samedi 30 mai 2020

" S'il vient vous demander conseil, c'est qu'il a déjà choisi la réponse." (Sartre)

" Jérémie, accablé de tristesse et en proie à un profond dégoût de la vie, prophétisa des calamités aux Juifs ; si bien que Josias ne voulut pas le consulter, mais s'adressa à une femme de ce temps qu'il jugeait plus apte, en raison de son naturel féminin, à lui révéler la miséricorde de Dieu." (Traité des autorités théologique et politique, La Pléiade, p.639)

Est-ce une sorte de care avant la lettre ? Pas vraiment, car homme ou femme, le prophète ne fait qu'exprimer ce que son imagination lui dépeint de l'avenir. Non seulement il n'a jamais aucun savoir sur Dieu (pas plus qu'il n'a de savoir transmis par Dieu), mais souvent il n'a pas de savoir sur lui-même. Il ne comprend pas ce qu'il dit, au sens où il ne comprend pas ce que veulent dire ses propres paroles prophétiques :

" Celles de Zacharie étaient trop obscures pour qu'il pût les entendre lui-même sans explication, comme il ressort du récit qu'il en donne ; celles de Daniel,  même expliquées, ne purent être entendues par le prophète lui-même." (ibid. p. 640) 

Cognitivement, en termes spinozistes, les prophètes sont nuls. Pour savoir la vérité sur Dieu, il faut raisonner, pas imaginer. Pas de doute que si une "prophétie " est réalisée, c'est par chance, par hasard ou parce  que tel prophète a le sens des possibles. Mais Spinoza ne  dit pas cela, pas plus qu'il n'aborde la question de la réalisation des prophéties. Ce qui l'intéresse, c'est ce qui se passe en amont de la prophétie. 

On pourrait se dire que ces lignes de Spinoza ont perdu de leur portée, vu que, sous notre climat culturel, les prophètes au sens propre se font rares et courent le risque de ne pas être pris au sérieux. Certes, mais restent les prophètes au sens figuré, par exemple pour les plus impressionnants et les plus savants d'entre eux, ceux qui lisent l'avenir dans Marx ou dans Nietzsche ou dans Heidegger etc. Sans compter avec la masse des prophètes plus ordinaires, moins universitaires, qui s'appuient sur leurs intuitions, leurs expériences, leurs lectures. C'est pour éveiller notre vigilance par rapport à ces prophètes non-religieux au sens strict qu'il faut lire le chapitre II du Tractatus theologico-politicus .
Spinoza énumère en effet les différentes causes qui justifient la méfiance vis-à-vis des affirmations des prophètes, petits ou grands : par exemple, ce qu'ils disent  est conditionné par leur humeur, leur tempérament et la réception de ce qu'ils disent est à  son tour conditionné par la relation entre l'humeur de l'auditeur et la leur. Mais entrent en ligne de compte aussi dans le destin des prophéties, comment elles sont écrites : " l'élégance, la brièveté, la sévérité, la rudesse, la prolixité et l'obscurité " (ibid.). 
Le savoir de la relativité du prophète et des prophéties (et ce savoir apparaît ici essentiellement psychologique) libère de la croyance dans de telles prophéties et incline à voir les prophéties comme des indices et des expressions de tel ou tel type d'hommes. 
Autre raison de lire ce Spinoza-là, celui du Tractatus : son habileté à se faire comprendre des bons entendeurs, malgré la censure et la persécution : rien ne dit que les temps ne reviendront pas où il faudra connaître sur le bout des doigts ce savoir-faire de la dissimulation.

mercredi 27 mai 2020

L' être humain, en effet, peut aussi aisément manger de l'homme qu'écrire " La critique de la raison pure " (Robert Musil)

Quand il aborde dans le Traité des autorités théologique et politique la question de la prophétie biblique, Spinoza tient à faire du prophète un homme comme les autres, contre l'idée qu'il serait éclairé par le contact avec une réalité transcendante. C'est en vue de supprimer la possibilité d' hommes surhumains que le philosophe écrit la note suivante :

" Bien que certains hommes soient avantagés de dons que la nature n'a point accordés aux autres, on ne dit pas que les premiers se situent au-dessus de l'humanité, à moins que leurs dons (sans pareils) ne puissent être ramenés sous la définition de la nature humaine. Par exemple, la taille d'un géant est exceptionnelle, et cependant humaine. La facilité d'improvisation poétique n'est pas donnée à tous, et cependant elle est humaine. Humaine aussi est l'aptitude à imaginer différents objets, les yeux ouverts, avec autant de vivacité que si on les avait devant soi. En revanche, si qui que ce soit disposait d'un moyen de saisir les idées, et de principes de connaissance refusés aux autres hommes, il ne resterait plus dans les bornes de la nature humaine." (La Pléiade, p. 632)

