mardi 26 février 2008

Sénèque (12): comment choisir un ami ?

Il est courant de dire qu’on se fait un ami ; on peut comprendre l’expression de plusieurs manières dont celle-ci : c’est la relation amicale qui donne à autrui son identité d’ami. On ne naît pas ami, on le devient.
Sénèque infirme ce point de vue, mais en partie seulement.
On a vu qu’il identifie l’ami à quelqu’un avec lequel on se sent en totale confiance, mais la question reste de savoir en qui placer sa confiance.
Or, à ce propos, Sénèque soutient deux positions qui pourraient être contradictoires.
La première, qu’il développe le plus longuement, affirme qu’il faut juger qui est digne de confiance avant de se confier. Mais Sénèque ne donne aucun critère permettant de déterminer à quoi reconnaître la capacité de l’homme à devenir un ami. Il reste en effet très vague, conseillant à Lucilius de délibérer avec lui-même, de juger (judicare utilisé intransitivement), de réfléchir longtemps (diu cogitare).
Cette position suppose en tout cas que la valeur de l’homme est identifiable avant et en dehors de la relation qu’on établira peut-être avec lui (elle ne lui est pas attribuée après identification de son intériorité secrète). Sénèque écarte donc clairement la possibilité qui consisterait à se confier avant de juger. Plus précisément la relation est établie entre aimer (amare) et juger : il faut donc juger et éventuellement aimer et non aimer puis juger avec pour conséquence éventuelle la fin de l’amitié (le texte latin offre à vrai dire une ambiguité: Sénèque ayant écrit : « qui contra praecepta Theophrasti, cum amaverunt, judicant, et non amant, cum judicaverunt », Noblot a traduit: « à l’encontre des préceptes de Théophraste, ils attendent d’avoir donné leur affection pour se faire juges, et la retirent quand ils ont jugé » mais je crois qu’on pourrait aussi rendre le texte ainsi : « ils jugent quand ils ont aimé et non aiment quand ils ont jugé »; si on fait ce choix, disparaît l’idée d’un retrait de l’affection et apparaît alors plus gravement l’éventualité d’une affection définitivement mal placée)
Mais cette position essentialiste, substantialiste entre en tension avec une autre qu’on pourrait appeler relationnaliste, Sénèque écrivant :
« Crois à sa fidélité, tu le rendras fidèle. On sait des gens qui ont enseigné la trahison en montrant la crainte d’être trahis, et qui ont justifié le manquement par leurs soupçons » (trad. Noblot)
On réalise ici que la qualité de l’ami ne précède pas l’amitié, mais naît d’elle, la confiance engendrant la confiance. Le jugement théorique n’éclaire plus une fois pour toutes sur la qualité de l’homme, c’est la pratique qui contribue à fixer son identité.

lundi 25 février 2008

Sénèque (11) : contrairement à toute logique, être avec son ami, c’est être avec soi-même !

Pour la première fois depuis le début de la correspondance apparaît un tiers dans la relation entre Sénèque et Lucilius.
Ce tiers a été choisi par Lucilius pour transmettre ses lettres à Sénèque. Or, dans une des lettres transmises, Sénèque relève que Lucilius appelle cet homme « son ami ».
L’argumentation de Sénèque va alors consister à réduire une telle désignation à une expression conventionnelle, à un titre social.
Voici comment : dans la même lettre, Lucilius demande à Sénèque de ne pas partager avec ce tiers ce qu’il sait de lui pour la raison qu'il ne s’est pas confié à cet homme qu'il appelle pourtant son ami.
Or, Sénèque interprète immédiatement une telle absence de confiance comme la marque spécifique d’une relation non-amicale.
D’autres possibilités étaient pourtant pensables : par exemple qu’il y a des degrés dans l’amitié ou que l’amitié avec ce tiers est naissante.
Mais Sénèque ne les retient pas car il dispose de la connaissance de l’essence (vis) de l’amitié: l’ami est quelqu’un en qui on a autant confiance qu’en soi-même.
Qu’entendre par là ? Il me semble que Sénèque l’explicite au cours de cette même lettre de plusieurs manières distinctes et opposées:
a) « ne manque pas de délibérer sur toutes choses avec ton ami » (trad. Noblot). On est porté à interpréter cette délibération commune comme un échange d’opinions destiné à rendre meilleure une décision.
b) « converse avec lui aussi hardiment qu’avec toi-même ». Le verbe latin traduit par « converser » est "loqui" qu’il est ordinaire de traduire par « parler ». Il s’agit donc ici non plus d’apporter un avis dans le cadre d’une délibération commune, mais de communiquer à l’ami tout ce qu’on se dit intérieurement. Vue sous ce jour, l’amitié exclut le secret. Or, il me semble repérer une tension entre cette relation et la précédente. Pour délibérer avec un ami, il faut prendre son opinion au sérieux et viser une vérité commune. Transmettre ses secrets est tout à fait différent, car on n’a plus à l’horizon une vérité commune. La transmission même réciproque de secrets n’est pas tant une conversation qu’un double aveu. Quelques lignes plus loin, Sénèque formule différemment la même relation : « mets en commun (misce = mêle, mélange) avec ton ami tous tes soucis (curas), toutes tes pensées (cogitationes) »
c) « pourquoi, lui présent, ne me croirais-je pas seul ? » Ici est radicalisé l’effacement de l’ami déjà perceptible antérieurement. Il ne s’agit même plus de la transmission de secrets car cette opération implique la reconnaissance de l’autre comme différent de soi. Bien sûr Sénèque ne veut pas dire qu’on ne fait pas attention à l’existence de son ami et qu’on en vient à oublier sa présence. Non, on tendrait plutôt à l’identifier à l’image de soi que reflète le miroir. La relation amicale est donc pensée comme une relation non avec un autre particulier mais avec un double de soi.
Dans ces conditions, on comprend que Sénèque donne un autre sens au mot ami quand Lucilius l’emploie pour qualifier le porteur des lettres. Il va la réduire à quelque chose comme une formule de politesse :
« Si de ce mot au début tu as fait une appellation banale, si tu as dit : mon ami, comme nous qualifions d’honorables (bonos viros) tous les candidats officiels, comme nous donnons du « Monsieur » (dominos) au premier venu dont le nom nous échappe, passe pour cela » (trad. Noblot)
On peut aussi voir cette lettre comme la procédure d’éviction de son porteur. Il y a trois personnes au début de la lettre, puis deux (Lucilius et Sénèque), puis une (Sénèque s’écrivant à lui-même, Lucilius).
L’ami est donc un autre tel qu’avec lui je ne parle pas à un autre !

samedi 23 février 2008

Sénèque (10): le nécessaire et le suffisant.

Pour terminer cette deuxième lettre, Sénèque cite Epicure :
« Belle chose que l’allégresse dans la pauvreté » (trad. Noblot)
Sauf à me tromper, on ne trouve pas ce texte dans le corpus épicurien. Mais il pourrait s’y trouver tant il est en accord avec la doctrine.
Son sens est clair mais peut tout de même prêter à confusion. En effet cette pauvreté joyeuse (« laeta paupertas ») n’est ni objectivement ni subjectivement pauvreté. Sénèque l’explicite :
« Illa vero non est paupertas, si laeta est » ( « mais elle n’est pas pauvreté, si elle est joyeuse » trad. perso.).
Ce n’est pas que la pauvreté réelle est vue comme richesse (on serait finalement dans l’illusion ou dans le mensonge à soi-même) ; non, celui qui "a" la pauvreté joyeuse est réellement riche vu la limitation de ses désirs. Il est donc tout à fait lucide en jugeant riche sa richesse. Il mesure en effet ce qu’il possède selon deux critères : ce qui est nécessaire et ce qui est suffisant.
La lettre se clôt sur cette distinction que Sénèque n’éclaire pas et qui n'est pas aussi nettement explicitée dans les textes d’Epicure. On peut en tout cas tirer d’elle une définition de la pauvreté (objective et subjective) et deux définitions de la richesse, la première correspondant à la richesse minimale, l’autre à la richesse optimale (ou maximale en un sens).
Est donc absolument pauvre celui qui ne dispose pas du nécessaire. Mais qu’est-ce que le nécessaire ? La lettre 110 le définit en l’opposant au superflu (supervacuum) :
« Les choses nécessaires se présenteront à toi partout » (trad. pers. « necessaria ubique occurent »)
Cette philosophie présuppose donc ce qui ne va pas de soi : qu’en tout lieu tout homme trouvera de quoi survivre. L’épicurisme (et ce stoïcisme sénéquien qui le reprend sur ce point) n’est pas adapté au monde de la famine. Doit-on l’interpréter comme un défaut de lucidité à propos de la nature ? Je dirais plutôt que ces hommes-là n’ont pas eu l’expérience d’une nature rendue invivable par une certaine histoire.
Donc, dans ce cadre ainsi défini, tout homme est réellement riche et c’est la pauvreté qui une mauvaise interprétation de cette richesse de fait, mauvaise interprétation conditionnée par un excès de désirs.
Cependant la différence entre le nécessaire et le suffisant complique les choses : car du point de vue de la satisfaction (= état de celui qui a assez), ce qui est nécessaire est insuffisant. Cette distinction recoupe-t-elle la distinction épicurienne entre les désirs nécessaires et naturels et les désirs naturels seulement ? Non, car il suffit de combler désirs naturels et nécessaires pour être totalement heureux ; or, nous venons de réaliser que la possession du nécessaire n’est pas la possession du suffisant. En plus, si la marque du nécessaire est plutôt aisément déterminable (sans le nécessaire, l’homme ne survit pas), la délimitation du suffisant paraît élastique mais en même temps on ne peut en donner une interprétation relativiste du genre : "est suffisant ce qu’on juge être suffisant". On le voit clairement à partir de la situation choisie par Sénèque pour illustrer la citation d’Epicure :
« Qu’importe ce que tel homme compte d’or dans son coffre, de blé dans ses granges, de bétail dans ses pacages, quel revenu produisent ses capitaux, s’il convoite le bien d’autrui, s’il suppute non ce qu’il a acquis mais ce qu’il pourrait acquérir ? » (trad. Noblot)
En passant, notons que l’état d’esprit dénoncé ici correspond à peu près à l’état d’esprit du chef d’entreprise tel qu’on en fait aujourd’hui l’éloge !
Ceci mis à part, il est clair que ce riche propriétaire ne juge pas suffisant ce qu’il a ; or du point de vue de Sénèque, c’est plus que suffisant. Il convient de penser que la critère du suffisant se trouve dans la satisfaction du sage, ce qui est assez aristotélicien : c’est l’expérience des meilleurs des hommes qui permet de délimiter les contours de la meilleure des vies.

