"La Bruyère tiene un nombre de queso." (Ramón Gomez de la Serna, Greguerías)
Dans les Dialogues sur le quiétisme (1699), ouvrage posthume de La Bruyère, je découvre une expression étrange : " penser à la Suisse ". Elle se trouve à la fin du deuxième dialogue : le directeur (de conscience), porte-parole du quiétisme, s'adresse à la pénitente, qu'il dirige. Cette dernière, par ses objections, représente avec le docteur, son beau-frère, l'orthodoxie catholique, hostile au quiétisme : tous deux, ne craignant pas, semble-t-il, de caricaturer la doctrine attaquée, véhiculent plaisamment la position de l'auteur.
Voici le texte en question :
" Tenez, Madame, j'ai connu une jeune fille de dix-huit ans ( je la dirigeais et la disposais à la contemplation acquise ). Elle m'ouvrit un jour son coeur sur toutes les petites peines qu'elle éprouvait dans les voies de Dieu, et surtout dans l'oraison. C'était un esprit libre, enjoué ; elle me dit brusquement : " Voulez-vous, mon Père, que je vous dise franchement ce qui en est ? je ne saurais penser à la Suisse ( c'est moi qui souligne ) : quand je pense, il faut que ce soit à quelque chose." Je lui repartis qu'elle ne pensât à rien : " C'est, me dit-elle, ce qui est absolument impossible, et n'osant point penser à de bonnes choses, je pense à des sottises : c'est tout ce qui me reste ; car votre vue confuse et indistincte de Dieu, cela est bientôt expédié, et je n'en ai pas pour deux instants." Elle me fit un peu rire. Hélas ! présentement, Madame, je voudrais que vous la connussiez, c'est une souche, c'est une poutre, c'est un corps mort ; elle est si fort vidée de son propre esprit, on l'a si fort accoutumée à ne plus faire aucune opération, qu'on dirait qu'elle l'a perdu. Ses parents et ses amis, qui n'étant point des nôtres, ne peuvent approuver son genre de vie, font malicieusement courir le bruit que les excès qu'elle a faits dans la prière ont altéré sa raison, et l'ont rendue imbécile. Je vous la ferai connaître, c'est une bonne âme." (La Pléiade, éd. 1941, p. 547-548)
Certes la phrase qui suit l'expression en jeu permet de deviner son sens, mais Julien Benda a jugé bon d'ajouter une référence explicitante tirée du
Dictionnaire de Trévoux (1740) : " Rêver à la Suisse, c'est ne penser à rien ". Je suis intrigué par l'expression que ce dictionnaire donne comme synonyme : " rêver des genoux ". L'expression latine figurant dans le même article comme autre synonyme de " rêver à la Suisse " :
inania mente volvere est, quant à elle, moins mystérieuse ; en effet, traduite littéralement, elle revient à " rouler dans son esprit des choses vaines ". C'est donc moins penser à rien que penser à des riens. Dois-je en conclure que la Suisse et les genoux sont précisément des riens ? Bizarre.
En tout cas, le
Dictionnaire de l'Académie Française de 1762 n'enregistre pas l'expression qui pourtant paraissait assez commune à la fin du 17ème pour que La Bruyère la plaçât dans la bouche de sa modeste pénitente. En revanche le même dictionnaire en 1798 écrit : " On dit familièrement rêver à la Suisse, pour dire, avoir l'air de penser à quelque chose et ne penser à rien ". C'est donc un troisième sens qui apparaît, sans que pour autant la référence à la Suisse n'y trouve la moindre raison d'être. En 1835, les académiciens ajouteront à la définition précédente que " cette phrase a vieilli ". Je n'ai malheureusement pas pu découvrir à quelle date l'expression sort du dictionnaire en question.
Autre indice : le
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales présente l'expression qui nous intéresse comme synonyme de " rêver à la moutarde ". La Suisse, la moutarde et les genoux ont donc, vus sous un certain jour, un point commun. Mais lequel ? Le mystère demeure pour moi insoluble.
Quoi qu'il en soit de ces indéterminations sémantico-étymologiques, dans la bouche de la pénitente, penser à la Suisse veut dire avoir la tête vide, ne penser à rien. Mais a-t-elle raison de soutenir que, quand on pense, il faut penser à quelque chose ?
Chacun a fait l'expérience de réaliser qu'il vient d'avoir la tête vide, cela veut dire au moins que, si on lui demande alors à quoi il vient de penser, il répondra sincèrement " à rien ". Une telle conscience ne peut être que rétrospective : toute prise de conscience que l'on est en train de penser à rien causerait l'effet de penser au fait qu'on ne pense à rien, ce qui précisément n'est pas penser à rien ( "je pense à rien, donc je suis" est correct en termes cartésiens ). Mais penser à rien est-il un effet essentiellement secondaire, c'est-à-dire un effet que l'on ne peut pas obtenir si on fait l'effort de l'obtenir (comme l'effet d' oublier, d'être naturel, etc.) ? C'est douteux : le bouddhisme, entre autres, a diffusé des techniques de vidage de l'esprit. Cependant le succès de la technique par le sujet lui-même est invérifiable ; quant à autrui, voyant le sujet concerné, il peut bien dire : " il pense à la Suisse " au sens où l'emploie La Bruyère mais il ne saura pas sur le moment s'il a raison. Il sera en revanche tiré de son doute si, un instant plus tard, le prétendu penseur à la Suisse confirme en s'écriant au passé : " Je pensais à la Suisse ! " .