Vu que les prophètes ont une disposition à  imaginer extraordinaire et que l'imagination, essentiellement dépendante de la perception, est un accès médiocre à la réalité à cause précisément des limites sensorielles, les prophètes sont autant limités que la plupart des hommes au niveau de la connaissance rationelle de la réalité. Mais pour la même raison qu'il n'existe pas plus de sous-chat que de sur-chat, ça serait tout autant erroné de les mépriser comme des sous-hommes  que de les déifier comme des sur-hommes.
En ces temps qui divinisent aussi facilement qu'ils diabolisent, j'ai jugé bon de rappeler la version de l'humanisme spinoziste, sans indulgence pour les amateurs d'au-delà ou d'en-deçà.

mardi 26 mai 2020

Capricho n°6


" Diario del preso feliz.

Fue sentenciado a cadena perpetua, pero inventó para salvarse a la abrumadora sentencia la estratagema de llevar un diario íntimo en que describía la vida que iba haciendo como sucedida en libertad: "Hoy en Niza..." "Hoy en el Cairo..."
El director del presidio al enterarse del caso le llamó reprendiéndole duramente porque aquel diario con sus suposiciones significaba un acto de evasión prohibida por leyes y reglamentos.
Despojado de su diario fugativo el preso feliz se murió de tristeza."

" Le journal du prisonnier heureux.

Il fut condamné à la perpétuité, mais il inventa pour survivre à  cette condamnation accablante le stratagème consistant à écrire un journal intime où il décrivait la vie qu'il menait comme si elle avait lieu en liberté : " Aujourd'hui à Nice...", " Aujourd'hui  au Caire...".
Le directeur de la prison, informé de son cas, le convoqua pour le réprimander sévèrement, vu que ce journal avec ce qu'il supposait revenait à un acte d'évasion, évasion interdite par les lois et les règlements.
Dépouillé de son journal de liberté, le prisonnier heureux mourut de tristesse."

Explorations étymologiques.

Le 6 octobre 1944, Ernst Jünger écrit :

" Glanes de lecture : Arbeiten über morphologische und taxonomische Entomologie, volume IV, numéro I.
On y cite un article sur la mouche à miel dans l'Inde ancienne, publié en 1886 par le professeur Ferdinand Karsch sous le pseudonyme de " Canus ".
Rappelle celui de J. Ch. F. Haug, qui signait " Hophtalmos "." (Feuillets de Kirchhorst, Journaux de guerre (1939-1948), La Pléiade, p. 745)

Les auteurs de l'édition font correspondre à ces lignes la note suivante :

" Haug (...) a effectivement signé ses écrits de ce pseudonyme : aug renvoie en allemand à Auge, " oeil ", d'où ophtalmos, mot grec auquel il a ajouté  le H initial de son nom. Ferdinand Karsch (1853-1936), entomologiste et anthropologue allemand, semble pour sa part avoir transposé le mot allemand Harsch " neige tôlée " dans le latin canus, " d'un blanc brillant "." (p. 1244)

Or, il y a erreur très probablement à propos de l'élucidation du second pseudo. En effet der Arsch est en allemand un mot vulgaire qu'on peut traduire par " cul ", d'où K/anus, transformé en Canus, qui en latin veut dire blanc en parlant des cheveux, de la barbe et par extension, vénérable. Ainsi Ferdinand Karsch imitait dans l'invention de son pseudonyme son lointain et vénérable collègue, à la difference près que Karsch a privilégié le latin au grec.
 C'est donc un peu comme si un certain Monsieur Cul avait pris le pseudo de Curieux...

lundi 25 mai 2020

Des livres à ne pas mettre entre toutes les mains.

Aujourd'hui où l'on est prêt à publier des livres visant à rendre la philosophie facile pour tous et donc entre autres des livres à consommer aux toilettes ou à la plage, par exemple, mais comme je sais la masse d'approximations, voire d'erreurs qui sont diffusées ainsi, c'est un grand plaisir de relire la fin de la préface  de Spinoza à son Traité des autorités théologiques et politiques :

" À ceux qui ne sont pas philosophes, je ne recommande point mon traité, car je n'ai aucune raison d'escompter qu'il puisse leur plaire. Je sais, en effet combien sont enracinés les préjugés, auxquels tant d'hommes s'adonnent sous couleur de religion. Et je sais qu'il n'est pas plus possible de délivrer la foule de la superstition, que de la crainte. L'entêtement lui tient lieu de constance et, loin de se laisser gouverner par la raison, elle s'abandonne à des élans impulsifs pour décerner ou louanges, ou blâmes. À lire ces pages, je n'invite donc ni la foule, ni ceux qui cèdent aux mêmes passions qu'elle. Je préférerais leur voir ignorer cet ouvrage, plutôt qu'exercer leur malveillance, en y appliquant une interprétation qui serait erronée, d'après leur coutume invariable." (Oeuvres complètes, La Pléiade, 1954, p. 616)

