Dans l'excellente anthologie de Pierre Bayle que Marcel Raymond a publiée en 1948 dans la collection Le cri de la France chez Egloff à Paris, je lis un extrait d'une lettre à Minutoli du 27 septembre 1674 (l'auteur a 26 ans). Le problème traité est celui du moyen de moraliser les hommes ; certains pensant qu'il faut prendre les animaux en exemple, Pierre Bayle, ne suivant pas sur ce plan Montaigne, met en garde :
mercredi 8 septembre 2021
À qui prend les animaux comme modèles ou exterminer les monstres avec une machoire d'âne.
mercredi 1 septembre 2021
Cosmopolitisme à des fins théoriques.
Dans son Dictionnaire historique et critique, Pierre Bayle écrit :
" Un Historien en tant que tel est comme Melchisedec, sans père, sans mère et sans généalogie. Si on lui demande: " D'où êtes-vous?" il faut qu'il réponde: ''Je ne suis ni François, ni Allemand, ni Anglois, ni Espagnol, etc., je suis habitant du monde, je ne suis ni au service de l'Empereur, ni au service du Roi de France, mais seulement au service de la Vérité; c'est ma seule Reine, je n'ai prêté qu'à elle le serment d'obéissance: je suis son Chevalier voué "» (Usson, F)
Le cosmopolitisme cynique visait à ancrer dans le local et le temporel des croyances et des actions prises à tort pour légitimes par les hommes ordinaires; celui défendu par les Stoïciens, dans la continuité du premier, avait la même conséquence morale : sous des héritages culturels différents, voire opposés, tous les hommes sont identiques par la raison, ce qui permet à chacun de pouvoir accéder - qu'il les découvre ou qu'on les lui communique - à des raisons vraies et permanentes. Avant de supporter le fou, il faut donc tenter de le faire bien raisonner.
Comme les deux précédents, le cosmopolitisme de Pierre Bayle est une norme : " je dois être un habitant du monde ", mais sa finalité, dans les lignes citées, est au service du savoir à venir, en vue de lui assurer l'objectivité ; c'est ce cosmopolitisme qui fait du dictionnaire de Pierre Bayle un dictionnaire critique ; protestant, il a rendu compte équitablement des livres catholiques. Mais Pierre Bayle n'a pas été au-delà de toute culture possible, à la différence du cynique ancien, il a habité, lui, un camp : celui des réformés dont il respectait les usages et dont il partageait à première vue les croyances ; il s'est soumis aussi à l'autorité indiscutée de Louis XIV. Son rationalisme de calviniste, héritier de la Bible, était donc bien différent de celui des Stoïciens auxquels la raison, par elle seule, était supposée faire connaître le fin mot de l'Univers.
mardi 31 août 2021
Contexte de découverte et contexte de justification.
Élisabeth Labrousse dans le deuxième tome magistral consacré à Pierre Bayle rappelle deux textes de ce dernier, qu'on devrait sans cesse avoir à l'esprit aujourd'hui encore :
" La force ou la foiblesse des objections est quelque chose d'interne et qui ne dépend nullement ni des vertus, ni des vices, de celui qui les propose. Un homme pieux ne rend point solide un mauvais raisonnement: un impie ne rend point mauvaises les bonnes raisons»
" On ne prend pas assez garde que la force d'une preuve ne depend pas de la disposition d'esprit de celui qui la propose." ( Martinus Nijhoff, La Haye, 1964, p. 28 )
Distinguer la valeur d'une raison de la valeur de celui qui l'énonce est une des règles de l'esprit rationnel, ce qui revient à ne pas faire dépendre des raisonneurs la vérité des raisons.
mercredi 7 avril 2021
Les limites des bienfaits apportés au " sac de peau " ou ne pas tout miser sur le système vaso-dilatateur.
mardi 6 avril 2021
Wittgenstein : " Je ne suis pas wittgensteinien ".
À Sylvain C., assez inspiré pour m'avoir offert le livre de W.W. Bartley III un jour d'août 2015 !
dimanche 4 avril 2021
Un tapis de prière platonicien.
C'est un rêve de Wittgenstein que William W. Bartley III rapporte dans Wittgenstein : une vie, 1973, Paris, éditions Complexe, 1978, p. 28) :
" Il faisait nuit. J'étais à l'extérieur d'une maison dont les fenêtres resplendissaient de lumière. Je me dirigeai vers une fenêtre pour regarder à l'intérieur. Là, sur le plancher, je remarquais un tapis de prière d'une beauté exquise que j'eus le désir immédiatement d'examiner. J'essayai d'ouvrir la porte de devant, mais un serpent sortit d'un bond pour m'empêcher d'entrer. J'essayai une autre porte, mais là aussi un serpent s'élança pour me barrer la route. Des serpents apparurent également aux fenêtres et s'opposèrent à toute tentative d'atteindre le tapis de prière."
