La relation des parents et de l'enfant peut être éclairée diversement. Je ne suis pas certain qu'aujourd'hui la comparaison avec la relation débiteur/créancier soit très courue. J'ai néanmoins l'idée que, si on y recourait, ce serait pour affirmer qu'on doit tout à son enfant. Il se peut d'ailleurs que cette croyance ait un lien avec la désuétude de l'expression "don de la vie" : plus précisément, si naître n'est en rien un bienfait mais juste un fait, l'enfant n'a pas à être reconnaissant à l'égard de ses parents de lui avoir donné naissance ; pire, s'il s'avère comme une donnée indiscutable que "la vie est dure", engendrer a quelque chose du méfait et la dette des parents à l'égard de l'enfant se justifie alors comme dédommagement jamais achevé pour avoir été la cause de cette expérience de la douleur chronique, pire critique, de vivre. Mais ce ne sont là qu' hypothèses, peut-être même divagations.
En revanche il est vrai qu'Aristote dans l'Éthique à Nicomaque (1162a 5-10) identifie les parents aux "auteurs des plus grands bienfaits" reçus par l'enfant, et la précision suit : "l'existence, la nourriture et l'éducation dès la naissance" (Flammarion, 2014, p.2170), ce qui conduit le philosophe à établir une analogie entre d'une part la relation dieux / hommes et d'autre part la relation parents / enfants. Dans les deux cas, la dette ne peut être comblée, tant la créance dépasse en proportion tout ce qu'il est possible de donner pour l'équilibrer. Parlant autant des dieux que des parents, Aristote écrit : " Nul ne pourrait en effet leur rendre jamais ce qu'ils méritent." (1163b 15-20). Le meilleur dans ce cas, écrit-il, est de faire tout son possible, en sachant lucidement que ce possible ne suffit pas à équivaloir au cadeau de la naissance et de la vie entretenue et éduquée. C'est en ayant à l'esprit cette représentation de la dette illimitée de l'enfant vis-à-vis des parents que l'on peut comprendre la conception (étrange à nos yeux, contemporains de l'idée d'une dette en sens inverse) qu'Aristote se fait du reniement par un père de son fils.
Mais de quoi s'agit-il ? Voici à ce sujet la note de Jules Tricot, inspecteur du contentieux à la SNCF, dans sa remarquable édition du texte en question (Vrin, 1959, p.429) :
" Sur l'άποκήρυξις, déclaration publique du père entraînant l'exhérédation de son fils, cf Lois, XI, 928 e. L'abdicatio filii, sur laquelle on est mal renseigné, sanctionnait le manque de respect pour les parents."
Dans le passage des Lois , Platon n'exclut pas du code de la cité juste ce droit paternel de renier le fils, mais il explique qu'il devrait être limité et très encadré. Manifestement Platon identifie l'exercice de ce droit à une perte économique pour le fils rejeté, aussi envisage-t-il de rendre légale pendant dix ans après le reniement officiel l'adoption du fils par un autre citoyen (cette mesure conservatoire doit plus être pensée comme justifiée par un impératif de stabilité économique que par une considération morale : en effet le nombre de domaines étant fixé à 5040, le reniement du fils privé de ressources conduirait ou à l'expatriation ou à la création d'un nouveau domaine, possibilité immédiatement exclue par l'Étranger).
Ayant pris connaissance de cette réflexion platonicienne sur le reniement, on est surpris de lire à quoi Aristote, lui, le compare. De manière cohérente avec le choix de la comparaison de la relation père/fils à une relation créancier/débiteur, il identifie le reniement à une suppression unilatérale de la dette et donc à une libération du fils par rapport aux obligations surhumaines qui pèsent sur lui dans la relation avec son père :
" (...) Un fils n'a pas la permission de renier un père, alors qu'un père peut renier son fils. Un débiteur en effet doit acquitter sa dette ; or un fils n'a rien à son actif qui vaille les bienfaits reçus de son père, de sorte qu'il reste toujours son débiteur. Mais ceux à qui l'on doit ont liberté de remettre une dette ; donc le père aussi." (1163b 15-25)
Manifestement Aristote ne considérait pas que les bienfaits des parents à l'égard des enfants devaient dépasser le temps de la dépendance "biologique" : au-delà de la limite naturelle, l'enfant est endetté à vie, tenu de rembourser sans fin ses parents. Dans cet esprit, Aristote reconnaît, c'est logique, que c'est très imprudent de la part du père d'annuler la dette, vue l'aide virtuelle et illimitée que représente le fils enchaîné.
Certes, depuis Aristote, le monde a changé mais il se peut que quelques enfants aujourd'hui aient en tête - mais à leur bénéfice désormais - cette vue précautionneuse de père aristotélicien !
Commentaires
Félicitations et longue vie !..
Ceux qui y voient des billevesées pensent-ils comme Hadot et Foucault ?
Quant à Foucault, j'espère qu'il n'était pas foucaldien et que Hadot n'était pas hadiste ; je crois même qu'on peut trouver dans certains de leurs textes des passages anti-foucaldiens et anti-hadistes.
J'ai aimé par exemple lire Le courage de la vérité de Foucault sur le cynisme car j'ai eu l'impression que par endroits il cherchait à connaître le vérité (au sens ordinaire) sur le cynisme et qu'il éclairait en tout cas le chercheur.
Il ne faut pas que les mauvais disciples et leur intempérance théorique empêchent de chercher dans les maîtres ce qu'ils ont pu apporter de mieux.