C'est une position épicurienne, pré-Aufklärung. Nietzsche la reprendra. Promue aujourd'hui, elle sera accusée d'être méprisante et égoïste.
Peut-être sera-t-on moins en butte aux attaques, si on précise, devoir de lucidité, que la foule, c'est aussi soi-même en tant qu'on ne se surveille pas intellectuellement et qu'il faut toujours résister à la foule en nous, si vivante, si spontanée, quelquefois si brilante, même.
Bien sûr cette résistance suppose qu'on peut opposer, quelquefois au moins, la vérité aux erreurs et aux mensonges et qu'à défaut de vérité, on peut se taire ou au moins présenter ses opinions comme telles.
Mais les affirmations claironnantes nous font croire si facilement que nous aussi, on peut participer à la victoire de ce qu'elles appellent quelquefois leur vérité. Et puis qu'on a le droit de se tromper...
Sauf qu'on a en réalité le devoir de ne pas se tromper et que face à nos erreurs la honte de les avoir faites devrait nous envahir. Mais qui est prêt aujourd'hui à donner de la valeur à la honte et au remords ? Une telle valer suppose  la réalité du défaut, ici du défaut intellectuel.
Mais combien alors hurleront au dogmatisme ?

dimanche 24 mai 2020

Jünger et Spinoza : même nécessaire, le méchant reste vraiment immoral.

" Le sage (...), dont l'âme s'émeut à peine, mais, qui, par une certaine nécessité éternelle, est conscient de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d'être,  mais possède toujours la vraie satisfaction de l'âme. Si, il est vrai, la voie que je viens d'indiquer paraît très ardue, on peut cependant la trouver.'' 

Cela, Spinoza l'écrit dans les dernières lignes de l' Éthique. J'ai pensé à elles en lisant les réflexions d' Ernst  Jünger, dans son journal  le 26 mai 1944, face à un chef de bataillon disant qu'il descendrait de sa propre main le premier déserteur qu'il trouverait :

" En de telles rencontres, une sorte de nausée me saisit. Je dois parvenir à un niveau d'où je puisse observer ces choses comme on contemple les évolutions des poissons autour d'un récif corallien, les danses des insectes dans une prairie, ou comme un médecin examine le malade. Comprendre avant tout, que de tels faits sont de mise dans les cercles de bassesse. Il reste encore de la faiblesse dans mon dégoût : je participe encore trop au monde du sang. Il faut pénétrer la logique de la violence, se garder de tomber dans l'enjolivement à la Millet ou à la Renan, se garder aussi de l'infamie du bourgeois qui, bien à l'abri sous un toit, fait la morale aux acteurs d'une atroce bagarre. Quand on n'est pas mêlé au conflit, qu'on en rende grâces à Dieu ; mais on n'en est pas pour autant élevé au rang de sage."

Je ne sous-entends pas que Ernst Jünger soit un modèle de sage spinoziste, ou même de sage tout court. D'ailleurs je ne le vois nulle part dans son journal prendre une telle posture, ni même formuler l'ambition d'atteindre un idéal de ce type. Reste qu'il partage avec Spinoza la reconnaissance de la valeur de la connaissance vraie et précisément de la connaissance vraie portant sur les faits horribles, révoltants. Ce qui exclut qu'on les associe  l'indicible. Mais que les faits humains les plus immoraux soient aussi intelligibles que les phénomènes naturels ou que les pathologies les plus répugnantes n'enlève rien à la valeur de l'émotion morale, la nausée, qu'ils déclenchent chez les témoins. On pourrait penser en effet que si toutes les actions humaines sont vues, du point de vue de Sirius, comme aussi nécessaires que les phénomènes obéissant le plus strictement aux lois naturelles, alors le bien et le mal ne sont que des apparences pour la sensibilité humaine. Inversement, si l'atrocité des hommes et leur méchanceté sont au centre de l'attention, n'est-ce pas incohérent de les voir comme poissons, insectes etc. enfin comme des êtres qui n'ont pas de responsabilité et qu'il est ridicule d'accuser ? Or, Ernst Jünger paraît tenir les deux positions : même s'il dénonce le jugement moral émis par celui qui, en dehors du jeu dangereux se donne confortablement l'illusion d'être plus moral que les autres, il ne rejette en rien le jugement moral et sa part de vérité. Le chef de bataillon appartient bel et bien au cercle de la bassesse. C'est la raison pour laquelle toute esthétisation de la bassesse, voir la référence à  Millet, est rejetée aussi comme une euphémisation de l'horreur. Horreur  qui ne doit pas non plus être relativisée à la lumière d'un avenir plus lumineux, c'est du moins ainsi que je comprends la mention de Renan.
En ce sens, Ernst Jünger a quelque chose de spinoziste, précisément l'idée que,  même si le méchant est nécessité à être méchant, le jugement condamnant sa méchanceté est justifié par de bonnes raisons.

samedi 23 mai 2020

Le cannibalisme supérieur.

