" En tout le reste il y peut avoir du masque : ou ces beaux discours de la Philosophie ne sont en nous que par contenance ; ou les accidents, ne nous essayant pas jusques au vif nous donnent loysir de maintenir tousjours nostre visage rassis. Mais à ce dernier rolle de la mort et de nous, il n'y a plus que faindre, il faut parler François, il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot,
" Alors seulement des paroles sincères nous sortent du fond du coeur, le masque tombe, la réalité reste "
Voylà pourquoi se doivent à ce dernier traict toucher et esprouver toutes les autres actions de nostre vie. C'est le maistre jour, c'est le jour juge de tous les autres ; c'est le jour, dict un ancien, qui doit juger de toutes mes années passées. Je remets à la mort l'essay du fruict de mes etudes. Nous verrons là si mes discours me partent de la bouche ou du coeur." (Livre I XIX)
Céline va tirer, lui, des leçons politiques de l'attitude des hommes au pouvoir quand ils se décomposent face à la possibilité de leur mort :
" Les préjugés, qui forment le fonds coutumier du cadre social, ne sont pas suffisamment étayés pour maintenir ceux qui ont vu de près les tristes figures, l'allure délabrée, les fibres intimes tremblotantes devant la mort de ces nombreux hommes qui jouissent, dans la vie organisée, d'une "solide réputation", d'"une situation formidable" et de tant d'autres adages qui leur ont servi pendant de longues années à diriger de façon doctorale les masses respectueusement soumises de ceux qui ne possèdent pas -
Quelle triste représentation ma chère amie, que celle qu'ils jouèrent pour la plupart devant celle qui ne pardonne pas aux piètres acteurs -
Combien j'ai vu aussi de vessies dégonflées, qui tenaient en respect, quelques jours avant, des peuples de subalternes -
Aussi suis-je maintenant, avec beaucoup d'autres, rempli d'un scepticisme piteux, pour cette cohorte de prétentieux, imbéciles pour la plupart, dont tout le talent résidait à maintenir entre les observateurs et eux un écran opaque, ou plutôt de couleur favorable, à travers lequel le peuple moutonnant contemplait son oppresseur, se révoltait parfois - mais par là même, consacrait l'efficacité de ce mirage trompeur.
La mort qu'on ne leurre pas a rompu ce pernicieux charme - et les hommes me sont apparus, quels qu'ils soient terriblement égaux pour la plupart, ne se spécialisant, ne ressortant de la masse, que par deux choses et encore rarement - les vices et l'intelligence -
Tenant à la vie, tous, à un degré égal, et ne se prêtant à son sacrifice que pour trois causes - le feu sacré, qui se rapproche beaucoup d'une phobie quelconque ; par manque d'imagination qui confine à la misère psychique, et enfin pour une troisième et dernière raison, un grand amour-propre -
Appelez tout ceci comme vous voudrez - tournoyez, changez les expressions - cherchez des échappatoires, vous ne trouverez d'autres mobiles au plus grand sacrifice, décorez-le de noms les plus pompeux, distillez-le en périodes enflammées, rien ne peut vous y soustraire -
La petite bande clairsemée des pleutres apparaît infime alors, elle n'attend que le coup de pouce pour se classer dans une des trois catégories dont beaucoup de sujets n'ont le mérite que d'y avoir été poussés -
Enfin une infime minorité de lâches auxquels les trois qualités manqueront, ou seulement en posséderont une à un trop grand degré pour être annihilée par une autre, compensatrice.
Il me fallait cette grande épreuve pour connaître le fond de mes semblables sur lesquels j'avais de grands doutes -
La chose est faite, je les ai classés sans m'épargner moi-même - Je sais ce que je vaux, je sais ce qu'ils valent, et j'ai conclu avec beaucoup d'autres qu'il nous était définitivement impossible de dépendre d'autres hommes, la plupart terriblement égaux - sinon inférieurs.
Ne croyez pas ma chère Simone que je sois empreint d'une folle prétention, et que je fasse partie d'une confrérie de jeunes esthètes qui traitent avec une superbe méprisante le reste de l'humanité dédaigneusement vouée à leur ostracisme englobant.
Mon nombril n'est en aucun point devenu le centre du monde.
Je sais qu'il est sur terre des êtres devant lesquels je m'incline volontairement, mais ils ne sont malheureusement pas ceux qu'il faut solliciter pour manger.
Ceux-ci sont en général de beaucoup plus prétentieux et exigent de ceux qui dépendent d'eux une soumission respectueuse, que le ridicule a définitivement chassée chez moi, et rendue impossible -
C'est pourquoi je parcours et parcourrai encore le monde dans des occupations fantaisistes, c'est pourquoi aussi beaucoup d'autres qui ont vu nous joindront, c'est pourquoi le régiment des dévoyés et des "errants" se renforcera de nombreuses unités, transfert fatal de la désillusion, bouée de l'amour-propre, rempart contre la servitude qui avilit et dégrade, mais contre qui personne ne proteste, parce qu'elle n'a que notre cerveau comme spectateur-
Ne croyez pas non plus que je professe une haine quelconque pour mes semblables, j'aime au contraire les voir, les entendre, mais je fais mon possible pour échapper à leur emprise. Pour entendre le son d'une cloche, il vaut mieux en être éloigné, le bruit trop rapproché vous assourdit - ." (Lettre à Simone Saintu, 31 Juillet 1916 - Céline a 22 ans)
Le préjugé dont parle Céline dans la première phrase est de concevoir le pouvoir social et politique comme la propriété des meilleurs moralement. Ainsi ce texte est-il aussi bien une dénonciation de la tyrannie au sens où Pascal comprend ce mot :
" Tyrannie.
La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d'amour à l'agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science.
On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d'en demander d'autres.
Aussi ces discours sont faux et tyranniques : " Je suis beau, donc on doit me craindre ; je suis fort, donc on doit m'aimer ; je suis..." Et c'est de même être faux et tyrannique de dire : " Il n'est pas fort, donc je ne l'estimerai pas. Il n'est pas habile, donc je ne le craindrai pas." ( Pensées, 54 éd. Le Guern)
Et Rousseau vient à l'appui :
" On ne peut pas demander quelle est la source de l'inégalité naturelle, parce que la réponse se trouverait énoncée dans la simple définition du mot. On peut encore moins chercher s'il n'y aurait point quelque liaison essentielle entre les deux inégalités (l'inégalité naturelle et l'inégalité politique) ; car ce serait demander en d'autres termes, si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui obéissent, et si la force du corps ou de l'esprit, la sagesse ou la vertu, se trouvent toujours dans les mêmes individus, en proportion de la puissance, ou de la richesse : question bonne peut-être à agiter entre des esclaves entendus de leurs maîtres, mais qui ne convient pas à des hommes raisonnables et libres, qui cherchent la vérité." (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes)