À la fin du livre XI des Lois, l'Étranger d' Athènes, qu'on tient à bon droit pour le porte-parole de la pensée platonicienne, examine comment les lois doivent régler les relations entre les parents et les enfants. À cette occasion, il distingue deux types de culte rendu aux dieux ; j'appellerai le premier le culte direct :
" Parmi les dieux en effet, il en est que nous honorons parce qu'ils sont clairement visibles " (931 a)
Le second est indirect, parce qu' en l'absence du dieu, il passe alors par la médiation d'une chose, la statue du dieu honoré :
" Il en est d'autres auxquels nous dressons des statues qui sont à leur ressemblance, auxquelles nous rendons honneur, même si ce sont là des objets inertes "'
Cependant l' Étranger n'établit pas une hiérarchie entre les deux cultes : le dernier vaut autant que le premier du point de vue de sa fonction, obtenir la bienveillance des dieux concernés. Ce qui d'ailleurs justifie l'iinterprétation suivante : le platonisme n'a pas tant condamné l'icône (pour parler comme Peirce) que l'erreur consistant à prendre l'icône pour l'original ( si les prisonniers de la caverne avaient vu dans les ombres non des réalités originales mais des ombres de copies de réalités originales, alors ils n'auraient pas eu besoin d'être délivrés de leur ignorance ). Mais cette remarque est, dans mon propos, secondaire.
En effet, ce qui retient mon attention est la suite de ce texte car Platon va justifier les soins apportés au vieux parent par l'identification de ce dernier à une statue animée. Honorer la statue animée qu'est le vieux parent reviendra ainsi à se concilier la bienveillance des dieux :
" Abriter en sa maison ce trésor que représentent un père ou une mère, ou le père ou la mère de ces derniers, que l'âge réduit à l'impuissance, c'est avoir, que personne n'en doute, se dressant au coeur même de son foyer, une statue que nulle autre ne surpasse en puissance, à la condition en tout cas que son possesseur lui rend correctement le culte qui lui est dû."
On lit donc que la statue qu'on appellera parentale a une efficacité supérieure à la statue ordinaire du point de vue du gain attendu des dieux. La comparaison a sans doute quelque chose d'étrange car le parent ainsi statufié n'est en réalité l'icône de rien ( Platon en effet ne soutient pas que le vieillard impuissant est à l'adulte qu'il fut ce que la statue inerte du dieu est au dieu vivant ). Mais voici comment l'Étranger se justifie : quand un père appelle sur son enfant la malédiction des dieux, ces derniers obtempèrent ; il est donc logique que, si un père demande pour son enfant la bienveillance des dieux, ces derniers la lui accorderont tout autant qu'ils ont manifesté leur malveillance. L'argumentation revient donc à donner à la statue parentale un pouvoir d'intercession. On peut à partir de là justifier l'idée que la statue animée a un pouvoir supérieur à la statue inerte :
" Concevons donc, comme nous l'affirmions tout à l'heure, que nous ne saurions posséder de statue plus précieuse au regard des dieux qu'un père ou un grand-père accablé de vieillesse, qu'une mère ou une grand-mère dans les mêmes conditions, et que leur rendre honneur, c'est plaire au dieu, car autrement il n'exaucerait pas leurs prières. Sans aucun doute, quand la statue qui se dresse est celle de nos ancêtres, elle est incomparablement plus admirable que les statues inanimées ( "admirable" écrit Platon : on note que la statue parentale est irréductible à un simple moyen de mettre les dieux de son côté ). Toutes ces statues animées qui sont l'objet de notre culte prient en effet en toute occasion d'un même coeur avec nous, et si nous leur manquons de respect, elles appellent sur nous la malédiction ; en revanche les statues qui ne sont pas animées ne font ni l'un ni l'autre. Dès lors, traiter correctement un père, un grand-père et ses vieux parents dans leur ensemble, c'est posséder en eux les objets de culte qui permettent plus efficacement que toutes les autres statues d'obtenir les faveurs divines." ( 931 d-e, éd. Brisson, p. 973-974 )
Ainsi honorer une statue animée revient à plaire simplement au dieu statufié ; en revanche honorer le parent revient à plaire triplement : directement aux dieux qui prescrivent d'honorer ses parents, au parent concerné et, enfin, par la médiation des prières du parent, indirectement aux dieux qui récompensent l'enfant pour ce qu'il fait et pour ce que le premier bénéficiaire, le parent honoré, leur dit qu'il fait.
Le texte reste cependant ambigu sur le problème suivant : la faveur des dieux à l' égard de l'enfant est-elle un effet essentiellement secondaire au sens que Jon Elster a donné à cette expression ? Dit autrement, si l'enfant vise les bienfaits des dieux en soignant ses parents, les obtiendra-t-il ou doit-il viser le bonheur de ses parents pour obtenir en plus les bienfaits divins ?