J'ai consacré en septembre 2005 quelques
billets à Anaximandre mais je n'avais pas encore lu à l'époque un article que Jean-Pierre Vernant lui a consacré (
Structure géométrique et notions politiques dans la cosmologie d'Anaximandre 1968). Il me semble important désormais d'y revenir.
La thèse de Vernant, déjà esquissée dans Géométrie et astronomie sphérique dans la première cosmologie grecque (1963), soutient que la cosmologie d'Anaximandre est conceptualisée à partir des représentations inhérentes à la Cité et à la naissance du politique:
" Centralité, similitude, absence de domination: non seulement nous retrouvons ces termes dans la cosmologie d'Anaximandre, mais ils s'y révèlent liés les uns aux autres comme ils l'étaient dans la pensée politique. La conception nouvelle du monde, dans son géométrisme, paraît donc s'être modelée sur l'image que la cité présentait d'elle-même, à travers un vocabulaire politique qui exprimait ce que les institutions civiques comportent, aux yeux des Grecs, d'original par rapport aux états soumis à une autorité de type monarchique" (Oeuvres I Opus Seuil p. 438)
Vernant développe particulièrement l'analogie entre la Terre et l'agora (l'espace du milieu, central, commun, public par opposition à ce qui est particulier, privé). Comme l'agora se trouve au centre de la Cité, la Terre se trouve au centre du monde. Le lecteur pressé aura l'impression de retrouver pour la millième fois de vieilles sornettes. Mais il n'en est rien car, en s'interrogeant sur les causes d'une telle position de la Terre, Vernant met en évidence l'innovation que représente une telle cosmologie autant par rapport aux classiques de la mythologie qu'aux autres philosophes présocratiques:
" Charles H.Kahn a groupé et discuté les doxographies de façon, selon nous, pertinente. Il a bien montré aussi ce que la cosmologie d'Anaximandre, par son caractère géométrique, comporte de radicalement nouveau non seulement par rapport aux représentations archaïques de l'univers, qu'on trouve chez Homère ou Hésiode, mais aussi par rapport aux théories de Thalès et d'Anaximène. Selon Anaximandre, si la terre demeure immobile, cela tient exclusivement à la place qu'elle occupe dans le cosmos. Située au centre de l'univers, à égale distance de tous les points qui forment les extrémités du monde, il n'y a aucune raison qu'elle aille d'un côté plutôt que d'un autre. La stabilité de la terre s'explique par les pures propriétés géométriques de l'espace." (ibid. )
Ce qui m'intéresse dans tout cela: faire voir ce géocentrisme géométrique comme un progrès de la pensée cosmologique en relation lui-même avec un progrès dans l'organisation des rapports civiques et détacher ainsi l'appréciation qu'on en a des idées apportées par exemple par Freud dans Une difficulté de la psychanalyse (1917), ces dernières entraînant à identifier le géocentrisme exclusivement à une illusion narcissique, comme le créationnisme ou le conscientialisme.
En somme Jean-Pierre Vernant a introduit de l'historique et du social dans une représentation de l'univers qu'on pourrait être porté à identifier à un indice de la nature humaine.
Commentaires
Je crois qu’il faudrait relier cet aspect qui prend incontestablement une responsabilité religieuse avec l’idée d’une critique de la démocratie délibérative dans le fil d’un perfectionnisme qui vient en droite ligne, en fait, d’Emerson.
Il y a autre chose qu'un parfum de sagesse antique. Nous sommes au coeur de ce qu'est la philosophie, du chox de ce qu'est une vie, n'est-ce pas ?
Je ne me sens pas en mesure de déterminer ce qui est au coeur de la philosophie ; en revanche le lien que vous faites entre le perfectionnisme et la vertu gréco-romaine m'amène à la question suivante : est-ce légitime d' utiliser le concept de perfectionnisme pour caractériser les philosophies grecques comme l'épicurisme, le stoïcisme, le scepticisme ?
Je note que la pensée d'Obama se réfère à Dieu même si l'idée que l'Amérique est près de Dieu semble remplacée par celle qu'elle en est encore loin, d'où cette référence humble au besoin de perfectionnement (est-ce d'ailleurs justifié d'exclure la dimension téléologique ? Que la liberté de l'homme soit patente n'enlève pas l'idée que les fins humaines ne sont pas pensables dans l'immanence mais par référence à une transcendance qui fixe aux peuples et aux hommes des buts. )
1) absence de référence à un Dieu personnel et créateur.
2) indépendance et auto-suffisance de la philosophie.
3 ) absence de référence à une collectivité (ici l'Amérique) à laquelle on se réfère autant en termes d'origine (les fondateurs, la Constitution), de devenir (que sommes-nous donc devenus ?) et de fin (où devons-nous aller ?). Les sagesses hellénistiques visent une fin individuelle (sans préjuger des rapports que l'individu qui cherche à être sage devra entretenir avec les autres)
4) absence de prise en compte d'un temps excédant la durée de la vie humaine (en revanche penser l'histoire de l'Amérique en termes de progrès possible dans une évolution de longue durée se rattache partiellement à la philosophie des Lumières, entre autres à Kant qui pense le progrès historique comme possible mais non nécessaire cf par exemple l'opuscule "Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique" )
La sagesse antique a donc un parfum complexe, pour reprendre votre image.
- Un moment pré-chrétien
- Un moment chrétien (et post-chrétien)
Cavell, à mon avis, a choisi à dessein le terme de "perfectionnisme" pour unir ces deux moments (Dans la liste des auteurs perfectionnistes, il y aussi bien Aristote [L'éthique à Nicomaque] que Matthew Arnold.)
Là j'ai l'impression de me relier à l'inspiration la plus antique de la philosophie.
2) La philosophie comme éducation est une expression trop vague. S'il s'agit de l'éducation dogmatique transmise dans les écoles épicurienne, stoïcienne, même sceptique (!) etc, c'est clair qu'on a fait trop de chemin pour y revenir. S'il s'agit de l'éducation non comme transmission de doctrines mais comme apprentissage de la clarification conceptuelle, afin que chacun ait entre autres l'idée la plus précise et la plus exacte possible des différends doctrinaux et choisisse ce qui lui convient en connaissance de cause, oui alors. Mais cela suppose que les doctrines philosophiques ne sont pas scientifiques, car on ne choisit pas ce qui nous convient dans les sciences. Si sur un problème philosophique donné une argumentation philosophique est absolument contraignante, on peut se demander si on n'a pas alors retranché un problème de l'ensemble des problèmes philosophiques. On peut penser qu'il y a des problèmes qui sont irréductiblement philosophiques et que d'autres le sont jusqu'à plus ample informé.