vendredi 22 février 2008

Sénèque (9): tentative d'élucidation d'une métaphore alimentaire.

Sénèque cite Lucilius se justifiant:
« Sed modo (…) hunc librum evoluere volo, modo illum »
Ce que Noblot traduit ainsi:
« C’est que je me plais à feuilleter tantôt ce livre, tantôt cet autre »
J’y lis, encore une fois plus sobrement, ceci :
« Mais je désire lire tantôt ce livre, tantôt cet autre »
Evolvere veut dire dérouler (en rapport avec le livre-rouleau) et lire autant que feuilleter. Quant à velle, il serait certes excessif de le traduire par vouloir. En effet André-Jean Voelke dans L’idée de volonté dans le stoïcisme (1973) précise dans la partie qu’il consacre à Sénèque : « L’opposition entre velle et cupere (ou concuspicere) est loin d’être constante. Souvent velle et voluntas marquent le simple désir » (p.167 n. 3) Reste que traduire "volo" par "je me plais à" suggère quelque chose comme une complaisance par rapport à des caprices, que le texte ne justifie pas directement. Si on y ajoute le choix de traduire "evolvere" par "feuilleter", on tend à transformer la description d’une certaine pratique de la lecture en une quasi condamnation de soi-même !
« A la différence du dialogue socratique, où l’interlocuteur est invité à collaborer à la recherche de la vérité, les timides répliques du disciple interpellé dans la diatribe ne sont que l’occasion de sorties de plus en plus vigoureuses du maître. » écrit Pierre Aubenque dans sa petite mais excellente présentation du système de Sénèque dans la collection Philosophes de tous les temps chez Seghers en 1964 (p.55). En effet Sénèque, dont les lettres ont retenu quelque chose de la diatribe, genre pratiqué par le cynique Bion, va contrer la justification de Lucilius en revenant à la métaphore alimentaire. Cependant passer d’un livre à l’autre ne revient plus à vomir une nourriture pour en absorber une autre, mais à goûter un peu de chacune (degustare). Une telle « dégustation » de choses diverses et opposées gâte (inquinare = salir, souiller, corrompre) au lieu de nourrir.
Il me semble que cette dernière métaphore mêle deux identifications distinctes de Lucilius : en effet Sénèque écrivant d’abord que c’est le propre d’un estomac blasé d’essayer un peu de tout, le lecteur est alors porté à voir Lucilius sur le modèle du riche cherchant sans cesse de nouvelles sensations sans jamais trouver rien qui ne l’arrête ; en revanche en choisissant l’optique thérapeutique (et non plus morale) pour mettre en garde Lucilius contre l’absence de valeur nutritive d’un tel comportement alimentaire, il pousse le lecteur à identifier ce dernier non plus à un riche mais à un pauvre affamé qui ne parvient pas à assouvir sa faim. Il y a une nuance appréciable entre être revenu de toutes les références et n'en avoir encore aucune !
Néanmoins, bien que condamnant la manière de lire de Lucilius, Sénèque est porté au compromis:
« Si l’envie te prend de pousser une pointe chez les autres, reviens vite aux premiers » (trad. Noblot)
« Pousser une pointe » traduit diverti (= se détourner de sa route momentanément - pour passer la nuit chez un hôte par exemple - ).
C’est un trait de Sénèque : faire sa place à l’exception, ne pas être rigoriste.
En tout cas, je ne crois pas que ce détour occasionnel revienne à aller explorer en éclaireur le camp d’autrui. L’éclaireur est dans une logique de renforcement de son camp alors que celui qui cède à la tentation du détour en un sens se divertit.
Enfin Sénèque précise de quel mal la lecture est le remède, de quelle blessure elle est la cicatrice : il s’agit de la pauvreté, de la mort et de tous les autres fléaux (pestes).
On peut s’étonner que ces deux hommes riches et reconnus cherchent des secours contre une pauvreté qu’ils ne connaissent (mais qu’ils pourraient connaître !), mais plus profondément on peut être surpris du fait que Sénèque utilise le mot pestis pour qualifier la mort et tout ce qui peut frapper les hommes (déjà la lettre I dramatisait la mort en encourageant Lucilius à s’emparer des heures qu’avant qu’elles n’en viennent à augmenter la part, déjà derrière nous, de la mort). En effet la doctrine stoïcienne apprend à voir comme des choses indifférentes tout ce que les hommes ordinaires appellent des malheurs.
Il suffit alors peut-être de dire que Sénèque reprend ici à des fins pédagogiques la manière commune de parler et plus précisément sans doute celle de Lucilius. Mais Pierre Aubenque met en relief chez Sénèque ce qu’il appelle de manière un peu jargonnante « la valorisation des indifférents non-préférables (les maux extérieurs et les maux du corps de la tradition aristotélicienne) comme occasions de vertu » (ibidem p. 81). Il ajoute un peu plus loin : « On peut comprendre les motivations personnelles de ce thème, penser aussi qu’il s’accordait avec le goût romain pour une vertu militante, qu’exaltent l’adversité comme les tentations » (p.82).
Résumons : la lecture revient à s’armer contre des adversaires qui, sans être invincibles, sont du moins de taille ! Les réduire à des riens serait ne plus pouvoir se penser comme un héros.

jeudi 14 février 2008

Sénèque (8) : Lucilius et l’Autodidacte.

