèses. Par exemple celle d’un Archytas plutôt maître de lui-même, se heurtant à un interdit pythagoricien. Ou bien celle d’un Archytas, se maîtrisant tout autant, et qui, au cours d’une démonstration, serait confronté à la
contradiction entre deux exigences traditionnelles de la philosophie grecque : penser vrai et donc, à l’occasion, appeler un chat un chat / tendre vers la sagesse dans la pratique de la vie (soit, dans ce cas précis, savoir “en toutes choses se montrer modéré”). Mais il doit y en avoir beaucoup d’autres tout aussi plausibles ...
En fait, je n’ai que des doutes à vous proposer...
1 bis/ D'ailleurs mes doutes ont redoublé depuis mon précédent commentaire. Par acquis de conscience, j’ai,,en effet, consulté deux autres versions du texte. Selon moi, elles ne permettent pas d’aller plus avant dans la compréhension du document. Vous pourrez en juger par vous-même :
A/ Élien : Histoires diverses, traduites du grec, avec le texte en regard et des notes par M. Dacier, Paris, de l'Imprimeried'Auguste Delalain, 1827. (et disponible sur le net)
“(XIV, 19.) De la décence des discours d'Archytas.
ARCHYTAS, dont la modestie s'étendait à tous la objets, évitait surtout les termes qui auraient pu blesser la pudeur. Quand par hasard il se trouvait forcé de prononcer quelque mot indécent, il ne cédait point à la nécessité de la circonstance; il n'articulait point ce terme, il le traçait sur le mur; montrant ainsi ce qu'il ne pouvait taire, mais éludant l'obligation de le dire.”
B/ Et surtout : Élien : Histoire variée, traduit et commenté par Alessandra Lukinovich et Anne-France Morand, Paris, Les Belles Lettres, 2004 (2° tirage) :
“Archytas était réservé à bien des égards et se gardait en particulier de toute indécence verbale. Comme un jour il était contraint de dire un mot inconvenant, il n’abdiqua pas mais évita de le prononcer en l’écrivant sur le mur. Il explicita ainsi ce qu’il était contraint d’exprimer, sans toutefois être forcé de le dire.”
Ainsi donc je suspends mon jugement !
Bien sûr, vous pourriez toujours trouver que je m’arrête trop vite en chemin. Les sources n’ont peut-être pas dit leur dernier mot. On pourrait encore s’intéresser au texte grec lui-même et à la façon dont il a été établi. Mais
je ne suis pas spécialiste de philologie. Et puis, entre nous, cher Philalethe, cette petite anecdote en vaut-elle vraiment la peine ?
2/ Sur l’Archytas d’Élien, je suis bien d’accord avec vous : les deux textes évoqués ne sont pas directement contradictoires et rien n’indique qu’Archytas ait dit des paroles inconvenantes à ces enfants.
Je trouve juste un peu curieux cette juxtaposition entre un Archytas soucieux de rigueur dans ses paroles et un autre Archytas qui plaisante et s’amuse. (L’édition Diels/Dumont contient d’ailleurs quelques bribes d’autres auteurs relatives au second Archytas. Aristote lui attribue même l’invention de la crécelle pour amuser les marmots.) Ce n’est pas la même “tension”. Je ne vois pas comment on passe d’un Archytas à l’autre.
Il serait habile, certes, de tenter de jeter un pont entre les deux positions par la médiation de cet autre extrait (X, 12) : “Archytas disait : “il est aussi difficile de trouver un poisson sans arrêtes qu’un homme qui n’ait point de perfidie ni d’épine.” (trad. Lukinovich et Morand ) / “On trouverait aussitôt un poisson sans arrêtes, qu'un homme sans fraude et sans malice” (trad. Dacier).
Mais, pour tout vous avouer, je doute fort que le livre d’Élien, ce fatras, cet agrégat inconstitué d’anecdotes désunies, permette de reconstituer une image cohérente de qui que ce soit.
3/ Je suis vous remercie de vos explications détaillées sur le sens de vos billets. Elles lèvent la plupart des questions qui souvent me sont venues à l’esprit en vous lisant.
Pas plus que vous je ne crois à la possibilité de retrouver le “vrai” Archytas ou le “vrai” Empédocle. Faute de documents, il nous est désormais impossible de détacher la plupart des philosophes antiques de ce que la tradition nous en dit. Il faut nous résigner à ne jamais connaître le Socrate “de l’histoire” , mais seulement celui de Platon ou de celui de Xénophon. D’ailleurs le problème ne concerne pas que les sources philosophiques : que savons-nous de la guerre du Péloponnèse en dehors de Thucydide et de Xénophon ?
La seule chose qui vaille c’est de tenter, comme vous le faites, de restituer un peu des styles de vie et des attitudes philosophiques qui transparaissent dans les sources même s’il faut rester lucide sur les limites d’une telle entreprise, même si
souvent cela nous amène - comme pour cette petite anecdote - à des tentatives
de reconstitution très différentes les unes des autres.
Bien à vous.
10. Le vendredi 23 mars 2007, 18:38 par philalèthe
Cher Jean Centini,
Merci beaucoup de continuer à donner du relief à cette minuscule anecdote qui, de ce fait ,mérite de plus en plus la peine qu'on prend à l'élucider !
Vous ayant déjà dit dans quel esprit j'ai mobilisé Freud, je ne veux en aucune manière défendre cette interprétation, d' autant plus que je suis porté à penser que la diffusion de la psychanalyse a fait beaucoup de dégâts et qu'elle est le cache-misère de certaines pensées confuses et paresseuses.
Je suis en revanche sensible aux deux nouvelles interprétations que vous me communiquez. Vous tenez à préserver la maîtrise de soi d' Archytas et donc vous l'imaginez face à un dilemme ou à un conflit d'allégeances.
Je ne sais pas si l'idée de dilemme est compatible avec la représentation qu'il devait avoir du Bien; n'implique-t-elle pas soit une conception pluraliste du Bien soit, à l'intérieur d'une même éthique, des principes qui s'excluent ? Or, l'un et l'autre sont-ils pensables pour un Grec ancien, qu'il soit pythagoricien ou autre ? J'ai des doutes.
Vous avez raison en tout cas de souligner qu'il y a beaucoup d'autres interprétations possibles, par exemple, Archytas aurait dû fidèlement rapporter à un tiers les paroles d'autrui...
Concernant la fréquentation des enfants, elle pourrait être lue à la lumière de l'ostentation héraclitéenne à "jouer les enfants contre les adultes", ce qui n'empêcherait pas à une autre occasion de traiter les adultes d'enfants, les deux attitudes n'étant contradictoires qu'en apparence.
Permettez-moi maintenant de vous poser une question de béotien: quant à la guerre du Péloponnèse, en est-on vraiment réduit, comme vous le dites, aux textes ? L'archéologie ou l'épigraphie sont-elles donc silencieuses ?