L'auteur de l'ouvrage paraît enclin à une lecture freudienne (" Son élément central est une forme qui rappelle assez celle d'un pénis en érection."). Pas vraiment appâté par l'amorce, je vois plutôt dans ce récit une variante de l'allégorie de la caverne, avec des différences notables bien sûr : entre autres, l'accès au Précieux semble pouvoir être immédiat, même si rien n'interdit de penser le tapis comme l'intermédiaire lent entre le priant et le prié ; les contraintes hostiles sont externes et non internes (ça fait plus jeu vidéo) ; les animaux y jouent un rôle décisif alors que dans l'allégorie platonicienne, que pourrait être l'accès au serpent, sinon la perception de l'ombre du faux serpent manipulé par le mauvais connaisseur de l'animal ? L'objet désiré semble être observable, analysable, examinable : il ne paraît pas prenant, absorbant, fascinant.
Certains y verront les anti-serpents du serpent biblique, sauf à penser que leur morsure possible est une forme subtile de tentation.
mardi 23 février 2021
Les essences platoniciennes contre les abstractions nationalistes : pour l'identité de l' Hêtre, contre l'identité française !
On ne doit pas lire Pierre Drieu La Rochelle en enfant de choeur !
Aussi ai-je conscience que le sens donné par moi au passage suivant de Gilles (1939), fait excessivement la part belle aux Formes platoniciennes aux dépens de celle, prééminente et superbe, que les personnages qui dialoguent (Gilles et son maître, le père Carentan), ainsi que vraisemblablement l'auteur lui-même, faisaient à la Terre, ou, plus précisément, à quelque chose comme une France déchue mais digne d'être éternelle.
Reste qu' une fois cette infidélité avouée, je m'autorise à lire ces lignes comme invitant à distinguer les essences véritablement éternelles des constructions sociales et des idéaux historiques !
- Des hommes, en tout cas, toujours...
mercredi 10 février 2021
Quand les astres sont des stars : comment Pierre Drieu La Rochelle revisite la chute de Thalès.
" Les parents de Myriam Falkenberg étaient riches et avaient cru prendre grand soin de son éducation. Mais ils ne s'aimaient pas et ne l'aimaient pas. Sa mère n'aimait pas plus son père qu'aucune autre personne au monde. D'abord elle avait voulu être riche ; ensuite faire de la peinture ; puis, connaître des duchesses ; plus tard encore, être pauvre (cela consistait à fréquenter de riches ministres socialistes). Elle admirait qu'un homme fût un grand médecin, ou fît un grand voyage ; mais l'être sensible derrière la parade des gestes, elle l'ignorait. Comme l'astronome prêt à tomber dans un puits, elle était éblouie par un firmament de signes sociaux. Elle s'était tôt désintéressée de sa fille qui ne saurait pas acquérir une situation brillante. Ses deux fils, qu'elle préférait, elle ne les avait pas plus approchés. Toutefois, elle avait jugé convenable de mourir de chagrin quand leur nom avait paru dans la liste des morts, au Figaro." (Gilles, Gallimard, 1939, Folio, p. 53-54)
On mesure l'inversion réalisée par Drieu La Rochelle en se rappelant de la cécité sociale qui caractérise ceux que Thalès symbolise dans le Théétète de Platon. Ainsi sont décrits " ceux qui perdent leur temps dans la quête du savoir " (173 c) :
" Ceux-là, oui, depuis leur jeunesse, d'abord ils ne savent pas le chemin pour se rendre au lieu de l' Assemblée, ni où se trouve le tribunal, le Conseil, ni un autre lieu où la cité s'assemble en commun ; lois et décrets, que ce soit au moment où ces assemblées en parlent, ou une fois promulgués, ne frappent ni leur vue, ni leur ouïe ; les efforts des partis pour s'assurer les magistratures, leurs réunions, les repas, les fêtes qu'ils organisent avec des joueuses de flûte, même en rêve cette activité ne leur vient pas à l'esprit. Et l'un d'entre eux connaît-il le bonheur ou le malheur dans la cité, ou l'entre d'entre eux a-t-il quelque handicap qui lui vient de ses ancêtres, soit par les hommes, soit par les femmes : il en est plus ignorant que du nombre de pintes, comme on dit, contenues dans la mer. Et tout cela, il ne sait même pas qu'il ne le sait pas. Car ce n'est même pas pour le plaisir d'être tenu en haute estime, qu'il s'en désintéresse : c'est qu'en fait son corps seul gît dans la cité, il y réside en étranger ; sa pensée, qui tient tout cela pour peu de chose et même pour rien, en éprouve du dédain, elle qui vole en tous sens, géomètre dans " les profondeurs de la terre ", comme dit Pindare, et sur ses étendues, astronome " au surplomb du ciel ", explorant enfin sous tous ses aspects la nature entière de chacun des êtres en général, sans s'abaisser elle-même vers rien de ce qui l'environne." (Théétète, Oeuvres complètes, Flammarion, 2008, p. 1930-1931)
jeudi 28 janvier 2021
Pierre Jouguelet : Aldous Huxley, le saint et le platonicien.