Le 16 Février  1944, Ernst Jünger fait à propos de tortionnaires allemands une remarque d'une portée encore actuelle :

" Dans la soirée, un chef de groupe a fait un exposé sur la manière dont on essaye, selon toutes les règles de l'art, de tirer les vers du nez aux aviateurs anglais et américain descendus par les nôtres. La technique de ces procédés est répugnante ; nos grands-parents eussent encore considéré comme indigne d'eux de poser la moindre question de ce genre à un prisonnier. Mais aujourd'hui,  l'homme est devenu pour l'homme une matière première d'une sorte particulière, une matière dont on tire du travail, des informations ou d'autres choses. C'est un état que l'on peut qualifier de cannibalisme supérieur. On ne tombe pas à proprement parler entre les mains d'anthropophages, quoique cela puisse aussi arriver, mais on est pris dans les méthodes des psychologues, des chimistes et des spécialistes de la recherche raciale, des pseudo-médecins et autre fureteurs de cette sorte. C'est ainsi que d'étranges démons, sur les grands tableaux de Bosch, découpent et dépècent avec leurs instruments les hommes nus qu'ils capturent."

Il semble y avoir donc deux types de cannibalisme supérieur. L'un est éclairé et se sert des hommes qu'il étudie pour produire des vérités dont l'usage va desservir ces mêmes hommes, parce que les actions, appuyées sur ces vérités, ne satisfont que les intérêts des cannibales. L'autre ne fait que nuire aux hommes, en s'imaginant pourtant être justifié par un savoir ici imaginaire. N'entre donc pas dans la catégorie du cannibale supérieur celui qui nuit aux hommes en croyant qu'il leur est bénéfique, on pourra l'appeler le cannibalisme inconscient.
Quant aux cannibalisés, ils peuvent réaliser qu'ils sont dévorés ou non. Pas de doute, dans le contexte où écrivait Jünger, les victimes le savaient. Aujourd'hui, quand on ouvre son ordinateur, généralement on le sait tout autant car circulent sur Internet moult messages sur ses méfaits ; nous sommes donc des cannibalisés éclairés, du moins jusqu'à un certain point. Peu certes savent différencier précisément les identités des divers cannibales. On ne sait pas trop non plus si les cannibales réels de ce monde virtuel sont, eux,  éclairés ou non. On aimerait bien au moins qu'ils ne le soient pas.
Bien sûr, l'immense différence entre les victimes des cannibales du temps de Jünger et nous, mis à part la différence abyssale entre les torts subis, est que nous sommes en général des victimes consentantes. La raison en est que nous ne sommes jamais de pures victimes. Pas sûr que nous soyons toujours des cannibalisés cannibales à leur tour, mais nous croyons souvent que ce que nous perdons en étant dévorés est largement compensé par ce que nous gagnons. C'est peut-être vrai mais qui dit que de ce monde où la plupart a de bonnes raisons de penser qu'ils sortent gagnants du jeu, avec seulement la perte de quelques plumes, n'en naîtra pas un autre où la plupart aura de bonnes raisons de penser qu'ils en sortent perdants ?

mardi 19 mai 2020

Greguería n° 357

" Lo que hay que hacer en la vida  es sacar de una gota de luz un mundo de luz."

" Ce qu'il faut faire dans la vie, c'est tirer un monde de lumière d'un brin de lumière."

lundi 18 mai 2020

Voir l'ordinaire comme extraordinaire.

Le 17 janvier 1944, Ernst Jünger écrit dans son journal :

" Conversation avec le Dr Schnath, l'archiviste de Hanovre ; retour de Basse-Saxe, il me dit avoir observé un trait singulier. Lorsqu'on a pris l'habitude de séjourner dans des villes détruites et que l'on arrive ensuite dans celles qui, comme Hildesheim, Goslar ou Halberstadt, sont restées intactes, on a le sentiment de se trouver au milieu d'un univers muséal ou dans les coulisses d'un opéra. Cette impression prouve, mieux que les destructions elles-mêmes, à quel point nous sommes sortis de l'ancienne réalité, de notre image innée de l' Histoire."


Le douanier intérieur.

