Ne plus utiliser le conditionnel passé pour décrire ce qu'on a vécu, c'est difficile mais c'est faisable. En revanche on ne peut pas se passer du conditionnel présent quand on délibère à propos de ce qu'on doit faire, que ce " doit " renvoie à une réflexion prudentielle (on cherche à agir efficacement en vue d'atteindre ses buts) ou à une réflexion morale (on cherche à agir bien). En effet, en fonction des hypothèses imaginées, on formule ses actions au conditionnel présent (" je ferais x si a ou je ferais y si b, etc "). Ce qui veut dire qu'on imagine une multiplicité d'actions possibles réalisables, dans l'ignorance de la seule action déterminée à se réaliser.
Naturellement, sauf à tomber dans une sorte de fatalisme paresseux et faux, la délibération est une des causes nécessaires de l'action qui se réalisera. Cause précieuse comme en témoigne l'appel à réfléchir avant d'agir. Mais alors il faut accepter le fait que croire faussement dans une multiplicité de possibles réalisables est une condition du succès pratique. Ne pas y croire serait paralysant.
On notera que, s'il m'est indispensable de croire que je dois choisir parmi une multiplicité d'actions également réalisables, le succès de l'action choisie est, lui, conditionné par la connaissance des déterminations qui la rendent efficace. Prenons un exemple simple : cuisinier, je délibère sur l'opportunité de faire tel ou tel plat pour telle occasion mais, une fois élu, le plat n'est faisable correctement que si j'ajuste mon action à ses lois de production.
Pour résumer, vivre en déterministe au quotidien coûte des efforts quand il s'agit de penser à ses actions passées (un d'entre eux est de supporter la blessure d'amour-propre causée par la disparition de l'aura héroïque du libre-arbitre) mais n'est pas faisable au moment de décider de ses actions à venir. La croyance dans la contingence de ses actions à venir apparaît comme essentielle à l'action humaine. Or, d'un point de vue déterministe, elle est fausse car il est incohérent de croire dans la nécessité de mes actions passées et dans la contingence de mes actions futures.
La comparaison esquissée à la fin du billet précédent entre la vue naïve sur soi - croire qu'on est doté d'un libre-arbitre - et la vue naïve sur le soleil - croire qu'il tourne autour de la Terre - doit être affinée. En effet perdre l'illusion concernant le soleil est un gain pour la pensée et l'action, alors que perdre l'illusion concernant le libre-arbitre, gain pour la pensée, revient à rendre impossible l'action humaine (réussie ou non).
Ainsi le déterministe radical, à la différence de l'indéterministe, est-il condamné à penser doublement et contradictoirement son action. Au cœur de l'action, il croit avoir à sa disposition une multiplicité de possibles réalisables, parmi lesquels il en promouvra un, le hissant du statut de réalisable à celui de réalisé. Après l'action, il sait que cette croyance est à la fois fausse et indispensable à l'action et plus généralement à la vie.