Pierre Jouguelet (1913-1975) est peu connu. Né à Auxonne le 5 février 1913, élève de l' École Normale Supérieure de 1933 à 1936, agrégé de philosophie en 1936, prisonnier de guerre en Allemagne de 1940 à 1945, professeur de philosophie au Lycée du Parc de 1945 à 1973 - dans les dernières années il enseignait en Hypokhâgne -, il a écrit quelques articles, deux textes théoriques et un roman Les Jardins suspendus publié par Jean Lacroix en 1976 à L'âge d'homme. C'est sur son Aldous Huxley (1948, Les Éditions du Temps Présent) que je voudrais attirer l'attention.
À lire l'ouvrage de Pierre Jouguelet, on découvre d'abord un critique puissant mais discret et rigoureux donc attentif à ne pas impressionner ni au niveau des mots ni au niveau des thèses : appuyé sur une ample culture classique, Pierre Jouguelet situe principalement Aldous Huxley par rapport à Dostoïevski, Gide, Claudel, Bernanos pour la littérature mais aussi par rapport à Hegel, Marx et Bergson, et surtout par rapport au catholicisme qui est sa foi.
Les lignes qui suivent situent la libération espérée par Huxley par rapport à Platon et au christianisme :
À lire les pages de Pierre Jouguelet, on en vient à se dire qu' Aldous Huxley devrait être plus lu, plus connu et moins réduit à son Brave New World et on se demande même s'il ne faudrait pas le hisser aussi haut que George Orwell. Cette impression est-elle seulement causée par la qualité du critique qui l'analyse ou par la valeur intrinsèque de l'oeuvre ?
lundi 14 décembre 2020
Cioran sur Diogène et Bouddha
Émile Cioran écrit le 4 novembre 1970 dans son cahier :
Quand on lit ce que Diogène Laërce rapporte à propos de Diogène de Sinope dans le livre VI des Vies et doctrines des philosophes illustres, en effet on a le sentiment que Diogène était sacrément provocateur comme semblent l'avoir été aussi Antisthène, Cratès, Hipparchia. Avec raison, Cioran réalise que ces mises en scène n'avaient rien de gratuit : elles montraient une doctrine. Mais on surestime peut-être la valeur que les cyniques donnaient à ce que Cioran appelle leurs " extravagances ". En effet, pour nous, qui ne disposons plus de leurs textes, elles ont le monopole de l'autorité et nous apprennent ce qu'ils tenaient pour vrai, un peu comme si, tous les textes sacrés de la chrétienté disparaissant, on en était réduit à ausculter le sens des vitraux, des peintures, etc. En réalité, au moment même où Diogène faisait son numéro, il écrivait des textes : dialogues, tragédies, traités, lettres, dont nous n'avons plus que les titres. Certes des oeuvres de ces listes que Diogène Laërce nous a fait connaître lui ont été attribuées à tort (cf à ce sujet la notice exhaustive que lui consacre Marie-Christine Hellmann dans le deuxième volume du Dictionnaire des philosophes antiques (CNRS Éditions, 1994). Mais on ne doute pas du fait que Diogène de Sinope, à la différence de Socrate, a voulu écrire et l'a bel et bien fait, ce qui enlève nécessairement un peu de relief à son côté poseur.
Quant à la comparaison avec le Bouddha, qu'en penser ? Vaste sujet ! Qu'il ait voulu sauver les hommes, on peut l'accorder ! Il est douteux en revanche qu'il n'ait pas eu de doctrine cohérente. Encore une fois, attention à ce que le côté clown ne cache pas le penseur. Penseur que la tradition fait héritier de Socrate et d'Antisthène, même si la recherche fait douter de cette généalogie simplificatrice, en partie diffusée par Diogène Laërce. En revanche l'opposition entre liberté immédiate et libération infinie semble tenir la route : devenir cynique paraît plus accessible et plus court que d'atteindre le nirvana. Une autre différence qui saute aux yeux : le cynique aboie et mord. Sans être malveillant, il tend à mépriser et à ridiculiser (Montaigne a sans doute raison d'écrire au chapitre 50 du premier livre des Essais que Diogène estimait les hommes autant que " des mouches ou des vessies pleines de vent "). Rien d'étonnant, vu que l'extinction de tous les désirs n'est pas à son programme : il veut juste se débarrasser de tous les attachements artificiels mais il n'a rien contre la vie. D'où ces agressions menées quelquefois contre les gens trop ordinaires pour les inciter à vivre plus simplement, plus raisonnablement. Cela va de soi que ces équipées hostiles sont aux yeux du bouddhiste des passions dont il faut se défaire.
dimanche 13 décembre 2020
Soigner son image de marque !