Pendant le confinement, certains livres  tombaient des mains. Parmi eux, ceux qui respiraient la sécurité et  suggéraient un quotidien sans difficultés. Le 17 décembre 1943, Ernst Jünger évoque ce décalage entre ce que contient l'écrit et ce qui est vécu présentement par son  lecteur potentiel :

" Feuilleté le Journal des Goncourt. Étranges changements chez le lecteur que produit cette guerre. On sent  que d'énormes masses de livres ne passeront pas les douanes spirituelles qu'elle a établies. Ce sont là des domaines où la destruction demeure presque inaperçue. Ainsi, les mites font leurs ravages dans  les armoires fermées. On prend un livre en main et l'on découvre qu'il a perdu son charme comme une amante à qui l'on a souvent songé avec nostalgie, mais dont la beauté n'a pas  survécu à certaines crises, certaines aventures. L'ennui se chargera de faire le tri de ce qui est durable, plus implacablement que tout censeur, que toute mise à l'index. Mais il est à prévoir qu'en revanche les plus grands y gagneront ; donc, surtout la Bible." (Journaux de guerre, II 1939-1948, La Pléiade, 2008)

Jünger évoque un vieillissement irréversible mais quelquefois l'amante est seulement vue comme vieille. Le temps des épreuves une fois passé, joyeusement, on la retrouve inaltérée.
Les changements ne sont pas non plus nécessairement collectifs, telle  transformation à l'échelle de la vie personnelle rendant  illisibles pour un temps au moins certains livres dont on connaît bien pourtant la vraie valeur.
Mais il est souvent difficile de savoir si le douanier intérieur est rendu plus clairvoyant par les temps nouveaux ou si ceux-ci le rendent en fait aveugle à la grandeur persistante de certains livres. Insuffisamment  perspicace, il ne saurait pas percevoir au-delà d'un certain parfum de sécurité : le livre qui aurait pu éclairer les nouveautés qu'il vivait, il l'a pris trop vite pour le produit d'un monde disparu.
Il va de soi que d'autres lecteurs, ou les mêmes à d'autres moments, ont formé différemment leur douanier en ne l'autorisant qu'à laisser passer les ouvrages où l'on peut se réfugier et oublier la réalité.
Il se peut aussi que ce douanier, gardien de la nostalgie, ne réalise pas  que ces mêmes ouvrages, interprétés par un autre esprit, aideraient aussi bien à  mieux comprendre la réalité du moment.

lundi 11 mai 2020

Greguería n° 356

" Espero la invención  de espejos de televisión en que, al mismo tiempo que nos veamos, oigamos nuestro monólogo."

" J'attends l'invention de télévisions-miroirs dans lesquels, en même temps que nous nous verrons, nous entendrons notre monologue."

Le temps du confinement.

Un passage du chapitre 8 de L'homme sans qualités éclaire la valeur largement illusoire qu'on a pu donner au temps du confinement, pensé quelquefois aussi bénéfique qu'une retraite (Musil n'emploie pas ce mot mais par sa dimension religieuse il me paraît bienvenu). L'écrivain autrichien vient d'évoquer "  une espèce de ville hyper-américaine, où tout marche et s'arrête au chronomètre ". Les hommes y sont heureux car les buts qu' ils s'y proposent  sont " à courte distance " et faciles à atteindre. À ce sujet, Musil soutient ce que Jonathan Haidt a confirmé bien plus tard dans The Happiness Hypothesis. Finding modern truth in ancient wisdom (2006), il écrit en effet :

" Pour le bonheur, ce qui compte n'est pas ce que l'on veut ; mais d'atteindre ce que l'on veut."

Mais cette ville n'existe pas encore dans la réalité. " Dieu sait ce qui réellement se produira ". Musil décrit alors comment nous sommes " embarqués " (l'expression n'est pas de lui) dans un processus que nous ne maîtrisons pas, processus qu'il appelle la chose (die Sache), sans doute parce que toute désignation moins vague signalerait qu'au moins on le domine intellectuellement par la connaissance vraie qu'on aurait de lui. En insistant sur " la chose ", Musil très explicitement se moque de toutes les représentations héroïques, volontaristes, optimistes du rapport des hommes avec leur histoire (11 ans plus tôt, en 1945, Sartre en avait donné un exemple radical dans L'existentialisme est un humanisme) :

