Ce sont d’étranges vers que Solon est censé avoir adressés aux Athéniens lorsqu’il apprit que Pisistrate exerçait la tyrannie :
« Si vous avez gravement souffert de votre bassesse, N’attribuez pas ces vicissitudes aux dieux comme une fatalité. » (I, 52)
C’est presque une déclaration de philosophe éclairé, de Aufklärer. On est loin désormais d’Homère et de son monde où les dieux se mêlent aux vies des hommes et quelquefois les manipulent comme des marionnettistes. Solon pointe l’usage conservateur de la religion, facteur de résignation et d’aveuglement:
« Car ces gens, c’est vous-mêmes qui les avez fait grandir, en donnant des gages, Et c’est pour cela que vous avez supporté une dure servitude. »
Je pense aux premières lignes de Kant dans Réponse à la question :qu’est-ce que les Lumières ?: « La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu’il soit si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. » (trad. de Heinz Wismann)
A dire vrai, on ne sait pas si le texte ne fait pas plutôt allusion à la dépendance née des dettes et que Solon a rendue illégale. Peu importe : dans les deux cas, la soumission n’a rien de nécessaire, elle peut être évitée. Mais ce sont les quatre autres vers qui me surprennent :
« Chacun de vous marche sur les traces du renard, Mais à vous tous ensemble n’appartient qu’un esprit léger. Car vous êtes attentifs à la langue et au discours trompeur d’un homme, Mais vous ne voyez jamais l’acte qui se réalise. »
Autrement dit, une somme de ruses individuelles équivaut à une sorte d’imprévoyance collective. Cependant Solon n’en appelle pas ici à une forme d’organisation capable de rendre efficaces les efforts dispersés. Il s’agit d’une réflexion sur la part à accorder aux paroles, comme si à elles seules elles absorbaient toute l’attention et détournaient de l’évitement des actes qu’elles annoncent et accompagnent. Les hommes ici ne sont pas accusés d’être naïfs et crédules mais de trop attacher d’importance à ce qui se dit au détriment de ce qui se fait. L’interprétation des intentions prend le temps qu’il faudrait pour s’opposer bel et bien au lieu d’anticiper sans prendre les mesures qui mettraient effectivement fin à ce qu’on craint. Mais n’est-ce pas aussi finalement un éloge du courage mis de cette manière au-dessus de la ruse ? N’est-ce pas parce qu’on a peur de s’opposer qu’on ne voit pas, qu’on ne veut pas voir l’acte qui se réalise ? On préfère user toute sa finesse à dénoncer sous cape ce qui se trame. Entre avisés, on s’entend bien : chacun confirme l’autre dans sa perspicacité ; c’est plus dur de se heurter à l’ennemi qu’on s’est acharné entre soi à discréditer.
« Il disait que le sceau de la parole est le silence, le sceau du silence est le moment opportun. » (58)
Le silence qui authentifie la parole n’est pas le temps de la méditation qui engendrerait d’autres paroles, mais celui de l’action qui saisit l’occasion pour atteindre son but. C’est encore le concept de kairos, de moment opportun que Thalès déjà mobilisait au moment de donner à sa mère la raison de son célibat. Je comprends désormais : si Solon est un sage bondissant et dynamique, c’est par attention au moment opportun. S’il arrive en armes à l’assemblée pour avertir des stratégies de Pisistrate, c’est qu’il est encore temps d’empêcher que ce dernier n'institue la tyrannie. Quand ensuite il dépose les armes devant le quartier général du tyran, c’est une manière de faire saisir que le kairos est désormais passé.
« Le discours est un reflet des actions » (58)
S’il n’y a pas d’action, le discours, aussi avisé qu’il soit, est le reflet de la lâcheté. Solon le sage n’est pas un beau parleur. Ses phrases préparent l’action et tirent leur valeur de l’action réussie. Aussi ses conseils donnent-ils du prix à ce qui se manifeste aux dépens de ce qui en reste au stade de l’intention :
« Fais davantage confiance à la bonté morale qu’à un serment » (60)
Avant la déclaration d’intention, ce qui est bel et bien réalisé.
« Pratique les belles actions. ( …) Ne donne pas les conseils les plus agréables mais les meilleurs » (60)
Renoncer à ce qu’autrui veut entendre pour l’encourager à faire ce qui doit être fait. Décidément, le charme de la poésie est tout au service de la raison. J’imagine que c’est d’un tel art de parler dont Platon rêvait dans la République quand il mettait en garde contre les mauvaises leçons d’Homère.