Les mauvaises habitudes de lecture de Lucilius sont décrites en elles-mêmes et métaphoriquement.
D’abord le fait brut: Lucilius lit beaucoup d’auteurs et des livres de tout genre.
Mais il ne lit pas comme l’autodidacte de La Nausée (Sartre) méthodiquement (« tout d’un coup les noms des derniers auteurs dont il a consulté les ouvrages me reviennent à la mémoire : Lambert, Langlois, Larbalétrier, Lastex, Lavergne. C’est une illumination; j’ai compris la méthode de l’Autodidacte : il s’instruit dans l’ordre alphabétique. (…) Il en est aujourd’hui à L. K après K, L après K. Il est passé brutalement de l’étude des coléoptères à celle de la théorie des quanta, d’un ouvrage sur Tamerlan à un pamphlet catholique contre le darwinisme : pas un instant il ne s’est déconcerté. Il a tout lu ; il a emmagasiné dans sa tête la moitié de ce qu’on sait sur la parthénogenèse, la moitié des arguments contre la vivisection. Derrière lui, devant lui, il y a un univers » p.52 Folio)
Non, Lucilius traverse (transmittere) au pas de course (cursim) et à la hâte (properans) tous les auteurs.
C’est la recherche fébrile et toujours déçue d’une référence ultime.
A la différence de l’Autodidacte qui capitalise, Lucilius cherche un sol ferme où s’arrêter mais, ne le trouvant pas, poursuit sa route. L’Autodidacte enregistre les livres et les fait siens, certes pas au sens où Sénèque digère Epicure ; non, l’Autodidacte n’a pas de convictions, son cerveau est un disque dur et la lecture un téléchargement. Lucilius, lui, est un nomade qui rêve de se sédentariser (quant à Sénèque, c’est un sédentaire qui ne sort de chez lui que dans le but d’y rentrer plus riche de provisions). Mais voyons plutôt les comparaisons que la lecture de Lucilius inspire à Sénèque.
En premier lieu, lire ainsi, c’est passer sa vie (vitam exigere) à voyager (peregrinatio = le voyage à l’étranger). Voyage que Sénèque n’identifie pas du tout ici, comme il nous est habituel, à la découverte mais seulement à sa condition de possibilité : l’hospitalité (c’est une vérité analytique de l’époque (sic) : pour voyager, il faut avoir des hôtes). Est-ce une autre vérité grammaticale ? L’hôte n’étant par définition pas un ami, voyager ne rapporte aucune amitié. D’où l’idée d’un auteur-ami (ce que suggérait déjà le familiariter qui caractérisait la relation étroite – se applicare – du lecteur à l’homme de génie).
En second lieu, lire comme le fait Lucilius, c’est prendre de la nourriture puis aussitôt la rejeter. Epictète utilisera aussi la métaphore du vomissement mais pour signifier l'activité purement verbale du disciple incapable d'incarner par une conduite la théorie du maître.
Troisièmement, c’est changer précipitamment de remède (crebra mutatio : décidément cette deuxième lettre condamne la mutatio qu’elle soit changement de lieux ou d’autre chose !). Très ancienne comparaison de la lecture à une thérapeutique : lire, c’est se soigner. Cette troisième métaphore se poursuit avec une variante : une telle lecture revient non à mettre un médicament (medicamentum) sur la blessure mais à ne pas cesser d’en essayer. Loin d’être un divertissement, la lecture-urgence (mot-valise : lecturgence !) acquiert ainsi une fonction vitale.
Quatrièmement, lire de cette manière, c’est transplanter sans cesse une plante. Ce qui donne l’idée d’un livre-terreau et de racines qui plongeraient non dans une terre mais dans une œuvre.
Extrayant l’idée abstraite illustrée par les trois dernières comparaisons, Sénèque écrit : « nihil tam utile, ut in transitu prosit » (« rien n’est assez utile pour rendre service en passant » trad. personnelle).
Montaigne cite ce passage dans De la vanité (Essais III IX).
Il vient de reconnaître que sa manière d’écrire (« mon stile et mon esprit vont vagabondant de mesmes ») peut lui aliéner certains lecteurs aux « oreilles foibles ou nonchallantes » et ajoute : « Qui est celuy qui n’ayme mieux n’estre pas leu que de l’estre en dormant ou en fuyant ? » Est-ce le dernier mot qui alors a évoqué la manière dont Sénèque a caractérisé la lecture de Lucilius : au pas de course et en hâte ? En tout cas, en ultime ajout à ce passage, lisible donc seulement dans l’édition de 1595, Montaigne cite précisément Sénèque et le commente ainsi :
« Nihil est tam utile, quod in transitu prosit ». Si prendre des livres estoit les apprendre, et si les veoir estait les regarder, et les parcourir les saisir, j’aurais tort de me faire du tout si ignorant que je dy. » (p.995 Ed.Villey)
Ce qui est assez énigmatique mais éclairé par la phrase suivante :
« Puisque je ne puis arrester l’attention du lecteur par le pois, « manco male » (= ce n’est pas mal) s’il advient que je l’arrête par mon embrouilleure »
Montaigne dit à la fois qu’il doit être lu comme Sénèque conseille à Lucilius de lire et que, s’il est lu à la va-vite, il sera néanmoins remarqué par le lecteur pour sa confusion. En un mot, bien ou mal lu, il ne devrait pas laisser indifférent !
Mais revenons à Sénèque ! Nous verrons bientôt comment Lucilius répond à son accusateur…

mercredi 13 février 2008

Sénèque (7) : où il est question de nourriture (et aussi de dégraisser un peu les traductions…)

C’est sur la question de la lecture qu’est centrée cette deuxième lettre. Sénèque va donc apprendre à Lucilius comment lire.
Bien lire c’est rester sur (inmorari) et se nourrir (innutriri) d’hommes de génie, de talents incontestables (certis ingeniis), pour en tirer quelque chose qui se fixe dans notre esprit.
Mais la traduction de Noblot est décidément trop bavarde.
Alors que Sénèque écrit : « certis ingeniis inmorari et innutriri opportet, si velis aliquid trahere, quod in anima fideliter sedeat », Noblot (Novarra) traduit prolixement et pompeusement : « Séjournons dans l’intimité de maîtres choisis ; nourrissons-nous de leur génie, et ce que nous en aurons tiré se conservera fidèlement dans notre âme ».
Je proposerai bien plus sobrement : « Il convient de s’appesantir sur d’incontestables hommes de génie et de s’en nourrir, si on veut tirer quelque chose qui demeure fidèlement dans l’âme ».
Quelques lignes plus loin, le pluriel laisse la place au singulier : lire comme il faut, c’est s’attacher (se applicare) intimement (familiariter) à un homme de génie. Je me demande pourquoi, alors que Sénèque utilise le même mot, ingenium, Noblot passe du maître au grand esprit ?
Cependant la fin de la lettre confirme que Lucilius doit lire plusieurs auteurs, ceux qui ont fait leurs preuves (probati). Ce qui est intéressant, c’est qu’il précise comment ce qui est à l’extérieur peut être transporté dans l’esprit.
Si Lucilius ne doit pas courir de tout côté (discurrere), il doit tout de même parcourir (percurrere) des textes dont il doit extraire (excerpere) quelque chose à digérer (concoquere) ce jour-là. L’alimentation est donc le modèle de la lecture, ce qui est à dire vrai bien banal (mais à quand remonte cette comparaison du lire avec le manger ?)
Donnant à Lucilius comme exemple son comportement de lecteur, Sénèque qui a lu ce jour même Epicure dit être passé dans le camp d’autrui (in aliena castra transire) non en transfuge mais en éclaireur (explorator) et être tombé sur (nactus sum) quelque chose qu’il a saisi (apprehendere) (il s’agit d’une courte citation).
Finalement cette définition de la lecture optimale est très ambiguë : si elle évoque fortement la sédentarité (inmorari), elle n’est pas réductible à une appropriation des auteurs consacrés ; la métaphore militaire évoque l’exploration. Mais il s’agit d’une exploration conquérante et non d’une exploration déroutante. Ce que Sénèque découvre dans la lecture des auteurs qui ne font pas partie de sa tradition de pensée (je me demande si Sénèque dispose de ce concept : « tradition de pensée »), c’est une possibilité de renforcer ses convictions, précisément ici sur la pauvreté.
La métaphore de la digestion est donc parfaite pour décrire le processus de lecture : Sénèque prélève dans les œuvres étrangères le comestible et développe ainsi son identité intellectuelle (encore un autre concept sans doute anachronique).
Lire les autres, ce n’est pas apprendre à manger ce qu’ils aiment eux consommer, mais y choisir ce qui, mangeable pour nous, convient à notre régime, est digestible.

mardi 12 février 2008

Nietzsche, juge de Sénèque.

Sans prendre en compte les fragments posthumes, je relève que Nietzsche voit Sénèque sous deux aspects radicalement distincts.
A supposer que l’index établi par Lacoste et Le Rider soit digne de confiance, la première occurrence du nom propre « Sénèque » a lieu dans la première partie de Humain, trop humain, précisément dans le fragment 282 intitulé Lamentation:
« Ce sont peut-être les avantages de notre époque qui amènent avec eux un recul et, à l’occasion, une dépréciation de la vita contemplativa. Mais il faut bien avouer que notre temps est pauvre en grands moralistes, que Pascal, Epictète, Sénèque, Plutarque sont à présent peu lus, que le travail et le zèle – autrefois escorte de la grande déesse Santé – semblent parfois sévir comme une maladie. » (Ed. Lacoste T.I p.592)
Le reste du fragment encourage le lecteur à identifier les quatre penseurs aux qualités suivantes : « le calme dans la pensée », « une attitude indépendante et prudente de la connaissance », « la liberté de l’esprit », « le génie de la méditation ».
Mais cette référence inaugurale à Sénèque est tout à fait exceptionnelle ; les autres, au total trois seulement, révisent très largement à la baisse cette première appréciation. Commençons par l’ultime et la plus elliptique. Elle est tirée du Crépuscule des idoles (sic) ; dans le chapitre intitulé Flâneries d’un inactuel, le premier fragment (Mes impossibilités; à dire vrai, vu que Nietzsche a écrit Meine unmöglichen, il serait meilleur de traduire par Mes impossibles) règle brièvement le cas Sénèque :
« Sénèque : ou le toréador de la vertu (Seneca : oder der Toreador der Tugend)» (T.II p.991).
Cette image du toreador, Nietzsche l’avait déjà utilisée dans Le Gai Savoir :
« Le scepticisme moral dans le christianisme- Le christianisme, lui aussi, a largement contribué au progrès des Lumières : il a enseigné le scepticisme moral d’une façon très énergique et pénétrante ; accusateur abreuvant d’amertume, mais avec une patience et une subtilité infatigables, il anéantit dans chaque individu la foi en ses « vertus » ; il fit disparaître à tout jamais de la terre ces grands vertueux qui abondaient dans l’Antiquité, ces hommes populaires qui se promenaient dans la foi en leur perfection avec une allure de torero (plus exactement « avec la dignité d’un héros du combat de taureau » « mit der Würde eines Stiergefechts-Helden »). Si nous lisons maintenant, élevés comme nous le sommes dans cette école chrétienne du scepticisme, les livres de morale des Anciens, par exemple Sénèque et Epictète, nous sentons en nous une supériorité momentanée, des vues et des compréhensions secrètes nous saisissent et nous croyons entendre parler un enfant devant un vieillard ou bien une jeune et belle enthousiaste devant La Rochefoucauld : nous connaissons mieux ce qui s’appelle la vertu » (T II p.130-131)
A dire vrai, sur ce plan il ne me semble pas exact d’identifier Sénèque à Epictète. En effet Sénèque a une finesse psychologique réaliste qui forme avec son respect pour les normes intemporelles de l’école à laquelle il appartient une singularité intéressante.
Je finirai par un poème méprisant de Nietzsche consacré à Sénèque et ouvrant avec d’autres Le Gai Savoir
"Seneca et hoc genus omne (Sénèque et toute cette race)
Ils écrivent et écrivent (mieux vaudrait dire: "ça écrit et écrit") toujours leur insupportable et sage niaiserie
Comme s’il s’agissait de primum scribere,
Deinde philosophari."
"Das schreibt und schreibt sein unausstehliches weises Larifari
Als gält es primum scribere
Deinde philosophari."
Mais Nietzsche ne rend pas justice à Sénèque: on peut voir l'écriture comme un exercice spirituel, une expression de la vie philosophique. Ainsi Sénèque écrit autant dans le but de se perfectionner que de mener Lucilius vers le meilleur.
Décidément Sénèque mérite mieux que ces jugements hautains.

