Voici un texte archi-connu écrit par Freud dans L'avenir d'une illusion en 1927 :
" Les doctrines religieuses sont soustraites aux exigences de la raison ; elles sont au-dessus de la raison. Il faut sentir intérieurement leur vérité ; point n'est nécessaire de la comprendre. Seulement ce credo n'est intéressant qu'à titre de confession individuelle ; en tant que décret, il ne lie personne. Puis-je être contraint de croire à toutes les absurdités ? Et si tel n'est pas le cas, pourquoi justement à celle-ci ? Il n'est pas d'instance au-dessus de la raison. Si la vérité des doctrines religieuses dépend d'un événement intérieur qui témoigne de cette vérité, que faire de tous les hommes à qui ce rare événement n'arrive pas ? On peut réclamer de tous les hommes qu'ils se servent du don qu'ils possèdent, de la raison, mais on ne peut établir pour tous une obligation fondée sur un facteur qui n'existe que chez un très petit nombre d'entre eux. En quoi cela peut-il importer aux autres que vous ayez, au cours d'une extase qui s'est emparée de tout votre être, acquis l'inébranlable conviction de de la vérité réelle des doctrines religieuses ? "
Voici maintenant un texte moins connu du philosophe William P. Alston tiré d'un article "Perceiving God" (Percevoir Dieu) publié en 1986 dans The journal of philosophy et traduit par Roger Pouivet dans Philosophie de la religion. Approches contemporaines Vrin 2010 :
" Pourquoi devrions-nous supposer qu'un accès cognitif dont jouit seulement une partie de la population est moins probablement fiable qu'un autre, universellement distribué sur toute la population ? Pourquoi devrions-nous supposer qu'une source comportant des croyances moins détaillées et moins facilement intelligibles est plus suspecte qu'une autre plus détaillée ? A priori, il semble tout aussi vraisemblable que certains aspects de la réalité ne soient accessibles qu'aux personnes qui satisfont certaines conditions, des conditions qui ne sont pas satisfaites par tous les êtres humains, et que cependant d'autres aspects soient également accessibles à tous. A priori, il semble aussi vraisemblable que certains aspects de la réalité ne puissent être appréhendés par des êtres humains que de façon fragmentaire et opaque, et que d'autres puissent l'être de façon presque complète et claire. Pourquoi l'une des prétentions cognitives devrait-elle être considérée avec plus de suspicion que l'autre ? J'accorde que la distribution hasardeuse de ER (expérience religieuse) appelle une explication, tout comme les caractéristiques peu satisfaisantes épistémiquement de ce qu'elle nous apprend. Mais la distribution universelle et la richesse cognitive de PS (perception sensible) appelle également une explication. Dans les deux cas, des explications sont disponibles, puisque, dans un cas comme dans l'autre, ce qui vient des pratiques est utilisé comme explication. Pour ER, la distribution limitée peut être expliquée par le fait que de nombreuses personnes ne sont pas préparées à réunir les conditions morales et existentielles que Dieu a établies pour qu'on prenne conscience de Lui. Et les caractéristique cognitivement insatisfaisantes de ce qui vient de ces croyances s'explique par le fait que que Dieu excède nos pouvoirs cognitifs." (pp. 367-368)
À la lumière de ce texte, Freud peut être accusé de " chauvinisme épistémique - quand on juge de formes de vie étrangères selon leur conformité à une situation familière - une manière de procéder qu'il convient de déplorer aussi bien dans la sphère épistémique que dans la sphère politique." (ibid. p.372)
Commentaires
Si l'expérience religieuse est l'ouverture à une nouvelle source de connaissance dans le sens où elle ouvre à de nouvelles interprétations, elle n'est pas une "capacité", et encore moins cognitive.
2) Un raisonnement circulaire est un raisonnement qui affirme dans ses prémisses ce qu'il prétend conclure. C'est un défaut. Mais il ne faut pas confondre avec un raisonnement qui se fait à partir de croyances qu'il ne justifie pas. Par exemple, c'était le cas des raisonnements de Saint- Anselme de Canterbury qui raisonnait afin de prouver rationnellement l'existence de Dieu à une communauté de moines qui y croyait déjà (qui avait la foi en Dieu). On peut raisonnablement douter de la capacité à raisonner sans un arrière-plan de croyances qui précèdent et fondent les raisonnements justificateurs. C'est un des enseignements qu'on tire de la lecture de De la certitude de Wittgenstein. Quant à l'argument de Freud, il n'est recevable que sur la base de la prémisse que seule la raison donne accès à la vérité, ce qui ne peut pas être justifié par le raisonnement sans tomber dans un cercle vicieux, comme l'a expliqué Karl Popper.
3) Je ne vois pas la relation entre 6ème sens et mutation. Et d'abord de quelle mutation parlez-vous ? Génétique ? Sociale ? Autre ?
"Dieu existe" est une connaissance justifiée par la croyance de certains, et Saint Anselme serait bien en peine d'en faire celle de tous.
Wittgenstein et Popper ne me contrediraient pas, ils auraient plutôt tendance considérer que si de l'excès de formalisme ne découle qu'une scolastique stérile, user de la raison sans lois générales est une source d'ignorance...
2) Qu'un philosophe raisonne en vue de clarifier des problèmes religieux n'implique pas qu'il pense que les athées ne raisonnent pas ! En plus dire que certaines personnes peuvent avoir un accès cognitif que d'autres n'ont pas ne veut pas dire que l'on est méprisant. Sinon de simplement dire qu'il existe des gens qui ont par exemple l'oreille dure reviendrait à les mépriser.
3) Une ER n'est pas une capacité mais pour avoir une expérience, quelle qu'elle soit, il faut la capacité de l'avoir ! Quant aux capacités, elles peuvent en effet être causées par des mutations sélectivement avantageuses.