Dans le prologue de Total de greguerías, Ramón mentionne le fait qu'il a trouvé des greguerías chez des auteurs anciens. Entre autres il cite, en l'abrégeant, une pensée de Pascal : " Los ríos son caminos que andan ". Le texte original, lui, dit : " Les rivières sont des chemins qui marchent et qui portent où l'on veut aller." Rien d'étonnant en effet que Ramón ait trouvé les deux ingrédients de la greguería : métaphore et humour.
Greguería, ce mot que Valéry Larbaud et Mathilde Pomès ont traduit par criaillerie, nom qu'ils ont donné en le mettant au pluriel à un des 6 chapitres des Échantillons, extraits de l'oeuvre de Ramón, publiés par eux en 1923 chez B. Grasset. D'après Rodolfo Cardona dans son édition des Greguerías (Cátedra, Madrid, 2014), ce sont les seuls traducteurs à avoir proposé une traduction du mot, malheureuse à mes yeux. Le mot vient de griego (grec), voulant dire ici langage incompréhensible, comme le précise le dictionnaire de la Real Academia Española. Si on peut le remplacer, en dehors du contexte ramonien, par griteria que rend bien lui criaillerie, c'est parce qu'on peut ne rien comprendre quand quelqu'un crie très fort. Il semble donc plus fidèle à l'intention de Ramón de laisser en français le mot d'origine, incompréhensible pour qui n'entend pas l'espagnol. L'espagnol cultivé, lui, comprend immédiatement ce mot comme voulant dire invention littéraire de Ramón Gómez de la Serna.
Le plaisir est bien sûr de chercher à rendre intelligible l' hébreu de Ramón. Quant à la phrase de Pascal, l'édtion de Le Guern la laisse sans note. En revanche, dans son édition des Pensées, le grand Léon Brunschvicg fait un rapprochement intéressant avec Rabelais. Voici la notule pour qui n'a pas la chance d'avoir sous la main l'édition en question :
" Il semble qu'il y ait là un souvenir d'un chapitre de Rabelais : Comment nous descendimes en l'isle d'Odes, en laquelle les chemins cheminent.... Puys se guindans au chemin opportun, sans aultrement se poiner ou fatiguer, se trouvoyent au lieu destiné ; comme vous voyez advenir à ceulx qui de Lyon ou Avignon et Arles se mettent en bateau sur le Rhosne,..." Cette pensée n'est-elle dans Pascal qu'une remarque isolée et sans portée ? Ou ne devrait-elle pas servir à titre de comparaison pour mieux faire entendre sa conception de l'éloquence ? Le discours est en effet pour Pascal un chemin qui marche et qui porte l'esprit à la conclusion où l'on tend." (Hachette, 1922, p.327)
Les greguerías de Ramón, elles, sont loin d'être toujours des chemins qui portent l' esprit à la conclusion où veut conduire leur auteur (pas sûr d'ailleurs qu'il ait toujours eu une conclusion à transmettre). Déconcerter, provisoirement ou non, était son intention.
Vu que la phrase de Pascal étonne aussi, certes moins par son sens que par sa fonction dans les Pensées, il était donc sensé de la part de Ramón de la voir comme une greguería.