lundi 11 février 2008

Sénèque (6) : de la valeur des déplacements.

La disparition des lettres de Lucilius enlève bien sûr beaucoup de relief à cette correspondance et nous réduit à n' identifier ce dernier qu’à travers ce qu’en dit Sénèque…
Au début de la deuxième lettre, Sénèque nous apprend qu’il connaît celui à qui il s’adresse non seulement par les lettres mais aussi par ce qu’il en entend dire (« ex his quae audio »). En termes cinématographiques Lucilius acquiert ainsi une incontestable présence hors champ.
Sénèque commence par approuver Lucilius mais se met vite à le critiquer longuement.
L’objet du consensus est le déplacement, celui du dissensus la lecture.
Concernant le déplacement, le texte de Sénèque commence par « non discurris nec locorum mutationibus inquietaris », que Novarra, suivant Noblot, traduit par : « tu ne cours pas le monde et, de déplacement en déplacement, tu n’entretiens pas en toi l’agitation ». Quant à moi, je proposerai : « tu ne cours pas de tout côté et tu n’es pas troublé par les changements de lieux ».
Puis Sénèque poursuit :
« Cette instabilité décèle une âme malade. Par contre, le premier indice d’une pensée en équilibre, c’est, à mon sens, de savoir se fixer et séjourner avec soi. » (trad. Noblot)
Je ne sais pas à qui remonte dans la philosophie antique cette critique du déplacement. J’ai l’idée que Platon y joue un rôle par l’opposition que certains dialogues construisent entre la figure des sophistes qui transportent l’erreur de ville en ville et celle de Socrate qui se maintient chez lui au plus près de la vérité. Je pense aussi au Criton où Socrate donne ses raisons de préférer subir un châtiment injuste à Athènes plutôt que choisir de s’exiler. Et pourtant l’allégorie de la caverne présente comme un déplacement la conversion à la vérité du prisonnier.
Si le déplacement incessant est dénoncé, c'est pour l'idée qui va avec: que l’on peut trouver ailleurs ce qu’on cherche, alors que Sénèque encourage à une transformation de soi.
Il faut donc s’arrêter et ne pas se fuir. Bien sûr ces lignes évoquent Pascal :
« J’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (126 Ed. Le Guern)
Pouvoir ne pas se déplacer est la marque d’un esprit en ordre (mens composita), écrit Sénèque, et Pascal suggère que le déplacement va avec le malheur. Cependant les deux philosophes divergent, car Pascal attend de l’absence de déplacement la naissance d’une réflexion sur soi douloureuse mais fructueuse car finissant par mener au Bien, à Dieu. En somme si le déplacement dans l’espace est condamné, c’est en tant qu’il détourne d’une relation avec Dieu, être transcendant.
Sénèque, lui, en décourageant de prendre la route, n’invite pas à se mettre sur le chemin qui conduit à un Dieu caché et éloigné.
Si Lucilius s’arrête et demeure avec lui-même ( « consistere et secum morari »), ce n’est pas pour finalement sortir de soi en direction du Bien, de Dieu. L’immobilité requise n’est pas la première condition d’un déplacement mental. Lucilius devra trouver en lui-même tout ce dont il a besoin pour être vraiment comblé.

Commentaires

1. Le lundi 11 février 2008, 21:05 par Nicotinamide
Montaigne semble ne pas suivre les conseils de Sénèque. Les trois commerces ("je ne voyage jamais sans livre"), de la presomption ("je feuillette les livres, je ne les étudie pas"), des livres sont des essais où Montaigne se présente en papillon. Il lit trois lignes, change de livre, oublit l'auteur, s'arrête, tourne quelques pages, se concentre une minute, trouve une difficulté, rêve, enjambe quelques paragraphe, relit et passe encore à du nouveau. Néanmoins dans sa librairie, où il saute d'un livre à l'autre, des sentences courtes comme des serpents qui digèrent surplombent cette lecture nonchalente.
En ce qui concerne votre dernier paragraphe, Foucault a montré comment le pli chrétien a transformé l'examen de conscience en assujetissement
2. Le lundi 11 février 2008, 22:51 par philalethe
Merci de contribuer à clarifier quelque chose qui m'intéresse mais qui reste encore pour moi assez obscur: la relation de Montaigne avec Sénèque.
Quant à l'examen de conscience chrétien, quel hasard ! j'en parle demain dans un billet consacré aux jugements de Nietzsche sur Sénèque...
3. Le mercredi 13 février 2008, 00:14 par Nicotinamide
« C’est un autre Sénèque en nostre langue » Pasquier
Montaigne confesse adorer les Oeuvres morales de Plutarque et les lettres à Lucilius. Ces auteurs ont écrit à « pièces décousues ». La lecture et le parler décousu siéent à Montaigne. Voir II 10 p. 392 (pléiade 1962) ou II 17 p.621. Je lis celle-là : « Je n’ay dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarque et Seneque, où je puisse comme les danaïdes remplissant et versant sans cesse. » I 26 p. 144. L’influence de Sénèque est immense, l’influence de Sénèque est considérable, l’influence de Sénèque est ambiguë. Il prend sa défense (II 32 essais intitulé defence de Seneque et Plutarque). Il le cite partout, il cite son suicide II 35. Il saute de joie comme un chien galeux lorsqu’il découvre dans la bibliothèque du Vatican un manuscrit de Sénèque (p. 1221) Il l’approuve par exemple en considérant que l’on doit se placer sous la protection de la nécessité (Lettre 54, 107), que l’on se prête à autrui mais que l’on ne se donne qu’à soi-même ou que l’art d’écrire se pose dans la simplicité (lettre 100) etc etc... Montaigne suit la tradition antique reprise par Sénèque (Lettre 82) où la vieillesse achève les activités politiques par un retour à l’oisiveté et à la méditation. Un renoncement au monde (I 8 de l’oisiveté p. 33-34). Pourtant dans bien des cas, l’approbation ne correspond qu’à une incitation au dépassement ou à un rétrécissement. Montaigne admire la description psychologique des infirmités mais néglige les avertissements moraux et la rigueur douloureuse du directeur de conscience. La maladie morale à soigner selon Sénèque ne manifeste que la nature de l’humanité selon Montaigne. Le I 39 (de la solitude) reprend des arguments des lettres 28 et 69 sur le voyage et la dispersion de soi. Mais Montaigne les détourne. Il s’accorde avec le romain sur le retour à soi mais il s’avère en même temps être un amateur de voyage dont il défend la fécondité (III 9). Il montre que le voyage et la concentration de soi ne sont pas incompatibles. Je n’ai pas le loisir de multiplier les exemples c’est pourquoi je n’en prendrai qu’un de plus : la présence de la mort. Il admire ceux qui ont appris à mourir en s’ouvrant en plus des veines du poignet celles des cuisses. Au début du II 6 (chute de cheval), il s’appuie sur un exemple emprunté à Sénèque. Il loue Canius Julius, condamné à mort qui souffre à fond pour savoir que devient l’âme lorsqu’on la déloge. Pourtant son expérience anticipée de la mort, la chute, le détache et le ramène aux sentiments. Il ne s’agit plus de se contenir (Lettre 77). Montaigne se blottit dans sa souffrance, il cultive le courage d’avoir peur. Sa vision de la mort évolue au cours des essais. Merleau Ponty le souligne (Signes) : « Non, ce n’est pas la méditation de la mort qui surmonte la mort : les bons arguments sont « ceux qui font mourir un paysan aussi constamment qu’un philosophe » (Montaigne) et il se ramènent à un seul : nous sommes vivants, c’est ici que nous avons nos tâches. » D’un philosopher c’est apprendre à mourir (I 20), on passerait à un philosopher c’est apprendre à vivre…Sénèque sert une éthique de la résistante, Montaigne utilise ce point pour atteindre une éthique de l’impassibilité. Il lit Sénèque plus pour sa finesse psychologique, pour son talent à diagnostiquer les situations singulières de la vie quotidienne que pour les leçons de morale. Les insuffisances humaines que révèlent Sénèque sont pour l’un source de prescriptions et de recommandations salutaires, pour l’autre une manière d’être.
4. Le mercredi 13 février 2008, 08:52 par philalèthe
Merci pour ce post substantiel et très intéressant. J'en retiens particulièrement que Montaigne interprète comme humanité ce que Sénèque identifie à une maladie de l'âme et j'apprécie la belle formule: cultiver le courage d'avoir peur.

dimanche 10 février 2008

Sénèque (5): être pauvre, est-ce croire qu'on est pauvre ?