C'est sûr que si on veut penser comme Foucault ou comme Hadot ou comme n'importe qui , aussi prestigieux qu'il soit, on est mal parti. On doit juste essayer de penser le mieux possible en respectant la vérité.
Quant aux auteurs Hadot ou Foucault , aussi subtils soient ils - subtils, forcément subtils - disent ils oui ou non que le but principal de la philosophie grecque n'est pas de parvenir à une connaissance théorique du monde, mais que la visée de cette philosophe a toujours été une sagesse pratique, celle du souci de soi, via des exercices spirituels ? Si c'est un simplification, alors il faut conclure que ce sont des auteurs simplistes.
Concernant la philosophie grecque, sa visée est la connaissance théorique du monde et grâce à cette connaissance qu'on peut appeler scientifique, de manière un peu anachronique, elle est en même temps de permettre d'accéder à une vie meilleure. En restant dans l'anachronisme, on pourrait parler de morale scientifique !
Si je lis pour aller vite la quatrième de couverture de Qu'est-ce que la philosophie antique ?, j'apprends que "la philosophie procède toujours d'un choix initial pour un mode de vie, d'une vision globale de l'univers, d'une décision volontaire de vivre le monde avec d'autres, en communauté ou en école". Hadot ajoute : " de cette conversion de l'individu découle le discours philosophique qui dira l'option d'existence comme la représentation du monde."
Un tel texte subordonne la théorie au rang de justification a posteriori (rationalisation ?) d'un choix existentiel (de type sartrien ?) qui en l'absence de bonnes raisons théoriques a quelque chose d'irrationnel.
Si on appelle hadiste une telle position, elle me paraît en effet non conforme à la philosophie grecque qui est une recherche de connaissance de la vérité en vue de vivre en accord avec celle-ci.
La position hadiste en question ne me paraît pas tenable, c'est pour cela que j'espére que Hadot n'a pas été complètement hadiste. Que ceux qui connaissent l'oeuvre de Hadot dans tous ses détails disent si ces formules citées plus haut gauchissent la position d'Hadot ou la reflètent parfaitement.
Quant à Foucault, reste que même s'il a pris cette position hadiste, ses cours sur la philosophie grecque abondent en remarques intéressantes, ce qui ne veut pas dire vraies, je vous l'accorde complètement ! C'est à voir au cas par cas.
si les travaux théoriques auxquels les plus grands philosophes grecs se sont consacrés ne sont que des manières de justifier leurs choix de vie et des annexes à leurs exercices spirituels et autres gymnastiques eudémoniques , alors pourquoi se sont ils consacrés aux mathématiques, à la physique, à la logique et à la spéculation métaphysique? En quoi ces activités ne sont elles pas théoriques, et si elles le sont, en quoi sont elles des instruments d'une sagesse seulement pratique? Certes les mathématiques et la métaphysique peuvent nous donner accès à un topos noetikos dans lequel le sage peut trouver son bonheur spirituel, mais ce sont des études difficiles. en quoi l'étude des syllogismes modaux par exemple contribue-t-elle à une quête spirituelle au sens de Hadot? Cela n'empêche pas Hadot d'avoir raison pour 50% de la production philosophique antique.
Rendre justice à Pierre Hadot était l'intention initiale : voilà maintenant qu'on se contente du cas par cas pour sauver ce qui peut l'être de sa philosophie. C'est ce qui s'appelle une manœuvre de repli...
Il est temps de passer à autre chose ?
Quant à passer à autre chose, je vous en prie, faites-le, en m'accordant par exemple une réponse à la question suivante : trouve-t-on comme je l'espère des textes non hadistes de Hadot ?
Ce que vous appelez manoeuvre de repli peut être plus aimablement vu comme gain de lucidité. Mais aux hadistes d'intervenir !
Quant à l'épicurien, comme vous le savez, il dénonce en effet le désir de la connaissance théorique comme fin en soi (à cause du souci incessant de découvrir de nouvelles vérités), il n'est donc pas un chercheur. En revanche c'est un scientifique réaliste qui justifie par sa connaissance vraie des atomes ses positions éthiques.
Certes, si on prend les oeuvres de Platon et d'Aristote, il y a manifestement une indépendance de la recherche théorique par rapport à la question du mode de vie juste.
Bien sûr dans l'Apologie de Socrate, le thème du souci de soi est explicite mais il est lié à une volonté de connaître la vérité. Cependant le Parménide est de la pure recherche métaphysique. Il faut donc prendre tout Platon au sérieux.
Mais je vous donne entièrement raison : ici on ne badine pas. Je vais donc jouer ailleurs...
Merci sincèrement pour vos réponses et votre patience.
Le stoicien renforce sans doute son sens de l'unité de la nature en l'étudiant. Mais pourquoi se fatiguerait il à faire de la spéculation logique s'il peut parvenir au même but sans se livrer à des travaux théoriques ?
Pourquoi, si je cherche la sagesse et l'unité du monde, ne monte-je pas plutôt sur le sommet du Taygète pour contempler la beauté du paysage, plutôt que de me casser la tête sur des sorites?
Pourquoi aller , comme Aristote, passer des jours entiers à faire de la biologie marine, si mon but est d'atteindre la paix spirituelle ?
Le gangster qui prépare le casse du siècle a un but. Le mathématicien aussi. Mais ce n'est pas le même.