" On serait tenté de croire que nous avons à chaque minute le commencement en main, et que nous devrions tirer des plans pour l'humanité. Si la chimère de la vitesse nous déplaît, créons-en une autre, par exemple très lente, un bonheur mystérieux comme le serpent de mer, flottant comme des voiles, et ce profond regard de vache dont les Grecs déjà s'engouèrent ! Mais il n'en va nullement ainsi. C'est la chose qui nous a en main. Jour et nuit, on voyage en elle, et l'on en fait bien d'autres : on s'y rase, on y mange, on y aime, on y lit des livres, on y exerce sa profession  comme si les quatre murs étaient immobiles, mais l'inquiétant, c'est que les murs bougent sans qu'on s'en aperçoive et qu'ils projettent leurs rails en avant d'eux-mêmes comme de longs fils qui se recourbent en tâtonnant sans qu'on sache jamais où ils vont ! Et par-dessus le marché, on voudrait encore, si possible, être l'une des forces qui déterminent le train du temps ! Voilà un rôle bien équivoque, et il arrive que le paysage, si l'on regarde au-dehors après un intervalle suffisant, ait changé ; ce qui file devant nos yeux file parce qu'il n'en peut être autrement ; mais, si résigné que l'on soit, on ne peut faire  qu'un sentiment désagréable ne prenne de plus en plus de force, comme si l'on avait dépassé le but ou que l'on se fût trompé de voie."

On note que l'ignorance de la chose produit deux illusions et donc deux déceptions : on a vu l'illusion de commander l'histoire, et donc la déception ou de n'avoir pas atteint le but désiré ou celui de ne pas l'avoir atteint tel qu'on se le représentait (Musil envisage un excès de résultats mais on pourrait, je crois, aussi bien penser  à un trop-peu) ; mais on découvre aussi l'illusion de vivre dans un temps  sans histoire, quand on a conscience de ne pas lui commander et surtout quand on s'y sent bien. Va de pair avec cette illusion la déception de réaliser que " le train du temps " ne s'arrête jamais et n'en fait qu'à sa tête. C'est alors pour échapper à la souffrance de ces deux désillusionnements qu'on va tomber dans une troisième illusion :

" Un beau jour, en tempête, un besoin vous envahit : descendre !  sauter du train ! Nostalgie d'être arrêté, de ne pas se développer, de rester immobile ou de revenir au point qui précédait le mauvais embranchement ! "

Il me semble que le confinement s'est vu accorder une de ces deux valeurs ou les deux à la fois : tantôt on l'a vu comme un ressourcement, tantôt comme un nouveau départ. Les deux tiennent peut-être de ce que Musil appelait dans le chapitre 4 " les odieuses chimères " (müßige Hirngespiste).




dimanche 10 mai 2020

Sens des réalités possibles et sens des possibilités réelles.

La pandémie est l'occasion de penser à un autre monde possible, après.
Or, le chapitre 4 de L'homme sans qualités de Robert Musil éclaire les différents sens de l'expression " penser à un autre monde possible ".

L'écrivain oppose dans ce chapitre " le sens du possible " au " sens du réel ". Penser à un autre monde possible suppose ne pas seulement avoir le sens du réel. Mais " les hommes du possible " ne sont pas toujours très prometteurs : en effet Musil distingue '' les rêves des neurasthéniques " des " desseins encore en sommeil de Dieu (die noch nicht erwachten Absichten Gottes) ". Bien sûr, si Dieu est bon, ce sont ces derniers qui nous intéressent, même si Musil laisse dans le vague leur identité.  On reste tout de même assez optimiste quand on lit les lignes suivantes :

" (ils) contiennent, selon leurs partisans du moins, quelque chose de très divin, un feu, une envolée de bâtir, une utopie consciente qui, loin de redouter la réalité, la traite simplement comme une tâche et une invention perpétuelles. La terre n'est pas si vieille, après tout, et jamais, semble-t-il, elle ne fut dans un état aussi intéressant (in gesegneten Umständen)."

Mais il ne suffit pas d' héberger dans son esprit des possibles divins pour qu'ils se réalisent (sont-ils d'ailleurs réellement divins ou seulement apparaissent-t-ils divins à ceux qui se les représentent ?) :

" Comme ses idées, dans la mesure où elles ne constituent pas simplement d'oiseuses chimères, ne sont que des réalités non encore nées, il faut, naturellement qu'il (l'homme du possible) ait le sens des réalités ; mais c'est un sens des réalités possibles, lequel atteint beaucoup plus lentement son but que le sens qu'ont la plupart des hommes de leurs possibilités réelles. L'un poursuit la forêt, si l'on peut ainsi parler ; l'autre les arbres ; et la forêt est une entité malaisément exprimable, alors que des arbres représentent tant et tant de mètres cubes de telle ou telle qualité."