Michel Leiris, à la fin de sa vie en 1988 (il a 87 ans), se décrit sans indulgence dans une série de notations intitulées avec humour " images de marque ", en voici quelques-unes, qui frappent par leur lucidité sans concession :
" Un fou d'une autre sorte dont la fêlure est de croire encore qu'il parviendra un jour à la sagesse."
" Quelqu'un qui fut un enfant quelconque mais se voudrait vieillard prodige."
" Un stoïque dont l'unique courage est de rester fidèle à sa non-croyance."
" Un incrédule qui récuse tout système, n'importe quel d'entre eux lui semblant être un artifice truqueusement mis en oeuvre pour arranger les choses."
" Un moraliste qui se juge sans tache parce qu'il a dîné sans salir sa cravate."
" Un désespéré qui ne cesse d'espérer qu'il finira par prendre son mal en patience."
" Un avisé qui sait que se croire modeste (croire qu'on se sous-estime) est un comble de vanité."
" Un anxieux dont les soucis, graves ou futiles mais toujours lancinants, se succèdent sur le mode un clou chasse l'autre." (Journal 1922-1989, Gallimard, Paris, 1992, p. 801 à 805)
Certes il est délicat de trouver le juste milieu entre la dévaluation et la surévaluation de soi, plus difficile encore que de fixer pour un objet un juste prix, tant est difficile à déterminer ici la réalité de la chose à estimer. Mais on ne sera pas aidé par autrui quand, au nom de la tolérance, de la liberté, de la responsabilité personnelle etc., c'est-à-dire au nom de valeurs réelles mais ici appelées à tort, il renoncera à porter un jugement critique et bienveillant sur ce qu'on lui dit de nous, à charge de revanche. Or, cela fait sans doute partie de l'éthique de l'amitié de pouvoir comprendre sans approuver, juger sans rejeter, dénoncer sans exclure. Mais cela est difficile à accepter tant règne l'opinion que critiquer l'opinion d'autrui est toujours lui manquer de respect...
vendredi 27 novembre 2020
Stoïcisme de salon
En 1939, le premier avril, Michel Leiris écrit :
" Toreo de salon : ne pouvoir faire figure que lorsque c'est de tout repos et qu'il n'y a pas de taureau ; puis, le taureau là, perdre tout style et toute intelligence, ne même plus se rappeler qu'il y a un toreo. Rêver d'un calme, propice aux poses esthètes ; s'y ennuyer, quand on y est, parce qu'alors tout est gratuit. Ne le quitter que pour la peur, et perdre alors toute tenue, et rêver de ce calme où l'on poura reprendre les poses qu'on méprisait. Tel est mon lot. Tout cela basé sur une notion fausse du prestige, notion purement narcissique, donc accrochée à ce que précisément j'ai peur de perdre, sans rien d'extérieur à moi - tout compte fait - qui puisse me faire accepter l'idée de cette perte." (Journal 1922-1989, 1992, Gallimard, p. 322)
jeudi 26 novembre 2020
La colère nihiliste ou l'humiliation du destin
Le 26 Mars 1925, Michel Leiris, roseau pensant fulminant, écrit dans son journal :
lundi 16 novembre 2020
Julien Benda, bien avant Lucien Febvre, appelle à écrire une Histoire de l'amour.
