lundi 20 février 2006

Platon, flatteur de Denys ?

Sur le troisième et dernier voyage de Platon à Syracuse, Diogène est laconique :
« Il vint une troisième fois en Sicile pour réconcilier Dion et Denys. Et c’est sans avoir obtenu de résultat qu’il revint dans sa patrie. » (III 22)
Certes Diogène a raison d’enregistrer à nouveau l’échec, cependant dans sa brièveté, il reste inexact. Comme nous l’apprend la lettre VII, c’est soumis à des pressions venant de tous les côtés et trompé par le bruit selon lequel le jeune tyran se serait définitivement passionné par la philosophie que, contre son gré, Platon va tenter sa chance une dernière fois mais sans succès. Denys ne deviendra pas disciple de philosophe et encore moins philosophe, malgré les efforts constants de Platon, qui, il faut lui rendre justice, ne sort pas affaibli de ces aller et retour entre Athènes et Syracuse.
Certes Diogène, au moment de rapporter toute la malveillance dont Epicure est l’objet, cite un livre de Timocrate Réjouissances dans lequel Epicure est accusé d’avoir dit des platoniciens qu’ils étaient des « flatteurs de Denys » (X 8)
Mais comment interpréter un tel propos ? Est-ce finalement si injurieux de le prêter à Epicure ? Certes ni le récit de Platon, ni celui de Diogène ne justifient la référence à la flatterie. Mais ce qui ressort tout de même de ces récits, c’est la volonté platonicienne de réformer le pouvoir politique en le moralisant. A cette fin, Platon, s’il n’est pas flagorneur, est attentif à mettre le tyran de son côté, du moins tant qu’il croit que l’espérance d’une conversion est fondée.
Or, il va de soi qu’aux yeux d’Epicure tisser des liens entre le philosophe et le politique est une entreprise totalement vaine qui part d’une compréhension très insuffisante de la foule et de ceux qui la gouvernent. Non seulement le philosophe ne peut pas attaquer frontalement la folie commune mais, en plus, il est certain qu’en s’y cassant les dents il ruinera sa propre vie.
En tout cas, même si l'expression est excessive, Epicure me paraît avoir mieux compris les visées platoniciennes que Pascal qui, somme toute, donne une image plutôt hédoniste et, je crois, radicalement fausse de Platon :
« On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques, ils l’ont fait en se jouant. C’était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie ; la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S’ils ont écrit de politique, c’était comme pour régler un hôpital de fous. Et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose, c’est qu’ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensent être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se peut. » (Pensées fragment 472 éd. Le Guern)
Or, Platon écrit explicitement dans la Lettre VII qu’il ne faut pas s’acharner à conseiller des dirigeants politiques qui, tels des malades indociles, ne veulent en faire qu’à leur tête :
« Quand on donne des conseils à un homme malade et qui suit un mauvais régime, la première chose à faire pour le ramener à la santé est de changer son mode de vie. Et si le malade accepte d’obéir, il faut dès lors lui faire encore d’autres recommandations. En revanche, s’il refuse (de se soigner), celui qui renoncerait à conseiller un tel malade, je le tiendrais pour un homme et pour un médecin ; mais celui qui se résignerait (à lui donner d’autres conseils), je le tiendrais au contraire pour quelqu’un qui n’est ni un homme, ni un médecin. » (330 cd)
Platon a bel et bien pensé le philosophe comme médecin du politique et c’est sans doute ce qu’Epicure ne lui pardonnait pas. Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal (1886) a d’ailleurs commenté cette pique épicurienne :
« Que les philosophes peuvent être méchants (disant cela, Nietzsche sympathise tout à fait avec le point de vue de Diogène au moment où il rapporte la prétendue calomnie) ! Je ne sais rien de plus venimeux que la plaisanterie (en était-ce une ?) que s’est permise Epicure à propos de Platon et des platoniciens : il les appelait « dionysiokolakes », ce qui signifie, au sens premier et littéral du mot : flatteurs de Denys, c’est-à-dire domestiques de tyrans et lécheurs de bottes ; mais cela veut dire encore : « ce ne sont tous que des comédiens, sans rien d’authentique » (car dionysiokolax était le sobriquet populaire qu’on donnait au comédien). Et c’est ce dernier sens qui fait à proprement parler la méchanceté du trait d’Epicure contre Platon (on devine qu’ici Nietzsche associe la lucidité à la méchanceté) : il s’irritait de la mise en scène et des airs majestueux auxquels s’entendaient si bien Platon et ses disciples et dont il était si incapable, lui, le vieux pédagogue de Samos, qui, tapi dans son jardinet d’Athènes, écrivit trois cents livres, peut-être par colère contre Platon, qui sait ? Et par esprit d’émulation ? Il fallut cent ans pour que la Grèce découvrît enfin qui était en réalité ce dieu des jardins, Epicure. Mais le découvrit-elle vraiment ? » (Des préjugés des philosophes 7 trad. de Albert révisée par Lacoste)
Qu’Epicure ait eu les préférences de Nietzsche, cela va de soi. Il n’a pas besoin, lui, d’un autre monde pour expliquer le nôtre. Platon, en revanche, est la cible constante de Nietzsche qui identifie le Monde Intelligible à une construction imaginaire fondée sur l’incompréhension radicale du lien qui unit la réalité au temps, ce qui se passe à ce qui passe, ce qui a lieu au transitoire et à l’éphémère.
Il est vrai que même si Platon ne se prosternait pas devant les puissants, il rêvait néanmoins de hisser leurs pensées à la hauteur des Essences éternelles.

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