mercredi 3 septembre 2014

Spinoza et Nozick : pierre et molécule conscientes.

On sait qu'en vue de dénoncer la croyance dans le libre-arbitre, Spinoza invente une expérience de pensée :
" Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, sache et pense qu'elle fait tout l'effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, et qu'elle n'est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu'elle le désire " (Lettre LVIII à Schuller).
Imaginons que cette pierre garde sa conscience après avoir touché le sol. A supposer que la cause extérieure qui l'a auparavant lancée soit humaine et en plus sache que la pierre est désormais consciente, tout en n'ayant bien sûr rien perdu de son incapacité naturelle à se projeter elle-même en l'air, cette cause la reprendrait-elle pour lui faire subir un autre jet ?
Je suis porté à penser que, sachant que j'ai à faire à un être matériel conscient, j'y regarderais à deux fois avant de le traiter comme une pierre ordinaire. Vient à l'appui de mon inclination l'attitude que nous avons vis-à-vis des animaux, comparée à celle que nous avons par rapport aux végétaux ou aux êtres sans vie.
Aussi ai-je été étonné de lire quelques lignes de Nozick. Elles sont écrites dans le cadre d'une réflexion sur ce qu'est l'importance, plus précisément celle d'une cause, par exemple d'une action. Nozick rejette l'idée que ce puisse être le nombre des effets qui serve de critère pour juger de l'importance de la cause : " When I speak I am moving and changing the position of millions of air molecules, and these effects continue to cascade down in time. Yet that does not by itself guarantee importance to the utterance." ( The examined life, Simon and Schuster, 2006, p. 172). Mais peut-on soutenir que ce qui fait l'importance du fait initial, c'est le nombre non des effets en tant que tels mais des effets en tant que connus ? C'est dans la discussion de cette hypothèse que Nozick reproduit en un sens l'expérience de pensée spinoziste :
" First, imagine that all molecules have some rudimentary form of consciousness."
C'est alors que l'auteur soutient que l'action humaine ne serait pas jugée en fonction de la conscience ou non des entités qu'elle modifie :
" Would that make our utterances important simply because the millions of molecules were aware of their new positions caused by our speaking ? Wouldn't we instead hold those awarenesses weren't so important and so neither was the the event which caused them ?"
L'argument est donc le suivant : il ne suffit pas qu'une cause produise une infinité d'effets dont on a conscience pour qu'elle soit jugée par cela même importante. Mais si je savais que mes paroles produisent une multiplicité de modifications à des entités qui ont conscience de les subir, comment pourrais-je ne pas leur donner de l'importance ? A dire vrai, je n'envisage pas vraiment la même situation que celle imaginée par Nozick . En effet il se demande ce qui se passerait si on apprenait qu'une action, une fois faite et jugée ordinairement insignifiante, est ressentie consciemment par une multitude indéfinie d'entités et il soutient qu'elle resterait une action insignifiante dont l'impact est connu par ce qui l'a subie. Je me place plutôt avant la profération des paroles : si je savais que mes paroles vont faire bouger des entités conscientes, pourrais-je continuer de les voir comme des actions neutres ou ne serais-je pas conduit à tenir compte des intérêts de ces entités conscientes ?

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