" Un jour, il leur demandait de quand datait l'amour, — j'entends l'amour moderne, l'amour- luxe, l'amour savant, l'amour que l'on conduit au lieu qu'il vous conduise, et qui est au besoin sexuel ce qu'est la gourmandise à l'alimentation. Visiblement, ils ne se l'étaient jamais demandé, ils croyaient qu'il y a toujours eu des « amants », comme d'autres croient qu'il y a toujours eu des ouvriers, des banquiers. Ce serait pourtant intéressant de voir la genèse de cet amour, les conditions historiques de sa naissance, ses progrès. Gaston Pâris le fait dater du roman de Tristan. Comme s'il ne connaissait pas déjà l'amour-luxe, cet ancien qui soupire : " Je t'aimerai, ma chérie, bien portante ou malade "(Properce, II, XXI). Quel beau livre à faire : Histoire de l'amour." (Dialogue d'Éleuthère, Paris, Émile-Paul Frères, 1920, p. 149-150)
Très surpris de lire dans cet ouvrage de Julien Benda publié pour la première fois en 1911 un appel à écrire une histoire de l' amour, 30 ans avant l'article pionnier de Lucien Febvre intitulé La sensibilité et l'histoire : comment reconstituer la vie affective d'autrefois ? dans lequel on lit, sur la fin, les lignes suivantes :
" Nous n'avons pas d'histoire de l'Amour, qu'on y pense. Nous n'avons pas d'histoire de la Mort. Nous n'avons pas d'histoire de la Pitié, ni non plus de la Cruauté. Nous n'avons pas d'histoire de la Joie. Grâce aux Semaines de Synthèse d'Henri Berr, nous avons eu une rapide esquisse d'une histoire de la Peur. Elle suffirait à montrer de quel puissant intérêt de telles histoires pourraient être... Quand je dis : nous n'avons pas d'histoire de l'Amour, ni de la Joie — entendez bien que je ne réclame pas une étude sur l'Amour, ou la Joie, à travers tous les temps, tous les âges, et toutes les civilisations. J'indique une direction de recherche. Et je ne l'indique pas à des isolés. À des physiologistes purs. À des moralistes purs. À des psychologues purs, au sens mondain et traditionnel du mot. Non. Je demande l'ouverture d'une vaste enquête collective sur les sentiments fondamentaux des hommes et leurs modalités." (Annales d' Histoire Sociale, volume 3, 1-2, juin 1941, p. 18)
Éleuthère manifeste-t-il sa liberté d'esprit par rapport à l'histoire, telle que la concevaient ordinairement ses contemporains, ou bien reprend-il à son compte une idée exprimée déjà avant lui ? Julien Benda a-t-il une dette par rapport à Nietzsche et précisément à la deuxième partie de Humain, trop humain, intitulée Pour servir à l'histoire des sentiments moraux ?
dimanche 15 novembre 2020
L'erreur, condition de la beauté ?
Le 18 avril 1925, Michel Leiris écrit :
samedi 14 novembre 2020
Amour craintif et amour audacieux.
À la date du 10 décembre 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :
vendredi 13 novembre 2020
Que peut bien être une oeuvre d'art lyrique ?
Le 23 Août 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :
" Une oeuvre d'art est avant tout un parcours à effectuer : partir des moyens propres à l'art choisi comme mode d'expression, pour aboutir au lyrisme. J'aime Picasso et Masson, parce qu'ils partent de moyens proprement picturaux et parviennent au lyrisme. Je n'aime ni Braque, ni même Chirico, le premier parce qu'il part de la peinture et n'aboutit qu'à la peinture, - le second parce qu'il est prend déjà le lyrisme comme point de départ." (Gallimard, 1992, p. 61-62)
mercredi 11 novembre 2020
Le doute cartésien comme métaphore d'un bombardement, certes libérateur.
Dans De la littérature considérée comme une tauromachie, préface que Michel Leiris en 1946 écrit pour une réédition de L'âge d'homme, on trouve une référence inattendue au doute cartésien dans le cadre d'une description du Havre détruit par les bombardements de 1944 :
" Le Havre est actuellement en grande partie détruit et j'aperçois cela de mon balcon, qui domine le port d'assez loin et d'assez haut pour qu'on puisse estimer à sa juste valeur l'effarante table rase que les bombes ont faite du centre de la ville comme s'il s'était agit de renouveler, dans le monde le plus réel, sur un terrain peuplé d'êtres vivants, la fameuse opération cartésienne." (Gallimard, 1946, p. 11)
Leiris aurait-il risqué la comparaison si les bombardements, au lieu d'être alliés, avaient été allemands ? En tout cas, la comparaison incline à remettre en mémoire ce que, selon le même Descartes, peut gagner une ville à être, on ne dira pas reconstruite, mais du moins construite selon les plans d'un seul architecte :
" Ainsi ces anciennes cités, qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art qu'en ceux des autres ; toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune, que la volonté de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposés." (Discours de la méthode, deuxième partie).
Certes c'est Descartes qui lui-même a choisi de comparer ses opinions à une maison qu'il faut détruire pour la rebâtir à neuf sur des fondations inébranlables. Mais ce n'est pas la destruction d'une ville entière : en effet douter de ses opinions est une entreprise individuelle sans retentissement sur le collectif et sans même d'impact sur les actions de celui qui doute. D'où le malaise face à cette métaphore qui a sa part de justesse certes mais est aussi en partie inconvenante, ce qui en fait, il est vrai, le sel. L'autre limite de la métaphore est qu'elle évoque une destruction quasi instantanée. Or, on le sait, le doute cartésien ne foudroie en rien les opinions établies dans l'esprit : il est un lent travail de sape, difficile pour le sapeur et progressif dans ses effets : rien ne s'effondre d'un coup. Enfin on dira qu'un bombardement peut tout liquider, alors que le doute cartésien, loin de pouvoir tout raser, fait apparaître l'éternel indestructible, la pensée du cogito.
mardi 10 novembre 2020
Michel Leiris : un ton nietzschéen.