Les dernières lignes de la première lettre adressée par Sénèque à Lucilius propose une définition psychologique – et non plus économique - de la pauvreté : c’est l’incapacité de se contenter de ce qu’on a. On peut voir cette ultime précision comme le deus ex machina sauvant la situation de celui qui désespère de ne pas posséder grand-chose (qu’il s’agisse de temps ou de quoi que ce soit d’autre).
Il est difficile d’affirmer que Sénèque s’identifie à cette situation mais les lignes antérieures ne l’interdisent pas. Il a en tout cas conscience du pis-aller que représente cette interprétation psychologique de la pauvreté :
« Pour toi, je préfère que tu ménages ton avoir. Et tu commenceras en temps utile. Ainsi en jugeaient nos pères : « Tardive épargne quand le vin touche à la lie. » Ce qui séjourne au fond du vase, c’est très peu de chose et c’est le pire » (trad. Noblot)
Il ne faut pas prêter attention à cette référence au vin, c’est une fantaisie d’Henri Noblot qu’Antoinette Novarra n’a pas jugée digne de retouche. En réalité Sénèque écrit : « sera parsimonia in fundo est ». C’est très elliptique et pas du tout métaphorique, on pourrait le rendre sèchement par quelque chose comme « il est tard pour épargner quand on est au fond ». Même Félix Gaffiot dans son dictionnaire enjolive (« il n’est plus temps d’économiser quand on est à fond de cale »).
Quoiqu’il en soit, cet avertissement pourrait servir à distinguer deux types de conversions à la vie philosophique : l’une fondée sur une réserve de temps appréciable, l’autre in extremis en somme. Il n’est pas dit que la deuxième échoue. Il est juste suggéré ici que la transformation de soi est loin d’être instantanée.
En tout cas la définition psychologique de la pauvreté revenant à dire que le pauvre est celui qui ne se considère pas riche prend tout de même des allures de cache-misère.

Commentaires

1. Le dimanche 10 février 2008, 20:55 par Nicotinamide
Il dit dans cette lettre : "je n’estime point pauvre l’homme qui, si peu qu’il lui demeure, est content." Comme vous l'avez écrit : "pauvreté : c’est l’incapacité de se contenter de ce qu’on a." ou "le pauvre est celui qui ne se considère pas riche." (à condition que se considérer riche puisse contenter.) Néanmoins il me semble que la richesse ne relève pas seulement d'un "moi j'suis content avec ce j'ai, que ferais-je d'un 4x4 en ville ?" mais aussi d'un contentement lié au mépris de la richesse : "tu vois la boule blanche que tu portes à l'annuaire là, eh bien c'est de la merde d'huitres."
Ainsi pour Sénèque, la pauvreté possède des agréments. Héritage de Démétrius, cynique illustre :
Démétrius, le meilleur des hommes, me suit partout, et je laisse de côté ces gens empourprés, pour causer avec cet homme demi-nu et l'admirer. Et pourquoi ne l'admirerais-je pas? je vois qu'il ne lui manque rien. On peut tout mépriser; mais posséder tout est impossible. La plus courte voie pour être riche, c'est le mépris de la richesse. Mais telle est la manière d'être de notre Démétrius, qu'il semble moins professer le mépris de la fortune, qu'en abandonner la possession aux autres.
Lettre 62
je prends encore Epicure pour mon trésorier: « Croyez-moi, dit-il, vos discours seront plus imposants, si vous les prononcez sur un grabat, et sous les haillons : en cet état, on fait plus que parler, on prouve. » Quant à moi, les paroles de notre Démétrius me font une bien autre impression, depuis que j'ai vu ce philosophe nu et couché sur un lit qui eût fait honte à de la litière ; ce n'est plus à mes yeux l'interprète, c'est le martyr de la vérité.
Lettre 20
A ce Demetrius si quelque dieu voulait livrer la possession de toutes nos propriétes, à la condition expresse qu'il ne pût donner à son gré, j'ose affirmer qu'il les rejetterait en disant : "Non, je ne me chargerai pas d'un fardeau si embarrassant, et je ne plongerai point un homme libre dans cette fange profonde. Pourquoi m'apporter les maux réunis de tous les peuples? Je n'accepterais pas même vos richesses avec la permission de les distribuer, parce que je vois bien des choses qu'il ne me convient pas de donner. Je veux embrasser d'un coup d'oeil ces objets qui éblouissent les yeux des peuples et des rois. Je veux voir les objets que vous achetez au prix de votre sang et de votre existence. Présentez-moi d'abord les dépouilles du luxe étalées méthodiquement, ou, ce qui vaut mieux, accumulées en masse, je vois l'écaille de la tortue artistement découpée en lames déliées ; je vois l'enveloppe des animaux les plus lents et les plus difformes achetée des sommes énormes, et cette bigarrure qu'on admire, imitée au naturel à l'aide de couleurs composées. Je vois plus loin des tables dont la valeur est estimée égale à la fortune d'un sénateur, et faites d'un bois d'autant plus précieux, que l'arbre, plus maltraité de la nature, s'est contourné en un plus grand nombre de noeuds. Je vois des vases de cristal, dont la fragilité augmente le prix car le péril, qui devrait mettre en fuite le plaisir, en est pour les insensés le principal assaisonnement. Je vois des vases murrhins: c'eût été, en effet, trop peu pour la fureur du luxe, si l'on ne se passait à la ronde dans d'immenses pierres précieuses les breuvages qu'on va bientôt vomir. Je vois des perles qui ne sont pas uniques pour chaque oreille; car déjà les oreilles sont accoutumées à porter des fardeaux. On les accouple deux à deux, et, par-dessus, on en met d'autres. Les hommes ne se croiraient pas assez asservis à la folie des femmes, s'ils ne suspendaient deux ou trois de leurs patrimoines à chaque oreille de leur maîtresse. Je vois des vêtements de soie, si l'on doit nommer vêtement ce qui ne protège ni le corps, ni la pudeur; des habillements avec lesquels une femme ne pourrait jurer qu'elle n'est pas nue. Voilà ce qu'on cherche à grand prix, ce qu'on va demander à des nations dont le commerce nous était inconnu, afin que, dans leur chambre à coucher, nos matrones ne puissent pas montrer à leurs amants plus qu'elles ne montrent au public" (…)

C'est pourquoi, lorsque l'empereur Caïus offrit à Démétrius deux cent mille sesterces, il les refusa en riant, ne pensant pas même qu'une pareille somme méritât qu'on se fit honneur du refus. Grand dieux! à quel bas prix on voulait honorer ou corrompre cette âme ! Rendons hommage à ce grand homme. Je l'entendis prononcer une belle parole, lorsque, étonné de la folie du prince, qui avait cru pouvoir le gagner à si bon marché, il dit: "Si l'empereur avait résolu de m'éprouver, ce n'eût pas été trop que l'offre de tout son empire".
Des bienfaits, VII

samedi 9 février 2008

Sénèque (4): le conseiller est-il exemplaire ?

Il me semble que c’est un trait de Sénèque de se présenter en maître bien imparfait. Ainsi reconnaît-il perdre aussi son temps (« non possum dicere nihil perdere »). Certes il atténue son défaut en revendiquant la conscience précise et exacte d’une telle perte :
« Mais je dirai ce que je perds, et pourquoi, et comment » (trad. Noblot)
L’analogie avec l’argent est manifeste :
« Mon cas est celui d’une personne qui mène grand train, mais qui a de l’ordre ; mon registre de dépenses est bien tenu »
Paul Veyne ajoute la note suivante :
« Sénèque ne veut pas dire qu’il mène un grand train de fortune, mais qu’il dépense largement son temps, qu’il déploie beaucoup d’activité chaque jour » (p.604)
Cette note est ambiguë car Sénèque dit dépenser non pas largement mais trop son temps. Il se qualifie en effet de « luxuriosus » (= excessif, immodéré).
D’ailleurs, s’il ne faisait que dépenser largement son temps, il n’ajouterait pas ensuite qu’il est en mesure de rendre compte de sa pauvreté (« causas paupertatis meae reddam »).
Mais que la dépense soit excessive n’implique pas pour autant que la responsabilité lui en revienne :
« Au reste, je me trouve dans le cas de la plupart des gens ruinés sans qu’il y ait de leur faute : tout le monde vous excuse, nul ne vous assiste ».
La pauvreté (paupertas) se radicalise en dénuement (inopia) et autrui en est clairement désigné comme le responsable. Le secours qui fait défaut est paradoxalement l’aide qu’il pourrait apporter en s’abstenant d’avoir recours au temps des autres.
Ce qui reste encore énigmatique ici, ce sont les raisons pour lesquelles Sénèque n’oppose finalement aucune résistance à l’emprise des autres sur son temps. Se discerne peut-être une tension entre deux usages du temps : l’un public et convenable selon les normes de la vie publique précisément, l’autre privé et à finalité éthique.

