" Nous n'avons pas tous la bonne fortune d'avoir été élèves de Brochard, de Boutroux ou de Bergson. Cependant nous avons presque tous gardé un bon souvenir de notre année de philosophie. Notre professeur manquait peut-être de génie, mais nous ne nous en apercevions pas. Son éloquence était quelquefois plate et répandait l'ennui ; elle nous paraissait admirable et nous chantions ses louanges autour de nous. À vrai dire, cette admiration était surtout rituelle : elle témoignait de notre respect pour la philosophie plus que de notre zèle à l'étudier. Nous n'écoutions pas toujours ces leçons si vantées. Mais, après des années chargées de travaux, la classe de philosophie semblait une oasis de repos. Peu de matières d'enseignement ; chaque semaine dix heures de philosophie pendant lesquelles il était souvent possible de lire, de dormir ou de rêver. Le professeur ne changeait guère ses formules et répétait tous les ans les mêmes leçons. Un camarade obligeant nous avait passé le cours de l'année précédente. Nous faisons semblant d'écrire, - le refus de prendre des notes eût paru insultant à notre maître, - mais souvent nous lisions le roman caché sous notre cahier. Parfois cependant la classe s'animait et le souffle de l'esprit paraissait l'agiter soudainement. Le professeur avait posé quelque grand problème métaphysique, moral ou social et il demandait notre avis. Fiers de participer aux fêtes de la pensée, nous répondions avec feu, nous discutions passionnément sans toujours bien comprendre l'objet du débat. Ainsi nous prenions goût aux controverses où s'épuise encore la force de nos politiques et nous devenions sophistes à notre insu. De retour à la maison, nous étonnions nos parents par force paradoxes naïfs qui les irritaient après les avoir amusés un instant. Ils souriaient quand nous leur démontrions que le monde extérieur n'existe pas. Ils étaient inquiets quand nous discutions les règles morales et l'ordre de la société.
Cependant, quelquefois, surtout à Paris, nos conversations avec des camarades élevés dans d'autres collèges nous jetaient dans la perplexité. Il y avait beaucoup de professeurs de philosophie et ils ne se ressemblaient pas. L'un pratiquait la méthode socratique: le cours semblait naître et se former par la collaboration des auditeurs. Le maître n'intervenait que pour résumer les conclusion d'un débat qu'il n'avait pas cessé de diriger discrètement. Il en résultait quelque désordre, mais ayant l'illusion de participer à l'enfantement de la vérité, les élèves se prenaient pour des penseurs et ils en tiraient de la fierté. Ailleurs, le professeur dictait un sommaire puis le commentait librement. Certains parlaient tout le temps et trouvaient à peine, à la fin de la classe, quelques minutes pour les interrogations. La sécheresse d'un cours faisait contraste avec la prolixité d'un autre. Chacun philosophait suivant son tempérament. Le dialecticien, l'érudit, l'orateur se manifestaient à leur façon. Jamais aucun enseignement n'a donné davantage l'impression de la fantaisie et même de l'incohérence.
Même variété dans les doctrines. Nos lycées ont connu des maîtres de toute observance, catholiques, idéalistes, positivistes, criticistes, bergsoniens, sociologues... L'importance donnée à chaque partie du cours variait à l'infini. Ici, la logique seule occupait deux trimestres entiers ; tel professeur ne s'intéressait qu'à la psychologie, ou voulait réformer l'État. Tous avaient leurs manies bientôt connues et exploitées par des observateurs subtils. On y trouvait l'occasion de les faire parler et d'esquiver leurs questions. Ainsi la philosophie scolaire n'a pas connu d'orthodoxie et nos collèges n'ont pas enseigné une doctrine d' État. »
Cependant, quelquefois, surtout à Paris, nos conversations avec des camarades élevés dans d'autres collèges nous jetaient dans la perplexité. Il y avait beaucoup de professeurs de philosophie et ils ne se ressemblaient pas. L'un pratiquait la méthode socratique: le cours semblait naître et se former par la collaboration des auditeurs. Le maître n'intervenait que pour résumer les conclusion d'un débat qu'il n'avait pas cessé de diriger discrètement. Il en résultait quelque désordre, mais ayant l'illusion de participer à l'enfantement de la vérité, les élèves se prenaient pour des penseurs et ils en tiraient de la fierté. Ailleurs, le professeur dictait un sommaire puis le commentait librement. Certains parlaient tout le temps et trouvaient à peine, à la fin de la classe, quelques minutes pour les interrogations. La sécheresse d'un cours faisait contraste avec la prolixité d'un autre. Chacun philosophait suivant son tempérament. Le dialecticien, l'érudit, l'orateur se manifestaient à leur façon. Jamais aucun enseignement n'a donné davantage l'impression de la fantaisie et même de l'incohérence.