Quelle expression humiliante pour les Suisses, le mot désignant leur pays ne voulant même pas dire " un rien " mais plus radicalement " rien " tout court !
D'où un problème historico-linguistique : les Suisses ont-ils jamais utilisé dans ce sens l' expression " penser à la Suisse " ?
Commentaires
Mais la définition de ces états comme ceux "qui ont la propriété de se dérober devant la main qui les cherche" est un peu égarante car elle laisse entendre que l'on a un but et que l'on a un effet secondaire *de ce même but* . C'est vrai de certains des états décrits par Elster, comme vouloir être naturel ou spontané, qui ne s'obtient pas en voulant paraître naturel , mais en l'étant. Mais c'est plus problématique pour la gloire ou la croyance. Je peux chercher à croire que p , mais ne n'obtiendrai pas pour autant par effet secondaire la croyance que p, de même pour la gloire. La route causale
reste encore indéterminée.
Ce qui reste obscur, pour moi c'est le lien entre le but primaire recherché t l'effet secondaire.
Acceptez que je n'écris pas pour vous instruire (!) mais pour clarifier mes idées.
Il me semble que l'idée est la suivante : si on a par exemple comme but de s'endormir, on n'obtient pas le résultat qu'on vise précisément parce qu'on le vise. L'effet "s'endormir" est secondaire par rapport à un autre but que celui de s'endormir. Par exemple, s'endormir peut être l'effet secondaire obtenu quand on a comme but de ne pas s'endormir. Mais est-ce que ça marche si on a comme but premier de ne pas s'endormir en vue du but de s'endormir ? J'en doute.
Pour "vouloir obtenir la gloire", Elster cite Sénèque : "On est poursuivi par les bienfaits lorsqu'on n'en réclame pas le prix" (Les Bienfaits). Ici l'effet secondaire est en fait l'effet inverse de celui qui est visé. La route causale est simple : c'est en faisant tout ce qu'il faut pour ne pas l'avoir qu'on a l'effet, on l'obtient : "la gloire s'attache de préférence à ceux qui la fuient".
Concernant la croyance, c'est plus compliqué car ce n'est pas en faisant tout ce qu'il faut pour ne pas croire que p qu'on croira que p. En revanche on peut peut-être croire que p en cherchant à croire que p, Pascal dit qu'en cherchant à faire comme si on croyait en Dieu, on finira par croire en Dieu. Autre possibilité : si on cherche de bonnes raisons de croire que p, on arrivera peut-être à croire que p mais alors on peut peut-être dire que la croyance est un effet secondaire de la découverte des bonnes raisons qu'on se fixait comme but de découvrir.
Il semble en tout cas que sous le concept d'effet secondaire se cachent pas mal de mécanismes distincts.
Un classique moderne peut exister. Il faudra que le style ne paraisse pas, s'efface en douce. Quelques uns seulement y parviennent. Chez les autres , tout effet de style tourne au manièrisme. C'est pourquoi les retours au classicisme semblent forcés comme quand on s'efforce d'être naturel , rationnel, moral .
Cela définit aussi l'aristocratie,qui sans effort, quand elle est vraie, est capable de parler au peuple. Le drame du bourgeois,puis du petit bourgeois, puis du mini bourgeois d'aujourd'hui, est qu'il se force.
Ne faut-il pas une éducation longue et approfondie pour que par un tel training le style se manifeste ainsi sans effort de style ?
Vu que notre éducation -au niveau de l'apprentissage de la langue au moins- est le contraire de cela et que plus aucun canon esthétique n' a le monopole en s'imposant comme soit-disant naturel, les classicismes seront condamnés à être des formes aussitôt contestées et hantées par la nostalgie.
Ceci dit, pour avoir un style classique, il fallait l'avoir voulu, c'est juste la naturalité de ce style qui est un effet secondaire.
Quant aux rapports sociaux, on ne va tout de même pas regretter qu'ils aient cessé de passer pour naturels !
Je ne suis pas sûr de m'être fait comprendre. De même que chercher à
paraître naturel, ou chercher à croire , ne peut pas produire le naturel, ni la
croyance, chercher à avoir du beau style ne peut pas produire le style. C'est
un effet essentiellement secondaire.
A cela j'ajoutais que le style classique est celui qui , par définition,
cherche le moins ces effets, et est le "naturel" ; cela ne veut pas qu'il en
soit totalement dépourvu
Vôtre
R.B.
Merci tout de même d'avoir pris la peine de la reformulation !
Bien cordialement.