Commentaires

1. Le lundi 11 février 2008, 14:00 par Alex
>Il me semble que c’est un trait de Sénèque de se présenter en maître bien imparfait.
Peut-on dire de Sénèque qu'il use de cette figure de rhétorique appelée "chleuasme"? Il se dévalorise pour attirer les bonnes grâces de son "audience"?
Je ne connais pas bien cet auteur à vrai dire. Mais c'est une méthode éprouvée pour retenir l'attention et une attention plutôt bienveillante...
Félicitations pour votre blog par ailleurs, le mien semble bien médiocre en comparaison ("chleuasmé"-je? ;o))
2. Le lundi 11 février 2008, 16:36 par philalethe
On peut y voir aussi bien un signe de lucidité concernant la distance sans doute infranchissable entre l'homme stoïcien et l'homme réel.

vendredi 8 février 2008

Sénèque (3): comment faire de ce qu'on ne maîtrise pas la condition de notre maîtrise.

Epictète a construit une opposition fameuse entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas.
Dépendent de nous : nos désirs et nos aversions, notre tendance à agir et notre refus d’agir, nos jugements.
Or, Sénèque écrit à Lucilius :
« Il n’y a que le temps qui soit nôtre » (trad. Noblot)
Une note de l’édition des Belles-Lettres (1945) pointe la difficulté :
« On peut trouver que Sénèque est ici infidèle à la doctrine stoïcienne, selon laquelle notre âme est le seul bien qui nous appartienne. Mais il entend, au fond, le temps consacré à l’amélioration de l’âme, celui qui, ainsi employé, constitue la vraie vie. » (p.4)
Ce qui est remarquable, c’est qu’après avoir qualifié le temps de nôtre, Sénèque lui attribue les propriétés des choses qui ne nous appartiennent pas : il est fugace, glissant (lubrica) et à la merci d’autrui (« ex qua expellit quicumque vult »). Ces trois adjectifs conviendraient pour caractériser un bien imaginaire comme la célébrité par exemple.
Ce qui est nôtre est donc moins le temps que la capacité de faire le meilleur usage possible de ce temps qui a finalement toutes les caractéristiques des faux biens dont détournent habituellement les philosophes.
Plus précisément il dépend de nous (et c’est ici la discipline du jugement qui est en jeu) de se représenter le temps comme « l’unique possession que nous ait départie la nature » - à ce propos, je relève que dans l’édition Veyne, la nature se voit ennoblie d’une majuscule que le texte original ne justifie pas -
Le temps a donc deux propriétés: il ne nous appartient pas, doublement, en tant que donné par la nature et nous échappant, mais il est partiellement maîtrisable. Le temps est le milieu où à la fois et paradoxalement, chacun fait fondamentalement l’expérience des limites de sa maîtrise et où chacun est aussi en mesure de développer cette même maîtrise.
Lucilius doit donc considérer le temps comme précieux et rare car c’est uniquement dans ce flux toujours passant qu’il pourra se constituer une identité fixe. Or, les autres prennent notre temps sans réaliser la dette qu’ils devraient avoir à notre égard puisqu’à la différence de toutes les autres choses qu’on peut leur donner ils ne pourront pas nous le rendre.
Il est étrange que Sénèque ne voie le temps consacré à autrui que comme perte pour soi-même (pourtant à écrire les lettres à Lucilius, ne se rend-il pas service aussi ?); de toute façon, même en admettant cela, il ne va pas de soi de considérer, comme il le fait, qu’on ne peut pas rendre à autrui le temps qu’il nous consacre et que la reconnaissance ne peut alors en aucune manière se manifester. On peut penser que si je consacre une heure aujourd’hui à autrui, il peut me la rendre en me consacrant lui aussi une heure demain. Certes ça ne sera pas la même heure mais le même usage d’une heure à des fins non égoïstes.
Résumons : donner de son temps ne revient pas nécessairement à le perdre et rendre à quelqu’un le temps qu’il nous a consacré n’est pas impossible.

mercredi 6 février 2008

Jankélévitch, Gracián et Epictète.

Dans Quelque part dans l'inachevé (Gallimard 1978), le philosophe Vladimir Jankélévitch fait un rapprochement inattendu entre Gracián et le philosophe stoïcien Epictète:
" Gracián a mis au point une défensive et une offensive, et forgé les armes du pénétrant impénétrable. En cela au moins il se rapproche d'Epictète, cet esclave à la merci d'un maître inhumain; Epictète est libre intérieurement d'une liberté autocratique: la forteresse intérieure, la citadelle inexpugnable du vouloir ne sont-elles pas aussi des images guerrières qui exaltent la toute-puissance du microcosme personnel ? Par son repli dans le château fort invisible, le vouloir propre échappe à la violence du pouvoir. Mais cette manoeuvre clandestine n'est pas réservée à l'état de guerre; si elle prend chez Gracián le visage implacable de la réussite ou chez Epictète le visage tout aussi implacable du silence et de la résistance, elle n'en est pas moins présente à chacun de nous, en chaque instant de la durée. Une part de nous-mêmes manoeuvre perpétuellement hors du champ des opérations officielles; notre dessein profond s'exprime sous mille masques, mille ruses qui le rendent parfois méconnaissable." (p.24-25).
C'est au fond n'importe quel philosophe stoïcien qui ne cesse de se penser comme esclave à la merci d'un maître inhumain, ce dernier pouvant se manifester autant à travers un maître inhumain au sens propre qu'à travers les revers de fortune, les maladies, la mort.
Mais transformer le stoïcien en autocrate en guerre avec le monde n'est que partiellement éclairant. Car le stoïcisme est une adhésion justifiée par la raison à l'ordre du monde. Si "le vouloir propre échappe à la violence du pouvoir", c'est parce qu'il se conforme à un ordre du monde dont cette violence est une des manifestations bonnes et nécessaires. Pour résumer, ces lignes confèrent à Epictète une dimension anachroniquement romantique. La sagesse stoïcienne prend des allures fausses de fuite individualiste. Or, le stoïcien a à coeur de se conformer dans la limite du raisonnable aux "opérations officielles". Il n'avance pas non plus masqué: l'impassibilité de son visage ne cache rien, elle donne seulement à voir l'apathie parfaite à laquelle il tend.
S'il fallait à tout prix incarner dans une figure philosophie antique la ruse et le masque, je choisirais - et encore à la rigueur, ce qui veut dire sans rigueur - l'épicurien, porté qu'il est à identifer le "respect" des "opérations officielles" au conformisme indispensable à sa tranquillité d'esprit. L'épicurien navigue entre les écueils sociaux car à participer aux jeux collectifs institués, il sait courir, loin de ses amis, le risque de couler.

