mercredi 28 avril 2010

Montaigne, stoïcien à un détail près ?

Jean Starobinski n'a pas consacré un mot au deuxième essai du livre I intitulé De la tristesse. Pourtant ce texte se prête sur un point au moins à une herméneutique du soupçon de type psychanalytique. Il est centré sur les formes paroxystiques de tristesse et plus généralement sur les effets des émotions intenses.
À la différence de l'essai I où Montaigne reconnaissait être sensible à la pitié et marquait ainsi nettement l'inadéquation de sa conduite aux règles du stoïcisme, il consacre un premier paragraphe à mettre en évidence qu'en revanche sur la question de la tristesse il est, pratiquement comme théoriquement, en accord avec l'éthique stoïcienne :
" Je suis des plus exempts de cette passion, et ne l'ayme ni ne l'estime, quoy que le monde ayt prins, comme à prix faict, de l'honorer de faveur particuliere. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience : sot et monstrueux ornement. Les Italiens ont plus sortablement baptisé de son nom la malignité. Car c'est une qualité tousjours couarde et basse, les Stoïciens en défendent le sentiment à leurs sages."
Dans les deux dernières phrases de l'essai, Montaigne affirme désormais son insensibilité de manière plus générale :
" Je suis peu en prise de ces violentes passions. J'ay l'apprehension naturellement dure; et l'encrouste et espessis tous les jours par discours."
Rien ne sera dit de l'identité de ces discours mais rien non plus n'interdit de penser qu'ils appartiennent à la littérature stoïcienne. Reste que la conformité de la conduite de Montaigne à l'éthique stoïcienne n'est pas complète car il dit être "peu" victime de la violence des émotions. Pourtant rien dans le texte de l'édition de 1595, dite édition de Bordeaux, reprise précisément par Pierre Villey, ne permet d'identifier les limites de l'"apathie" de Montaigne.
Cependant le mystère est partiellement levé grâce à une courte addition de 1588, supprimée donc en 1595. Elle était insérée dans le développement consacré aux émotions amoureuses. Montaigne commençait par y traiter de quelque chose comme l' "aphasie" amoureuse, la passion étant si intense que les mots font défaut pour la dire. Puis il évoquait ce qu'on pourrait désigner du nom d'"impuissance par excès" :
" Et de là s'engendre par fois la défaillance fortuite, qui surprent les amoureux si hors de saison, et cette glace qui les saisit par la force d'une ardeur extrême, au giron mesme de la joüyssance."
C'est après cette phrase que venait l'addition en question, brève mais lumineuse :
" Accident qui ne m'est pas incogneu "
On peut méditer sur les raisons possibles qui ont justifié la disparition de l'addition dans les éditions ultérieures. La pudeur n'est pas à exclure, Montaigne ayant écrit dans l'Avis au lecteur :
" Que si j'eusse esté entre ces nations qu'on dict vivre encore sous la douce liberté des premières loix de nature, je t'asseure que je m'y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nud."

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