À la date du 5 août 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :
mercredi 7 octobre 2020
En rester au glaçon : " Efface l'imagination. Arrête cette agitation. Dans le temps, fixe le présent." (Marc-Aurèle, Pensées, VII, 29)
" Un homme à qui l'on a bandé les yeux en lui expliquant qu'on allait lui trancher la gorge peut éventuellement, au moment où on lui place un glaçon sur le cou, juger faussement qu'il a mal, alors qu'en réalité il ne ressent qu'une sensation de froid. Toutefois, il nous semble intuitivement que ce qui lui apparaissait introspectivement, et qu'il aurait pu remarquer, s'il avait prêté suffisamment attention, et s'il n'avait pas été perturbé par sa crainte, est bien une sensation de froid, non de douleur." (François Kammerer, Conscience et matière. Une solution matérialiste au problème de l'expérience consciente., Éditions matériologiques, Paris, 2019, p. 99)
D'un point de vue stoïcien, non seulement on est capable de ne pas mal juger ce qu'on ressent, mais on a l'obligation de ne pas le faire et au contraire celle de bien juger ce qu'on ressent. Ne pas rendre le monde affolant et faux en le doublant d'opinions précipitées, s'en tenir à ce qui se passe présentement sans anticiper douteusement et souvent faussement la suite. Certes si on ressent une douleur, celui qui me reproche de croire la ressentir formule une accusation injustifiée. Mais si on juge qu'on ressent une douleur, il en va tout autrement : le jugement peut en effet être faux s'il est causé par la crainte de bientôt ressentir la douleur en question.
Certes le stoïcisme ne préparait pas à affronter des simulacres d'égorgement, mais des égorgements réels, des tortures non psychologiques. Que fait théoriquement le stoicien s'il va être égorgé pour de bon ? Il ne peut plus compter sur le contrôle de son imagination mais seulement sur la révision à la baisse de ce que son imagination lui présente : ce qui va être égorgé, c'est son corps et pas lui-même en tant qu'esprit. Le bourreau ne peut pas nuire à son esprit, car ce dernier lui échappe. Le futur égorgé garde jusqu'au bout l'usage de son esprit : à lui d'en faire bon usage, c'est-à-dire de juger que le mal n'est pas à l'extérieur et qu'il ne dépend que de lui de l'éviter en connaissant la vérité sur la réalité. La vérité contient deux thèses, une descriptive : cet égorgement fait partie de la Pièce, une normative : il faut jouer la Pièce correctement jusqu'au final.
dimanche 4 octobre 2020
L'Idée platonicienne meurt à Delphes.
Michel Leiris, en 1928, dans son journal, rapporte ainsi un de ses rêves :
" Je voyage à Delphes dans un pays montagneux, assez dangereux. J'arrive à Delphes et aperçois derrière le temple, toute une série de déserts qui s'étendent à perte de vue. Au bout de chaque désert, il y a une chaîne de montagnes. Derrière cette chaîne de montagnes, il y a un autre désert, limité lui-même par une chaîne de montagnes masquant un troisième désert et ainsi de suite. C'est l'ensemble de tous ces déserts limités qui constitue le vrai Désert, le DÉSERT en soi." (Gallimard, 1992, p. 131)
mardi 1 septembre 2020
Une nouvelle adaptation de l'allégorie de la caverne chez Cicéron : où le temps de l'otium est celui de l'erreur.
Dans les Premiers Académiques, II, Cicéron reproche à Antiochus (d' Ascalon) d'avoir trahi la cause sceptique modérée, celle de la Nouvelle Académie, en opérant une sorte de retour vers un dogmatisme d'inspiration stoïcienne.