Commentaires

1. Le vendredi 7 mars 2008, 23:52 par Nicotinamide
"La réhabilitation de l'accident caractérise une certaine philosophie modale qui se désintéresse de l'être pour considérer les seules manières d'êtres de cet être : le philosophe réintègre la caverne ds ombres et des reflets hors de laquelle il vait fait évadér les captifs. (..)Cette intervention diamétrale du platonisme, sensible déjà dans l'éthique stoicienne du decorum, a pris une forme particulièrement piquante chez Gracian", p. 13le je ne sais quoi et le presque rien tome I, point seuil
Pensez à Cicéron qui commande dans le traités des devoirs : comment s'habiller, le geste, la démarche, les convenances du parlé etc etc...
Pensez à Epictète, le rôle d'Homme dont dépend les valeurs, les invitations à ne pas se soucier dde l'opinion des autres. (Entretiens). Dans le manuel XL et XXXV par exemple.
Et sénèque qui conseille à l'épistolier de ne pas trop se montrer philosophe lettre VI : "Je veux au dedans dissemblance complète : au dehors soyons comme tout le monde"
2. Le samedi 8 mars 2008, 11:04 par philalèthe
Le passage de Jankélévitch que vous citez est intéressant mais je ne pense pas qu'on puisse identifier le stoïcien au philosophe qui rentrerait dans la caverne; en fait c'est le platonicien qui rentre dans la caverne mais pas pour y prendre au sérieux les ombres, plutôt pour y importer la lumière.
Concernant Cicéron, je ne pense pas que le respect des devoirs implique de porter un masque à cause précisément de la valeur (certes relative) des devoirs en question.
Quant à Epictète, je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.
Dans la lettre 6, je ne trouve pas le passage que vous relevez, mais celui-ci qui va dans le sens d'une conformité de la conduite avec la pensée: "Cléanthe n'aurait pas fait revivre Zénon en sa personne, s'il n'eût été que l'auditeur du maître: il a été mêlé à sa vie, il en a pénétré les secrets détails, il a voulu contrôler si vraiment chez lui conduite et principe étaient d'accord"
J'imagine que dans le passage de Sénèque que vous citez, ce dernier avertit Lucilius d'un danger: jouer au philosophe.
Il ne faut porter aucun masque, même pas celui du philosophe. Il faudrait distinguer entre se composer un visage, ce que fait le stoïcien et porter un masque. Le masque cache l'intériorité, le visage composé, lui, montre l'intériorité (c'est une intériorité qui donne de la valeur aux manifestations de soi circonstanciées et extérieures).
3. Le samedi 8 mars 2008, 23:31 par Nicotinamide
Les maladresses de mon commentaire témoignent d’un empressement déséquilibré qui a servi l’ellipse et l’inachevé au lieu d’offrir la clarté et la précision. Je reprends donc, je reprends de la lenteur pour éviter ces désagréments. Je ne veux pas remettre en question votre interprétation, je vous en propose une autre. En effet, je pars de l’usage de Gracian établi par Jankélévitch pour tenter de comprendre pourquoi il le rattache (dans votre citation) au stoïcien. Gracian travaille l’apparence car elle vaut par elle-même. Il réhabilite le sucre, la complaisance, les fleurs, le cliquant, les applaudissements, les flatteries et l’art de la prudence… Jankélévitch problématise à travers le jésuite espagnol l’impossible coïncidence entre l’intériorité et l’extériorité, le « je ne sais quoi » qui permet de penser une dualité floue entre le paraître superficiel et l’être (comme apparition). Platon, au contraire vire les poètes, il casse le lustre, il renie la parlotte sophistiquée, il rejette les irisations, les apparences et les manières d’être. La lumière platonicienne dissipe les ombres, la lumière du moraliste aveugle. L’homme de cour se montre autre chose que ce qu’il est. En parcourant les entretiens et le manuel d’Epictète, je rencontre non pas des conseils pour devenir mondain mais des réflexions sur l’être et ses manières. Je crois que Jankélévitch rassemble les stoiciens et les moralistes sur ce point. Par exemple, le XL du Manuel explique aux dames que pour être appréciées elles doivent plutôt être réservées et décentes que parées et parfumées. Dans les entretiens : « Le philosophe ne s’annonce pas comme tel. » Gracian aurait pu écrire « le courtisan ne s’annonce pas comme tel. » Est-ce que la barbe et le froc font le philosophe ? Le philosophe se reconnaît dans les actes nous apprend Epictète. Mais quels actes ? Faire la manche ? Se pendre ? Tout est permis chez le stoicien… Peut-on supposer que les stoiciens se sont posés la question : quel est ce « je ne sais quoi » qui va différencier le comédien du philosophe ?
L’autre exemple tiré du manuel que je citai était une référence cherchant à montrer la répétition du chant lexical de la lutte. La citadelle intérieure se protège par le mépris des opinions et des jugements.
Cicéron développe aussi des manières d’êtres. Traité des devoirs, un paragraphe : règles concernant l’habit, le geste la démarche. Il participe à l’éloge de la couleur, des aspects, « se tenir propre pour éviter de paraître grossier »… Je feuillette le traité des devoirs, Cicéron qui souhaitait écrire une morale appliquée du stoicien Panétius nous révèle que rien n’est simple… Je lis ailleurs : « Pour paraître très facilement être ce que nous sommes, le meilleur moyen est assurément d’être effectivement celui que nous voulons être dans l’opinion d’autrui. »
En ce qui concerne Sénèque, je me suis trompé, je voulais dire la 5
Copié-collé des trois quart de la lettre V
« que rien dans ton extérieur ou ton genre de vie n’appelle sur toi les yeux. Étaler une mise repoussante, une chevelure en désordre, une barbe négligée, déclarer la guerre à l’argenterie, établir son lit sur la dure, courir enfin après un nom par les voies les moins naturelles, fuis tout cela. Ce titre de philosophe, si modestement qu’on le porte, est bien assez impopulaire ; que sera-ce si nos habitudes nous retranchent tout d’abord du reste des hommes ? Je veux au dedans dissemblance complète : au dehors soyons comme tout le monde. Point de toge brillante, ni sordide non plus. Sans posséder d’argenterie où l’or massif serpente en ciselure, ne croyons pas que ce soit preuve de frugalité que de n’avoir ni or ni argent chez soi. Ayons des façons d’être meilleures que celles de la foule, mais non pas tout autres ; sinon, nous allons faire fuir et nous aliéner ceux que nous prétendons réformer. Nous serons cause en outre que nos partisans ne voudront nous imiter en rien, de peur d’avoir à nous imiter en tout. La philosophie a pour principe et pour drapeau le sens commun, l’amour de nos semblables ; nous démentirons cette devise si nous faisons divorce avec les humains. Prenons garde, en cherchant l’admiration, de tomber dans le ridicule et l’odieux. N’est-il pas vrai que notre but est de vivre selon la nature ? Or il est contre la nature de s’imposer des tortures physiques, d’avoir horreur de la plus simple toilette, d’affectionner la malpropreté et des mets, non-seulement grossiers, mais qui répugnent au goût et à la vue. De même que rechercher les délicatesses de la table s’appelle sensualité, fuir des jouissances tout ordinaires et peu coûteuses est de la folie. La philosophie veut qu’on soit tempérant, non bourreau de soi-même ; et la tempérance n’exclut pas un certain apprêt. Voici où j’aime que l’on s’arrête : je voudrais un milieu entre la vertu parfaite et les murs du siècle, et que chacun, tout en nous voyant plus haut que soi, se reconnût en nous. « Qu’est-ce à dire ? Ferons-nous donc comme tous les autres ? Point de différence de nous au vulgaire ? » Il y en aura certes une grande ; et qui nous examinera de près la sentira bien. Si l’on entre chez nous, que l’admiration soit plutôt pour le maître que pour les meubles. Il y a de la grandeur à se servir d’argile comme on se servirait d’argenterie ; il n’y en a pas moins à se servir d’argenterie comme si c’était de l’argile. C’est faiblesse d’âme de ne pouvoir supporter les richesses. »


Tiré du je ne sais quoi et presque rien, tome I :
« Appelons masque cette pellicule superficielle, ce visage second qui ne laisse passer le courant d’expression que dans le sens efférent : qu’il serve à intimider par la grimace ou, en général, à avoir l’air c’est-à-dire à paraître un autre qu’on est, le masque oppose toujours un écran ou un obstacle au courant induit de compréhension ; mieux, il dévie ce courant. Le masque est le visage artificiel du pénétrant impénétrable et il est donc à la lettre, l’hypocrisie. » p. 21-22
« Pénétrant et impénétrable* : ces mots résument une relation unilatérale et injuste qui évite avec soin de devenir corrélation et de s’ouvrir à l’échange. » p.20
* En note, Jankélévitch renvoie pour cette expression aux caractères de La Bruyère VIII.
4. Le lundi 10 mars 2008, 17:33 par philalethe
Merci beaucoup pour vos éclaircissements patients et intéressants.
Je suis d'accord avec l'idée que le stoïcien prend au sérieux les manières d'être. Vous ajoutez en plus que toutes les conduites lui sont permises. Ainsi peut-on mendier et être stoïcien, se pendre et être stoïcien; je suis d'accord mais feront la différence les raisons qui justifient la conduite. Certaines mauvaises raisons se manifesteraient par des manières de mendier indignes du stoïcien.
Cependant certains actes ne peuvent pas être réalisés quelle que soit la manière (torturer, violer, voler). Même si ces actions dérivaient d'une fonction sociale (les officia du bourreau par exemple), elles seraient en conflit essentiel avec l'identification d'autrui à un être doté de raison (cf le cosmopolitisme).
Je retiens de Cicéron la règle: il faut paraître ce que nous sommes, ce qui exclut le masque mais implique la composition. Quant à la frontière entre masque et figure (faire bonne figure ?), elle ne me paraît pas accessible de l'extérieur, c'est le stoïcien qui sait qu'il ne fait pas le philosophe (à ce niveau, on peut lui poser l'objection wittgensteinienne: s'il est le seul à savoir quand il applique la règle, il ne peut pas faire la différence entre l'appliquer et croire l'appliquer).
Quant au passage de Sénèque, j'y reviendrai mais je dirai pour l'instant qu'il est clairement anti-cynique (en tant que le cynisme développe ce que le Phédon par exemple contient de mépris du corps).
"Pénétrant impénétrable". C'est le chrétien qui est pénétrant, non ? Il va chercher dans les replis les fautes inaperçues (le psychanalyste a pris en un sens la succession avec quelques réformes). Certes le stoïcien identifie qui il a en face de lui, mais il ne cherche qu'à faire entrer l'individu dans une typologie (attention ! voilà un ambitieux, un voleur etc!) à des fins non d'expertise psy mais prophylactiques (surtout ne pas entrer dans la logique pathologique de cet homme-là).
5. Le vendredi 11 avril 2008, 21:37 par Nicotinamide
Il est tentant de commenter cette lettre. Je patienterai.
Pénétrant impénétrable, je dirai le moraliste, celui qui lit dans le jeu des autres sans laisser lire dans le sien. Par extension le stoicien (selon JW), le directeur de conscience n'est pas si loin d'être un moraliste

