" Il y a un vieux proverbe : Je crains les gens d'un seul livre. Je ne les crains que s'ils sont ennuyeux : autrement, c'est l'ingénieux qui domine ; ils s'évertuent dans leur cercle et s'y font un monde. Le propre de l'esprit est ainsi de se mettre et de se retrouver tout entier dans les plis et les replis de chaque chose, une fois qu'il y est logé. La forme seule des systèmes varie et se renouvelle, non le fond. L'esprit humain a, je le crois, une infinité de manières différentes de faire le tour de sa loge et d'en fureter les coins ; mais elles peuvent se rapporter à quatre ou cinq principales. Ce qui a fait dire qu'en matière de philosophie (et si on ne s'élève pas au delà) l'humanité joue perpétuellement aux quatre coins changés. Quand donc, chez des auteurs tout différents, sous des formes toutes contraires, on retrouve des points semblables, il y a surprise comme d'une nouveauté et sourire ; et pourtant il ne faudrait pas tant s'étonner." (Sainte-Beuve, Port-Royal, livre III, La Pléiade, p.815)
" Comme dans notre espèce, deux éléments ont été mélangés, d'une part le corps que nous avons en commun avec les animaux, de l'autre la raison et la pensée que nous avons en commun avec les dieux, les uns penchent vers cette parenté qui est infortunée et immortelle, les autres, en petit nombre, vers la parenté divine et bienheureuse." (Épictète, Entretiens, Livre I, 3, traduction Muller, p.51)
" Sous deux chefs, toutes les philosophies y passent, et toutes celles d'alors, et celles qui, depuis, ont essayé d'autres noms. On souffrira que j'insiste encore pour compléter mon argument.
Épictète et Montaigne, on les peut donc prendre au moral comme les deux chefs de file de deux séries qui, poussées jusqu'au bout, ramassent en effet tous les philosophes :
Épictète, chef de file de tous ceux qui relèvent l'homme, la nature humaine, et la maintiennent suffisante ;
Qu'ils soient ou Stoïciens rigides, ou simplement Pélagiens, Sociniens, Déistes ; croyant à la conscience avant tout comme Jean-Jacques, au sentiment moral des Écossais, aux lois de la raison pure de Kant, ou simples et humbles psychologistes, comme tel de nos jours entre nos maîtres, que nous pourrions citer ; tous, ils se viennent ranger, bon gré, mal gré, sous Épictète, en ce sens qu'ils s'appuient tous sur le moi.
  • Puis Montaigne, sergent de bande, comme il dirait, et des Sceptiques et de tous ceux qui ne s'appuient pas sur la grandeur morale intérieure, sur la conscience une et distincte ; et en ce sens il préside non seulement aux Sceptiques purs (Bayle, Hume), mais à tous les autres qui infirment l'homme et lui contestent son point de vue du moi central et dominant : ainsi les Matérialistes empiriques, qui vivent au jour le jour et nient autre chose que l'expérience des sens (Gassendi) ; les Athées qui supposent l'homme s'en tirant comme il peut en ce triste monde, moyennant des lois artificielles qu'il s'impose et qui sont nécessaires à sa pauvre espèce pour ne pas s'entremanger (Hobbes) ; les Naturistes comme d'Alembert et Diderot, qui, tout en étant dans la bienveillance (d'Alembert), ou dans l'enthousiasme fréquent (Diderot), n'admettent de loi morale qu'une certaine affection, une certaine chaleur muable et propre à la nature de chaque animal ; les Panthéistes et Spinosistes (dont est déjà Diderot), qui, tout en admettant un grand ordre général et une loi du monde, y perdent l'homme comme un atome et un accident, comme une forme parmi une infinité de formes, lui nient sa liberté, et que son mal soit mal, que sa vertu soit vertu absolue. Et notez que ce Panthéisme et Spinosisme, que je range sous Montaigne, comme absorbant la nature humaine et le moi, rejoint pourtant à certains égard le Stoïcisme, qui commence la série opposée. Le cercle des systèmes est accompli." (ibid. p.821-823)