Mais pourquoi a-t-il trahi ? Certains, écrit Cicéron, ont soutenu que c'était dans le seul but de se singulariser afin d'avoir une école à lui " dans l'espoir que les disciples qui le suivaient s'appelleraient Antiochiens ". Mais Cicéron l'explique par un autre motif, pas plus noble pour autant : par conformisme, il n'aurait pas pu supporter la pression exercée sur lui par les opinions philosophiques dominantes :
" Pour moi, je pense qu'il n'a pu résister à l'assaut de tous les philosophes réunis. Et en effet, sur tous les autres points, il y a bien des idées communes à tous les philosophes ; l'opinion des Académiciens (entendez la Nouvelle Académie) est la seule que les autres philosophes n'approuvent pas. Aussi a-t-il cédé." (Les Stoïciens, Gallimard, La Pléiade, 1962, p. 219-220)
Suit une comparaison qui est la raison d'être de ce billet. J'y vois un avatar de l'allégorie platonicienne de la caverne :
" Comme les gens qui ne supportent pas le soleil près des boutiques neuves, il s'est mis, tout suant, à l'ombre des Anciens Académiciens, comme ceux-là à l'ombre des terrasses."
Le soleil qui brille sur les Nouveaux Académiciens ne devrait pas être si brûlant, vu qu'il n'est plus l'astre du Vrai mais seulement celui du Probable. Mais c'est peut-être précisément la douleur que donne l'incertitude du Probable qui conduit à chercher l'ombre dans la terrasse platonico-stoïcienne de l'Ancienne Académie. Cette nouvelle mouture de l'allégorie platonicienne a perdu de la sombreur de son modèle : plus de caverne, plus de prisonniers, juste des coins tranquilles à l'ombre. D'un autre côté, le soleil y a pris un air plus authentique, il chauffe à blanc : loin de pouvoir le fixer sereinement, on y sue et on le fuit. On notera que l'otium est du côté de l'erreur et le business, le negotium en plein essor, du côté de la vérité.
La comparaison ne manque pas d'audace car elle semblait mieux convenir pour caractériser un fugitif du platonico-stoïcisme, venant trouver ombrage dans la pensée du Probable...
vendredi 21 août 2020
Remarque d'esprit wittgensteinien : des limites logiques de la gratitude.
Dans Littérature et morale, André Gide écrit :
" Je ne peux pas plus être reconnaissant à Dieu de m'avoir créé, que je ne pourrais lui en vouloir de ne pas être - si je n'étais pas." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, p. 252)
Ne pas pouvoir ici désigne une incapacité non psychologique mais logique : être reconnaissant, c'est reconnaître la valeur d'un bien qu'on nous a donné et sans lequel on nous aurait sinon nui, du moins laissé en notre état (la reconnaissance est aussi la reconnaissance de la valeur du fait de donner un tel bien). La gratitude est donc liée à la pensée de ce qu'on serait, si le bien ne nous avait pas été donné. Dans ces conditions, le bien ne peut pas être notre existence elle-même, pour la raison qu'on ne peut pas concevoir ce qu'aurait été pour nous le fait de ne pas nous accorder un tel bien.
Transposons aux parents et inversons le sentiment : je ne peux pas plus accuser mes parents de m'avoir créé que les remercier de ne pas m'avoir fait.
Wittgenstein avait expliqué que des problèmes insolubles naissent quand on utilise les mots en dehors de leur champ possible d'application (il pensait que tous les problèmes philosophiques sont de ce type, ce qui est discutable). La question de savoir si on nous a nui en nous donnant la vie pose un problème insoluble de ce type puisque nuire à quelqu'un suppose lui enlever un bien dont il aurait joui, si on ne lui avait pas nui. Certes on peut nuire à quelqu'un en lui enlevant la vie (même s'il n'est plus là pour se lamenter de la perte), mais on ne peut pas nuire à quelqu'un en ne lui donnant pas la vie, condition nécessaire des possibles nuisances et bienfaits. Donc notre vie comme le don de notre vie ne peuvent pas être pensés comme des bienfaits justifiant nos remerciements.
dimanche 16 août 2020
André Gide, protestant proto-existentialiste : une glorieuse liberté.
À 22 ans, le 3 janvier 1892, André Gide écrit dans son journal un texte qui a un air de famille avec ce que dira Jean-Paul Sartre, 53 ans plus tard en 1945, lors de sa célèbre conférence publiée sous le titre L'existentialisme est un humanisme :
" Je m'inquiète de ne savoir qui je serai ; je ne sais même pas celui que je veux être ; mais je sais bien qu'il faut choisir. Je voudrais cheminer sur des routes sûres, qui mènent seulement où j'aurais résolu d'aller ; mais je ne sais pas ; je ne sais pas ce qu'il faut que je veuille. Je sens mille possibles en moi ; mais je ne puis me résigner à n'en vouloir être qu'un seul. et je m'effraie, chaque instant, à chaque parole que j'écris, à chaque geste que je fais, de penser que c'est un trait de plus, ineffaçable, de ma figure qui se fixe ; une figure hésitante, impersonnelle ; une lâche figure, puisque je n'ai pas su choisir et la délimiter fièrement. Seigneur, donnez-moi de ne vouloir qu'une seule chose et de la vouloir sans cesse.
