Laërce a recours à une comparaison inattendue pour faire comprendre l’apport de Platon à la philosophie. Il établit une analogie d’une part entre la tragédie et la philosophie et d’autre part entre les tragédiens et les philosophes.
« De même qu’autrefois dans la tragédie le choeur était d’abord le seul élément dramatique (...), de même aussi la philosophie ne parla d’abord que d’une chose, à savoir la physique. » (III 56)
Si le choeur est essentiellement anonyme, en revanche ce que désigne ici la philosophie, ce sont ceux qu’on appelle aujourd’hui les présocratiques et précisément les quatre philosophes que Laërce présente dans le livre II avant d’en venir au maître de Platon lui-même, je veux dire Anaximandre,Anaximène,Anaxagore,Archélaos. Certes l’analogie est approximative puisqu’elle identifie le choeur (unité de la voix) à la physique, autrement dit l’étude de la nature (identité de l’objet), comme si sujet et objet de l’énonciation pouvaient être confondus.
Puis arriva Thespis. Poète du 6ème siècle, il inventa l’acteur, ce que, on l’a vu, Solon condamna par probité morale (étymologiquement, l’hypocrite est le comédien). Laërce au passage révise à la baisse la raison d’une telle innovation : il se serait agi seulement de « permettre au choeur de reprendre son souffle » (56). En somme, création d’emploi et division du travail.
Le Thespis de la philosophie, c’est donc Socrate : avec lui apparaît l’éthique. Philosopher, ce n’est pas seulement s’enquérir de la nature du cosmos, c’est aussi déterminer comment bien vivre.
L’analogie présentée par Laërce laisse cependant dans l’ombre la relation de l’acteur avec le choeur. Mais puisqu’il s’agit d’une seule et même tragédie, la voix multiple et la voix singulière ne peuvent que se compléter. Cependant peut-on dire que l’éthique complète la physique comme si la philosophie était un puzzle dont on trouve successivement les différentes pièces ? Un stoïcien aurait répondu que le fondement de l’éthique est évidemment la physique et qu’on ne peut marcher droit si l’on ignore le monde dans lequel on se déplace. Mais je ne suis pas sûr que Socrate ait vu l’éthique comme un complément de la physique : à en croire autant Xénophon que Platon, il aurait plutôt mis en garde ses disciples contre l’erreur d’identifier même partiellement la philosophie à l'étude du cosmos.
Puis ce fut autour d’Eschyle de perfectionner la tragédie en inventant le deuxième acteur. Le poète a désormais trois voix pour s’exprimer.
C’est Platon qui dans la philosophie joue le rôle d’Eschyle et ajoute la dialectique. Entendez par là la logique ou la détermination des critères de la vérité. Physique, éthique, logique: on reconnaît ici la triple identité de la philosophie du point de vue des stoïciens.
Ce disant, Laërce réduit considérablement l’apport de Platon qu’il présentait tout autrement dans les premières lignes de ce passage consacré à l' identification des oeuvres platoniciennes. En effet, reprenant le procédé dichotomique cher à Platon lui-même, il faisait alors apparaître l’exubérante richesse de l’oeuvre platonicienne :
« En fait, pour ce qui est du dialogue platonicien, les types les plus généraux sont au nombre de deux : ceux qui ressortissent à l’exposition et ceux qui ressortissent à la recherche. L’exposition se divise en deux autres types : théorique et pratique. De ce groupe, le théorique se divise en physique et en logique, alors que le pratique se divise en éthique et en politique. Par ailleurs, les types qui ressortissent à la recherche sont ceux aussi au nombre de deux : gymnastique et polémique. Le gymnastique présente deux types : maïeutique et critique, alors que le polémique présente comme types : probatoire et réfutatif. » (49)
Reste que si l’innovation de Platon-Eschyle est comparativement un peu maigre, elle « amène la philosophie à sa perfection. » (56)
D’où la faiblesse de l’analogie car, comme l’écrit lui-même explicitement Laërce, vint Sophocle qui ajouta un troisième acteur.
Résumons : une tragédie, une oeuvre à quatre voix ; une philosophie, une voix et trois objets.
Commentaires
Ainsi les lettres ressuscitent l’esprit d’un Socrate subversif, carnavaleux et renverseur de valeurs.