mardi 5 février 2008

Retour en arrière: Pyrrhon / Wittgenstein

Dans De la certitude (7) , Wittgenstein écrit:
" Ma vie montre que je sais ou suis certain qu'il y a là une chaise, ou une porte et ainsi de suite - Je dis à un ami, par ex., "Prends cette chaise", "Ferme la porte", etc" (Gallimard trad. de Danièle Moyal-Sharrock).
Diogène Laërce rapporte ceci à propos de Pyrrhon:
"Il était conséquent (avec ces principes) jusque par sa vie, ne se détournant de rien, ne se gardant de rien, affrontant toutes choses, voitures, à l'occasion, précipices, chiens, et toutes choses (de ce genre), ne se remettant en rien à ses sensations." (Vies et doctrines des philosophes illustres Livre IX 62 p.1100 Ed. Marie-Odile Goulet-Cazé)
Il semble donc que Pyrrhon avait devancé l'objection. Mais la phrase qui suit permet de reprendre la critique adressée par Wittgenstein au scepticisme philosophique:
"Il se tirait cependant d'affaire, à ce que dit Antigone de Caryste, grâce à ses familiers qui l'accompagnaient"
Par le fait même de s'en remettre à ses proches, il montrait qu'il savait qu'il y avait ici un danger, là un autre. Plus exactement, il savait qu'eux savaient.

Commentaires

1. Le dimanche 10 février 2008, 20:22 par Nicotinamide
"Il se tirait cependant d'affaire, à ce que dit Antigone de Caryste, grâce à ses familiers qui l'accompagnaient"
ne signifie pas qu'il savait qu'eux savaient ou qu'il s'en remettait à ses proches.

lundi 4 février 2008

Sénèque (2) : prendre dans ses bras l’heure qui commence comme un vivant bientôt moribond.

Il faut revenir sur les deux premiers mots de cette longue série de lettres.
Pour mettre en évidence que Sénèque avertit moins Lucilius qu’il ne l’encourage à continuer.
« Ita fac, mi Lucili » = Fais ainsi, mon Lucilius.
Néanmoins, comme Sénèque aussi, à sa manière, nous le verrons, Lucilius a besoin d’entendre les bonnes raisons qui justifient une conversion donc déjà amorcée au moment même où commencent les échanges épistolaires entre les deux hommes.
Car Lucilius doit lutter contre une neglegentia certes vicieuse et corrigible mais généralisée au genre humain. Sénèque en effet le défie de trouver un seul homme qui prenne le passage du temps au sérieux et va même jusqu’à s’inclure dans la masse des hommes.
Le maître comme le disciple sont donc doubles (devrait-on aller jusqu’à dire que ce qui distingue le maître, c’est seulement qu’il est installé dans la division depuis plus longtemps que le disciple ?).
L’erreur commune concerne la conception de la mort. Elle est vue comme étant devant nous (« mortem prospicimus »). Je mourrai, dit-on. Il conviendrait de dire chaque jour: « je meurs » (« quem mihi dabis (…) qui intelligat se cotidie mori ») Ce que Noblot et Novara euphémisent sans pourtant aucune justification linguistique (par exemple Novara : « peux-tu me nommer un seul homme (…) qui réalise qu’il meurt un peu chaque jour ? »).
Epicure avait lutté contre l’identification de la mort à un événement et pour le faire, il l’assimilait à une limite extérieure de la vie, excluant par là même la possibilité d’une expérience de la mort.
Sénèque, lui, fait de la vie une expérience de la mort. Du moins prendre conscience de la vie comme on doit le faire revient à réaliser l’augmentation constante de la part du passé. Ce qu’on pense être la mort n’est en fait que la fin d’un processus continuel de disparition. Loin de l’épicurien réduisant la fin de la vie à la limite jamais vécue qui sépare la possibilité de l’expérience de son impossibilité, Sénèque personnifie notre mort en lui donnant comme capital l’ensemble de notre passé :
« Quicquid aetatis retro est, mors tenet » = ce qui de notre temps de vie est passé, la mort le tient
L’effet de cette manière de voir la mort est le suivant: je prends conscience de la part inéluctablement grandissante de mon passé et mesure qu’il reste alors de moins en moins de sable dans mon sablier. Alors comme j’étreindrais quelqu’un de cher qui va disparaître, je saisis toutes les heures que je vis (« omnes horas complectere »).
Embrasser le présent, c’est précisément ce que Lucilius dit faire, dans la lettre à laquelle cette première lettre de Sénèque répond.
Encore une fois, il semble que Lucilius n’ait rien à apprendre de Sénèque, comme si la fonction de Sénèque était seulement celle d’un répétiteur.
Lecteurs, nous semblons prendre le train en marche, assister à la poursuite d’un traitement déjà commencé et nous savons aussi que nous ne verrons pas non plus la fin de la thérapeutique car les deux derniers livres sont irrémédiablement perdus !
La leçon de stoïcisme que, malgré le temps, Sénèque nous adresse encore revient donc à voir l’avenir sous l’aspect du passé et réciproquement. Quand on est enclin à réduire le passé à rien et à étendre à l’infini l’avenir, Sénèque porte à réduire l’avenir à rien et à réaliser sans aucun oubli la durée du passé mort.

dimanche 3 février 2008

Sénèque (1): une manière possible de comprendre l'expression "se posséder".

A Geneviève G., qui m'a parlé du temps qui passe.
Depuis fin juin que j’ai pensé en avoir fini avec mon cher Diogène Laërce, me faisait défaut un opus magnum offrant de quoi méditer sur les styles antiques de vie.
Un temps, j’ai cru le trouver dans les Vies de Plutarque.
En fait c’est Sénèque et ses Lettres à Lucilius qui l’ont emporté (une des raisons: j’ai appris autrefois le latin et donc les traductions dont je dispose ne sont pas trop contraignantes).
Me voici donc parti pour une série de réflexions sur cette direction de conscience que le philosophe stoïcien a exercée à l’égard de son ami Lucilius dont je donnerai en premier lieu comme une fiche signalétique inspirée en partie du Dictionnaire des philosophes antiques dirigé par R.Goulet (l’article est extrait du quatrième volume – 2005 – et a été rédigé par Régine Chambert ).
Gaius Lucilius Junior : né vers l’an 5, moins âgé que Sénèque (- 4), chevalier, procurateur en Sicile vers 63-64, à plusieurs reprises inquiété par le pouvoir impérial (Caligula, Néron). Philosophe et poète dont l’œuvre est perdue. Dans la lettre 46, Sénèque dit avoir « dévoré tout entier » (« exhausi totum » – trad. de Henri Noblot Les Belles Lettres 1947 -) le livre de Lucilius qu’il vient de recevoir, tant la langue en est charmante. Quelques-uns de ses vers, sentencieux, ont été grâce à Sénèque sauvés de la perdition : « N’est pas tien ce que fortune a fait tien », « Bien qu’on a pu donner peut être repris » (lettre 8), « La mort ne vient pas en une fois ; il est une dernière mort, celle qui nous emporte » (lettre 24). Son identité philosophique n’est pas déterminable mais, c’est certain, il était désireux de passer d’une vie publique à une vie philosophique, Sénèque ayant comme fonction de lui montrer le chemin.
La première lettre est consacrée au temps.
C’est par un terme de droit que Sénèque commence sa première lettre : « vindica te tibi », Noblot traduisait « revendique tes droits sur toi-même », Novarra: « entreprends de te libérer toi-même ».
Ce que je dois réclamer comme étant ma propriété, c’est moins moi-même que mon temps. La première phrase m'engage en effet à devenir maître de mon temps. Ce qui y fait obstacle est autant les autres que moi-même.
D’abord autrui qui a deux manières de me priver du temps : ouvertement ou furtivement (« tempus (…) aut auferebatur aut subripiebatur »). Le temps m'est arraché (Sénèque emploie aussi plus bas le verbe eripere) ou subtilisé (subducere). La conscience du danger que représentent les autres n’est donc que partielle dans la mesure où je ne réalise pas constamment que je ne maîtrise pas mon temps.
Mais c’est moi-même aussi qui ne sais pas le retenir. (« tempus (…) excidebat ») : comme une parole qui sort de ma bouche mais que je ne veux pourtant pas dire, comme l’eau que je ne peux saisir, le temps m’échappe.
Ce que Sénèque décrit ainsi n’est pas le rapport qu'en tant qu'homme j'ai nécessairement avec le temps mais un rapport personnel vicié par ma neglegentia (« incurie » selon Noblot, « négligence » selon Novarra). Ce vice s’exprime de trois manières : mal (male) faire, ne rien (nihil) faire, faire autre chose (aliud). Ce que me demande donc Sénèque, ce n’est pas d’avoir du temps pour moi mais d’occuper mon temps à bien faire ce que je dois. La vie philosophique est donc de l’ordre du faire (agere), de l'action et ne se réduit pas à penser correctement, lucidement les emplois du temps qui hasardeusement m'échoient.