La vie d'un homme est son image. À l'heure de mourir, nous nous refléterons dans le passé, et, penchés sur le miroir de nos actes, nos âmes reconnaîtront ce que nous sommes. Toute vie s'emploie à tracer de nous-mêmes un ineffaçable portrait. Le terrible, c'est qu'on ne le sait pas ; on ne songe pas à se faire beau. On y songe en parlant de soi ; on se flatte ; mais notre terrible portrait, plus tard, ne nous flattera pas. On raconte sa vie et l'on ment ; mais notre vie ne mentira pas ; elle racontera notre âme, qui se présentera devant Dieu dans sa posture habituelle.
On peut dire alors ceci, que j'entrevois, comme une sincérité renversée (de l'artiste) : il doit, non pas raconter sa vie telle qu'il l'a vécue, mais la vivre telle qu'il la racontera. Autrement dit : que le portrait de lui, qui sera sa vie, s'identifie au portrait idéal qu'il souhaite ; et, plus simplement : qu'il soit tel qu'il se veut." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, 1996, p. 149)
Il y a eu un existentialisme chrétien, représenté, entre autres, par le catholique Gabriel Marcel. Aussi bien, dans le cadre d'un existentialisme non-athée, on pourrait voir ces lignes gidiennes comme l'ébauche d'un existentialisme protestant avant la lettre. Les thèmes sartriens du projet, de l'angoisse, de la responsabilité sont en effet traités dans le premier paragraphe. Certes le jeune Gide mêle à la reconnaissance de sa liberté ce que Sartre a désigné du nom de mauvaise foi, puisqu'appelant Dieu au secours il n'a pas conscience de que le même Sartre appellera le délaissement.
Quant au deuxième paragraphe, il annonce l'idée sartrienne que notre identité est déterminée par nos actions. Bien sûr, Gide évoque ici fort religieusement le jugement objectif de Dieu, tandis que Sartre donne seulement aux autres, précisément à ceux qui nous survivront et qui nous connaîtront, la responsabilité de faire notre portrait, et ce portrait, à la différence de celui fait par ce Dieu hypothétique, reflètera d'abord leur propre projet, leurs propres choix (" être mort, c'est être en proie aux vivants.")
C'est sans doute le côté un peu dandy du dernier paragraphe qui différencie le plus ces lignes du texte auquel je les compare. De ce choix de vie gidien, dont on ne sait pas trop encore en 1892 jusqu'où il s'émancipe de l'idéal chrétien de pureté de l'âme, Sartre aurait dit que c'est un projet parmi d'autres et il l'aurait sans doute jugé trop égocentrique, trop personnel. En effet rien dans ces lignes de Gide ne laisse transparaître ce que Sartre appellera la responsabilité de soi par rapport à toute l'humanité, responsabilité qui justifiera une écriture au service de la liberté de tous et non, comme ici, au service de la diffusion de l'image de sa propre excellence.
samedi 15 août 2020
Taureau en état de péché mortel.
En 1893, André Gide fait un voyage en Espagne avec sa mère. Mais, dans son journal de l'époque, on ne trouve aucune description du pays visité, seulement ces lignes étranges, hostiles à la tauromachie :
" Courses de taureaux. Qu'on tue quelqu'un parce qu'il est en colère, c'est bien ; mais qu'on mette en colère quelqu'un pour le tuer, cela est absolument criminel.On tue le taureau en état de péché mortel. On l'y a mis. Il ne demandait, lui, qu'à paître. Etc." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, p.160)
Voyons ces lignes en tant qu'argumentation, sans attribuer celle-ci à l'auteur du journal (une note précise qu'elles sont nées d'une discussion avec Charles Gide, l'oncle hostile à la corrida). Ce qui en fait l'étrangeté, c'est ce qu'elles contiennent d'une part, de contemporain et de caricatural et d'autre part, d'archaïque. Le contemporain : l'humanisation de l'animal au point de le traiter en personne. L'animal est-il un sujet ? demande-t-on quelquefois aujourd'hui. Le caricatural : la transformation du taureau en sujet chrétien (transformation approximative car il ne semble pas que Gide aille jusqu'à lui donner le libre-arbitre !) relève sans doute de l'ironie. L'archaïque : quand on lit la première phrase, on pense à ce passage de la correspondance de Spinoza où le philosophe justifie la mise à mort d'un homme enragé :
" Celui qui devient enragé par la morsure d'un chien est excusable, mais l'on a pourtant le droit de l'étrangler." (Oeuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, p. 1295)
Curieux texte donc : au moment même où le taureau est élevé au rang de personne morale, le forcené y est assimilé à un animal nuisible.