Le 16 Février 1944, Ernst Jünger fait à propos de tortionnaires allemands une remarque d'une portée encore actuelle :
" Dans la soirée, un chef de groupe a fait un exposé sur la manière dont on essaye, selon toutes les règles de l'art, de tirer les vers du nez aux aviateurs anglais et américain descendus par les nôtres. La technique de ces procédés est répugnante ; nos grands-parents eussent encore considéré comme indigne d'eux de poser la moindre question de ce genre à un prisonnier. Mais aujourd'hui, l'homme est devenu pour l'homme une matière première d'une sorte particulière, une matière dont on tire du travail, des informations ou d'autres choses. C'est un état que l'on peut qualifier de cannibalisme supérieur. On ne tombe pas à proprement parler entre les mains d'anthropophages, quoique cela puisse aussi arriver, mais on est pris dans les méthodes des psychologues, des chimistes et des spécialistes de la recherche raciale, des pseudo-médecins et autre fureteurs de cette sorte. C'est ainsi que d'étranges démons, sur les grands tableaux de Bosch, découpent et dépècent avec leurs instruments les hommes nus qu'ils capturent."
Il semble y avoir donc deux types de cannibalisme supérieur. L'un est éclairé et se sert des hommes qu'il étudie pour produire des vérités dont l'usage va desservir ces mêmes hommes, parce que les actions, appuyées sur ces vérités, ne satisfont que les intérêts des cannibales. L'autre ne fait que nuire aux hommes, en s'imaginant pourtant être justifié par un savoir ici imaginaire. N'entre donc pas dans la catégorie du cannibale supérieur celui qui nuit aux hommes en croyant qu'il leur est bénéfique, on pourra l'appeler le cannibalisme inconscient.
Quant aux cannibalisés, ils peuvent réaliser qu'ils sont dévorés ou non. Pas de doute, dans le contexte où écrivait Jünger, les victimes le savaient. Aujourd'hui, quand on ouvre son ordinateur, généralement on le sait tout autant car circulent sur Internet moult messages sur ses méfaits ; nous sommes donc des cannibalisés éclairés, du moins jusqu'à un certain point. Peu certes savent différencier précisément les identités des divers cannibales. On ne sait pas trop non plus si les cannibales réels de ce monde virtuel sont, eux, éclairés ou non. On aimerait bien au moins qu'ils ne le soient pas.
Bien sûr, l'immense différence entre les victimes des cannibales du temps de Jünger et nous, mis à part la différence abyssale entre les torts subis, est que nous sommes en général des victimes consentantes. La raison en est que nous ne sommes jamais de pures victimes. Pas sûr que nous soyons toujours des cannibalisés cannibales à leur tour, mais nous croyons souvent que ce que nous perdons en étant dévorés est largement compensé par ce que nous gagnons. C'est peut-être vrai mais qui dit que de ce monde où la plupart a de bonnes raisons de penser qu'ils sortent gagnants du jeu, avec seulement la perte de quelques plumes, n'en naîtra pas un autre où la plupart aura de bonnes raisons de penser qu'ils en sortent perdants ?
" Dans la soirée, un chef de groupe a fait un exposé sur la manière dont on essaye, selon toutes les règles de l'art, de tirer les vers du nez aux aviateurs anglais et américain descendus par les nôtres. La technique de ces procédés est répugnante ; nos grands-parents eussent encore considéré comme indigne d'eux de poser la moindre question de ce genre à un prisonnier. Mais aujourd'hui, l'homme est devenu pour l'homme une matière première d'une sorte particulière, une matière dont on tire du travail, des informations ou d'autres choses. C'est un état que l'on peut qualifier de cannibalisme supérieur. On ne tombe pas à proprement parler entre les mains d'anthropophages, quoique cela puisse aussi arriver, mais on est pris dans les méthodes des psychologues, des chimistes et des spécialistes de la recherche raciale, des pseudo-médecins et autre fureteurs de cette sorte. C'est ainsi que d'étranges démons, sur les grands tableaux de Bosch, découpent et dépècent avec leurs instruments les hommes nus qu'ils capturent."
Il semble y avoir donc deux types de cannibalisme supérieur. L'un est éclairé et se sert des hommes qu'il étudie pour produire des vérités dont l'usage va desservir ces mêmes hommes, parce que les actions, appuyées sur ces vérités, ne satisfont que les intérêts des cannibales. L'autre ne fait que nuire aux hommes, en s'imaginant pourtant être justifié par un savoir ici imaginaire. N'entre donc pas dans la catégorie du cannibale supérieur celui qui nuit aux hommes en croyant qu'il leur est bénéfique, on pourra l'appeler le cannibalisme inconscient.
Quant aux cannibalisés, ils peuvent réaliser qu'ils sont dévorés ou non. Pas de doute, dans le contexte où écrivait Jünger, les victimes le savaient. Aujourd'hui, quand on ouvre son ordinateur, généralement on le sait tout autant car circulent sur Internet moult messages sur ses méfaits ; nous sommes donc des cannibalisés éclairés, du moins jusqu'à un certain point. Peu certes savent différencier précisément les identités des divers cannibales. On ne sait pas trop non plus si les cannibales réels de ce monde virtuel sont, eux, éclairés ou non. On aimerait bien au moins qu'ils ne le soient pas.
Bien sûr, l'immense différence entre les victimes des cannibales du temps de Jünger et nous, mis à part la différence abyssale entre les torts subis, est que nous sommes en général des victimes consentantes. La raison en est que nous ne sommes jamais de pures victimes. Pas sûr que nous soyons toujours des cannibalisés cannibales à leur tour, mais nous croyons souvent que ce que nous perdons en étant dévorés est largement compensé par ce que nous gagnons. C'est peut-être vrai mais qui dit que de ce monde où la plupart a de bonnes raisons de penser qu'ils sortent gagnants du jeu, avec seulement la perte de quelques plumes, n'en naîtra pas un autre où la plupart aura de bonnes raisons de penser qu'ils en sortent perdants ?
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