L' homme précieux n' est donc pas celui qui est apte à calculer comment exploiter au mieux la part de réalité dont il dispose, car si l'on compte seulement sur son sens des possibles, " dans l'ensemble et en moyenne, ce seront toujours les mêmes possibilités qui se répéteront ". C'est celui qui, éclairé par la réalité, saura en actualiser des potentialités heureuses et peu probables : " un homme pour qui une chose réelle n'a pas plus d'importance qu'une chose pensée. C'est celui-là qui, pour la première fois, donne aux possibilités leur sens et leur destination, c'est celui-là qui les éveille. "
Clairement Musil fait reposer la tâche de rendre un autre monde possible sur un être d'élite, dont la survenue est elle-même peu probable et en tout cas aucunement productible. En plus, cet étrange pêcheur " qui traîne une ligne dans l'eau sans du tout savoir s'il y a une amorce au bout " court le risque de " sombrer dans une activité toute spleenétique ".
Mais surtout Musil ne dépeint pas du tout son action comme en mesure de transformer un collectif. Cet homme " non pratique (...) peu sûr et indéchiffrable " modifie d'ailleurs moins ce qu'il fait dans le monde que ce qu'il voit d' un monde  fait par d'autres.  Ses idées sont exceptionnelles mais son comportement peut rester conformiste et ordinaire. Face aux torts qu'il subit, il commence d'abord par les interpréter d'une manière auparavant impossible mais il mettra du temps, si il arrive un jour, à se conduire d'une manière auparavant impossible :

" Ainsi se peut-il fort bien qu'un crime dont un autre que lui se trouve pâtir ne lui semble qu'une erreur sociale dont le responsable n'est pas le criminel, mais l'organisation de la société. En revanche, il n'est pas certain, s'il reçoit une gifle, qu'il la subisse comme un affront de la société ou ne serait-ce qu'une offense aussi impersonnelle que la morsure d'un chien ; il est plus probable qu'il commencera par la rendre ; après seulement,  il admettra qu'il n'aurait pas dû le faire. Enfin, si on lui vole sa maîtresse, il est douteux qu'il puisse faire totalement abstraction de la réalité de cet incident et s'en dédommage par la surprise d'un sentiment nouveau. Cette évolution n'en est encore qu'à ses débuts et représente, pour l'individu (für den einzelnen Menschen), une force autant qu'une faiblesse."

La faiblesse en question paraît moins être l'incohérence entre la pensée et la conduite que le fait de se retrouver isolé dans un monde qui globalement répète les mêmes possibilités.

Penser à un autre monde possible peut donc autant vouloir dire prendre ses désirs pour des réalités, imaginer par exemple un monde sans conflits, que tirer des réalités présentes le meilleur profit possible pour soi (et ceux de son groupe, de sa classe, diraient certains). Mais Musil nous apprend aussi que ça peut être imaginer une nouvelle forêt et pas seulement mieux rentabiliser l'arbre qu'on possède. Cependant cet autre monde n'a pas de conditions politiques ou plus largement institutionnelles, du moins directes et anticipables.
Ce monde plus divin que l'ancien n'est ni déterminé à venir par la force des choses, ni réalisé, tel un miracle, par un Sauveur. Il se peut certes qu'il aboutisse à la modification de la vie de la plupart, mais il est d'abord en germe, chez quelques-uns,  au cœur d' une lucidité rare, celle de voir les meilleures potentialités dans le médiocre ou le pire du réel. 

samedi 9 mai 2020

Héros extraordinaires et ordinaires.

Atlas est le modèle du héros dans le chapitre n°2 de L'homme sans qualités. Musil quantifie l'énergie dont il a besoin pour porter le monde et affirme qu'elle est inférieure à la somme des énergies dépensées par l'ensemble des hommes ordinaires. En découle que, si le héros par excellence peut être de cette manière dépassé, les héros classiques, eux-mêmes dépassés par Atlas, ont une performance énergétique modeste :

" L'activité héroïque finit même par sembler absolument dérisoire, grain de sable posé sur une montagne avec l'illusion de l'extraordinaire."


L'action héroïque prend alors un tour insignifiant, qu'il ne paraît en fait pas juste de lui donner car sa valeur est relative à ses effets et à ses raisons, eux extraordinaires, et non à ses conditions énergétiques. Reste l'originalité de contempler scientifiquement les objets de nos passions.


Mais à vrai dire, ces lignes de Musil ne retiennent pas mon attention pour cette raison, mais pour le concept qu'il y introduit d'héroïsme rationalisé. Musil désigne ainsi la performance globale d'un ensemble d'hommes individuellement non héroïques, " un nouvel héroïsme énorme et collectif, à l'exemple des fourmis."

Je me demande alors si le concept convient pour caractériser les efforts de nos pompiers, de nos militaires, de nos soignants etc. Pas vraiment, car Musil oppose toute la fourmilière à la super-fourmi, incarnation myrmécologique d' Atlas. Mais chaque fourmi de la fourmilière a-t-elle une bonne raison de se dire qu'elle est héroïque ?  Non, car on peut voir l'héroïsme rationalisé comme une propriété émergente, propriété du collectif et non de chaque membre.