Même variété dans les doctrines. Nos lycées ont connu des maîtres de toute observance, catholiques, idéalistes, positivistes, criticistes, bergsoniens, sociologues... L'importance donnée à chaque partie du cours variait à l'infini. Ici, la logique seule occupait deux trimestres entiers ; tel professeur ne s'intéressait qu'à la psychologie, ou voulait réformer l'État. Tous avaient leurs manies bientôt connues et exploitées par des observateurs subtils. On y trouvait l'occasion de les faire parler et d'esquiver leurs questions. Ainsi la philosophie scolaire n'a pas connu d'orthodoxie et nos collèges n'ont pas enseigné une doctrine d' État. »
Certes ces lignes laissent transparaître un mépris amusé mais, quand on n'a pas encore lu le reste de l'article, elles font sourire ; en tout cas, elles sont une description vivante qui, soixante-dix ans après leur publication, gardent une part d' actualité, même si l'auteur, né en 1876, se proposait de rapporter seulement ce qui passait vers 1900.
C'est un professeur de philosophie à la Sorbonne qui les a écrites dans La revue des deux mondes en novembre 1943 : ce professeur, qui a travaillé sur Spinoza et la philosophie grecque, débute, par ces lignes plutôt aimables, un article qui se révélera bien vite abject sur L'enseignement de la philosophie. Cet homme de 67 ans s'appelle Albert Rivaud et a été ministre de l'Éducation Nationale dans le premier gouvernement Pétain.
J'avais été étonné qu' à la session du bac 1943 dans l'Académie de Grenoble on donnât comme sujet aux lycéens, de Pétain un texte idéologique métamorphosé pompeusement pour l'occasion en maxime. Or, Albert Rivaud a, quelques mois plus tard, élevé encore plus haut Pétain en le hissant, dans les dernières lignes de l'article déjà cité, au rang de sage classique :
C'est un professeur de philosophie à la Sorbonne qui les a écrites dans La revue des deux mondes en novembre 1943 : ce professeur, qui a travaillé sur Spinoza et la philosophie grecque, débute, par ces lignes plutôt aimables, un article qui se révélera bien vite abject sur L'enseignement de la philosophie. Cet homme de 67 ans s'appelle Albert Rivaud et a été ministre de l'Éducation Nationale dans le premier gouvernement Pétain.
J'avais été étonné qu' à la session du bac 1943 dans l'Académie de Grenoble on donnât comme sujet aux lycéens, de Pétain un texte idéologique métamorphosé pompeusement pour l'occasion en maxime. Or, Albert Rivaud a, quelques mois plus tard, élevé encore plus haut Pétain en le hissant, dans les dernières lignes de l'article déjà cité, au rang de sage classique :
" Un Chef glorieux, survivant d'un âge meilleur et formé par une méditation solitaire, a retrouvé en lui-même, à l'heure la plus douloureuse, la sagesse qui soutient les nations. Assumant sans peur les responsabilités les plus lourdes, il a osé dire la vérité. Ses conseils, ses ordres sont marqués de l'empreinte classique.
Ne cessons pas de considérer ce modèle quand nous cherchons à nous réformer. Oubliant les pédants qui avaient corrompu jusqu'à notre pensée, tâchons de le suivre, selon nos forces, dans la ligne de nos meilleures traditions. »
Ne cessons pas de considérer ce modèle quand nous cherchons à nous réformer. Oubliant les pédants qui avaient corrompu jusqu'à notre pensée, tâchons de le suivre, selon nos forces, dans la ligne de nos meilleures traditions. »
Le léger sourire laisse la place au franc dégoût. À dire vrai, dans le corps de l'article, Albert Rivaud a préparé cette apothéose :
« Un homme d'État véritable, un chef de guerre méritent le nom de philosophes. Platon n'a pas sans raison rapproché le philosophe du politique. La force du caractère n'est chez le second que la forme visible de la force de l'esprit. Tous eux ont la faculté de dominer les détails et de voir les ensembles, de comparer, de ramener à une même idée les objets en apparence éloignés les uns des autres. Surtout leur pensée porte naturellement vers les sommets. Elle gagne ces points dominants d'où on embrasse toute une contrée, d'où le particulier et l'éphémère se fondent dans le permanent et l'universel. Une lumière paisible, celle de l'ordre et du bien, baigne le paysage et le remplit de sérénité. »
Platon n'avait pas donné d'identité au prisonnier parvenu à sortir de la caverne et à contempler le Bien. Grâce à Albert Rivaud, traducteur et bon connaisseur de Platon, je la connais enfin : il s'appelle Philippe Pétain.
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