D’un autre côté, avec Nieztsche, on pourrait dire qu’assassiner Socrate n’est pas si mal. Socrate n’a laissé qu’une œuvre : la mise en scène de sa mort. Son plaidoyer dans l’apologie exprime sa haine de l’existence. Rimbaud rapproche Jésus et Socrate dans le même mollard. Il écrit : « Socrate et Jésus, dégoût ! » Je comprends son écœurement, les deux justes ont joué leur mort. Tous deux voulait mourir. Leur suicide déguise une mort héroïque. Malgré l’injustice, il boit la ciguë sans sourcilier. Il se laisse refroidir. Il défend à ses amis de laisser sortir leurs larmes. Pendant qu’il sirote le poison, il bavarde sur l’immortalité de l’âme et de la justice des lois. Le ventre glacé par le venin ingurgité, il voit la mort, il sait qu’il n’a plus qu’un souffle… Pourtant sa dernière parole évoque une dette à rembourser !?! Il meurt en sage mais se suicide en bouffon. Socrate me rappelle Fancioulle (Une mort héroïque, XXVII, Petits Poèmes en prose, Baudelaire ) jouant sa fin. Le Fancioulle baudelairien, condamné à mort doit jouer la mort avant d’être rendu aux mains du bourreau... « Fancioulle fut, ce soir-là, une parfaite idéalisation (...) ce bouffon allait, venait, riait, se convulsait... » Mais comment a fini Fancioulle, lui qui savait par cœur sa mort héroïque ? « Un coup de sifflet aigu, prolongé, interrompit Fancioulle (...) Fancioulle secoué ferma les yeux, puis les rouvrit presque aussitôt démesurément agrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arrière et puis tomba roide mort sur les planches. » Ainsi après la mise en scène, la mort nous gagne et on crève comme tout le monde : l’orbite vide et le cri d’une tête de mort. « Socrate ne répondit plus ; mais quelques instants après il eut un sursaut. L’homme le découvrit : il avait les yeux fixes. »
Il arrive que mes souvenirs se déforment cependant il me semble que les traits de Socrate retenus ont été puisé dans Diogène Laërce. En ce qui concerne ses maîtresses, Socrate avoue dans le Ménexène et dans le Banquet qu’Aspasie et Diotime l’ont éduqué… Je crois aussi que Socrate (ou sa légende) a beaucoup plus inspiré les cyniques qu’Antisthène. Le Socrate de Dion d’ailleurs approche l’idéal cynique.
L’image d’un suicide assisté est bien choisie. J’imagine très bien Jésus mourir en silence réalisant comme Socrate l’échec de la bonne parole. « Alors qu'il arpentait les rues de ce point d'ennui, un essaim de mouches venimeuses l'encercla. L'une d'entre-elle tomba à genoux et réclama un miracle, une autre se prosterna pour obtenir une nouvelle politique, tous s'agenouillèrent pour implorer la connaissance du bien et du mal. Alors Jésus répondit : « N'avez-vous pas honte de bêler après l'inconnu, de courir à l'avenir, de poursuivre le Concept sans jamais songer d'arriver à vous-mêmes ! Qu'importe la politique ! Démocrite en rirait, Héraclite en pleurerait, Jésus s'en fout ! Vous êtes de misérables lépreux sucré car vous croyez en votre maladie : la vanité ! Les troupeaux de babouins grimpent les arbres de la morale et du savoir. Mais une fois arrivé au sommet de leurs discours que montrent-ils ? De leur position, ils exhibent leur érythème fessier, ils éclairent les foules avec les lumières rouges de leur cul. Les têtes humaines se douchent sous les diarrhées jaunes et bleues. Une grêle de gouttelettes putrides suffit pour vous asseoir... Pauvres rebelles agenouillés, le bonheur ne tient pas aux miracles ou à une grande politique mais aux jugements que vous portez sur vous. La béatitude correspond à un rapport de soi à soi. non à la gestion de ses biens ou d'autrui. » Après ses mots, la foule de Bézatha pensa comment châtier le prophète. De son côté, Jésus réalisa, mais un peu tard que la philosophie n'a jamais rien fait venir… »
(Evangile selon Saint Nicotinamide, p. 152)