On se demandera certes si la fourmi est une bonne métaphore de l'homme car à défaut de raison, c'est l'instinct qui rationalise la fourmilière. Un problème  apparaît : l'héroïsme rationalisé ne peut-il exister que si les pratiques de toute la société obéissent à des raisons rationnelles ? Plus largement, un héroïsme rationalisé  national est-il possible sans un héroïsme de même type mais international ? Ce problème a un air de famille avec celui concernant la société communiste. Plus généralement, ce qu'on appelle le Bien peut-il exister sans le Mal ?




vendredi 8 mai 2020

Comment faire entrer un événement bouleversant dans l'ordre légal et réglementaire ?

Reprenant L'homme sans qualités et sans doute marqué par le confinement, j' interprète le trouble d'une passante au moment de l'accident de circulation comme ayant quelque chose du nôtre face à  la pandémie. Un homme vient de se faire écraser par un camion. Robert Musil écrit :

" La dame ressentit au creux de l'estomac  un malaise qu'elle était en droit  de prendre pour de la pitié ; c'était un sentiment d' irrésolution paralysant. Après être resté un instant sans parler, le monsieur lui dit :
" Les poids-lourds dont on se sert chez nous ont un chemin de freinage trop long."
La dame se sentit soulagée par cette phrase, et remercia d'un regard attentif. Sans doute avait-elle entendu le terme une ou deux fois, mais elle ne savait pas ce qu'était un chemin de freinage et d'ailleurs ne tenait pas à le savoir ; il lui suffisait que l'affreux accident pût être intégré ainsi dans un ordre quelconque, et devenir un problème technique qui ne la concernait plus directement. Du reste, on entendait déjà l'avertisseur strident d'une ambulance, et la rapidité de son intervention emplit d'aise tous ceux qui l'attendaient.  Ces institutions sociales sont admirables. On souleva l'accidenté pour l'étendre sur une civière et le pousser avec la civière dans la voiture. Des homme, vêtus d'une espèce d'uniforme, s'occupèrent de lui, et l'intérieur de la machine, qu'on entr'aperçut, avait l'air aussi propre et bien ordonné qu'une salle d'hôpital. On s'en alla, et c'était tout juste si l'on n'avait pas l'impression, justifiée, que venait de se produire un événement légal et réglementaire.
" D'après les statistiques américaines, remarqua le monsieur, il y aurait là-bas annuellement 190.000 personnes tuées et 450.000 blessées dans des accidents de circulation. " (Édition du Seuil, 1995, p. 13-14)

D'abord, le " malaise " : chacun le nomme à sa manière mais qui saurait le décrire avec la même exactitude  que le narrateur à propos de ce que ressent la passante ? Qui saurait plus modestement analyser en vérité ses diverses modalités ?
Ensuite le premier des trois éléments qui vont faire rentrer dans l'ordre des choses la réalité dérangeante : l' existence d'une explication. On  note que pour assurer son rôle apaisant, il n'est pas nécessaire qu'elle soit complète ni même qu'elle soit vraiment comprise mais juste qu'elle soit tenue pour indiscutable scientifiquement. Manifestement on échoue encore pour l'instant à produire une explication de ce type. Bien peu  de ce qui est dit est de l'ordre du savoir ou même est susceptible d'être pris pour du savoir : le malaise est d'abord relatif à l'incertitude des croyances contradictoires. La peur de la maladie s'ajoute à celle du danger d'un monde où les scientifiques ne savent plus ou du moins pas encore, pas assez vite.
En troisième lieu, viennent les institutions : appuyées sur des techniques efficaces, elles volent au secours. Le malaise grandit quand les institutions sont inefficaces ou trop peu et laissent certains insecourus ou mal secourus.
Enfin ce sont les statistiques qui semblent ici avoir deux fonctions, d'abord présenter l'inattendu comme prévisible mais surtout relativiser l'horrible vécu en rappelant l'universalité de l'horreur (ainsi tel philosophe bien connu fera le sage en comparant le nombre des morts du covid-19 avec ceux produits par la famine ou par le cancer).

Reste un dernier ingrédient, l'espérance :

" Croyez-vous qu'il soit mort ? demanda  sa compagne qui persistait dans le sentiment injustifié d'avoir vécu un sentiment exceptionnel.
- J'espère qu'il vit encore, répliqua le monsieur. Quand on l'a porté dans la voiture, ça en avait tout l'air."

Mais l'espérance peut-elle jouer son rôle apaisant si font défaut les trois éléments antérieurs ? Si oui, n'est-ce pas alors une espérance bête ? 

jeudi 7 mai 2020

Greguería n° 355

" El viento no sabe mover las páginas de un libro ; o mueve una sola o las mueve todas  con brusquedad de lector  enloquecido."

" Le vent ne sait pas tourner les pages d'un livre ; ou il en tourne une seule ou il les tourne toutes avec une brusquerie  de lecteur affolé."