Quel rapport établir entre le nazisme et la philosophie ? J'ai posé la question il y a longtemps déjà à travers un texte surprenant de Julien Benda. Aujourd'hui ce sont quelques lignes du dernier livre de Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017), qui relance mon intérêt :
" Cette herméneutique biologique et médicale, cette lecture raciologique de l'art, est également mobilisée pour d'autres réalités culturelles, comme la philosophie grecque : une oeuvre philosophique n'est pas l'expression abstraite d'une idéalité absolue. Elle est incarnée, fille de son temps, du sol et du sang. Avant la rédaction de Mein Kampf par Hitler (1924) ou du Mythe du XXème siècle par Alfred Rosenberg (1935), l'idéalité philosophique, cette prétention sinon à l'absolu, du moins au général, avait déjà été interrogée par les philosophes du soupçon, qui en avaient montré toute la relativité à un temps, à un lieu, voire à une idiosyncrasie physique : Marx avait référé la pseudo-universalité philosophique à ses conditions de production socio-économiques, Nietzsche avait disserté sur le "problème de Socrate ", cette idiosyncrasie du raté qui se voue par ressentiment à la dialectique, et Freud avait rendu le moi et la raison du sujet victorien plus humbles devant les puissances formidables du ça.
Les nazis participent pleinement de cette démarche du soupçon adressé à la raison, d'autant plus que son règne est solidaire du cosmopolitisme libéral et délétère imposé par la Révolution Française et l'idéologie des droits de l'homme. Curieusement, c'est de Freud que, sans oublier Nietzsche, les nazis sont les plus proches. Eux aussi développent une exégèse psychophysique des oeuvres de l'esprit, à la réserve, d'importance, que ni Freud ni Nietzsche ne lient l'expression de la pensée ou de la création artistique à un quelconque déterminisme racial." (pp. 26.27)
Qui parle d'idéologie des droits de l'homme ? Est-ce l'historien qui écrit ces lignes ou son objet d'étude, les nazis ? On ne sait pas vraiment.
Reste que le mot d'idéologie est pertinent pour qualifier le nazisme. Le nazisme comme idéologie : cela le remet à sa place, du point de vue de la connaissance.
Certes, vues par un historien, il n'y a peut-être pas un abîme entre une idéologie et une philosophie : dans les deux cas, au minimum, elles peuvent être des documents éclairant l'objet de l'historien. Mais, quand un philosophe lit Freud ou Nietzsche ou Marx, il ne met pas longtemps à identifier ce qui distingue leurs textes des textes des intellectuels nazis : d'un côté a work in progress avec une richesse et une complexité argumentatives destinées à s'approcher de la vérité, de l'autre une argumentation propagandiste qui singe la philosophie. Aussi les textes de Freud, Nietzsche, Marx gardent-ils aujourd'hui leur pouvoir de stimuler la réflexion et grâce à eux les élèves qui le désirent mettent en question leurs certitudes, s'élèvent intellectuellement ; ceux de Hitler ou de Rosenberg, qui singent la vraie réflexion rationnelle, ne trompent que ceux qui n'ont pas assez cultivé la philosophie pour ne pas être sensible à l'immense différence entre un corpus philosophique et un corpus idéologique, ce qui ne veut pas dire que certaines oeuvres ne sont pas difficilement classables, ce qui ne veut pas dire non plus que certaines lignes de grands philosophes ne sont pas dignes d'eux...
Prendre au sérieux l'idéologie nazie ne doit pas conduire à voir entre elle et les philosophies du soupçon un air de famille pour la bonne raison qu'il ne suffit pas que des thèses déterministes biologistes soient défendues (toujours) par Hitler et (ici et là) par Nietzsche pour qu'on y voie deux oeuvres ressemblantes car le jugement doit porter autant sur les thèses que sur ce qui les précède et les suit dans les textes où elles se trouvent et dans les autres textes du philosophe en question. Ainsi, entre un subtil rhéteur et un franc philosophe qui soutiennent la même thèse, il y aura toujours un monde entre leurs modalités d'argumentation et leur propre rapport avec la thèse présentée. Dit autrement, on l'aura compris, la vieille distinction platonicienne entre convaincre et persuader n'a pas pris à mes yeux un coup de vieux, malgré la déconstruction et le brouillage relativiste et post-moderniste des frontières. On peut donc imaginer une épreuve de philosophie où l'élève, l'étudiant, face à des textes anonymes, devraient distinguer ceux porteurs d'argumentations défendables (à défaut d'être vraies) et ceux défendant des argumentations faibles.
Certes, pour croire dans cette distinction, on pourra bien avoir critiqué "vérité" et "raison" mais ça aura été en respectant la vérité et la raison qu'on l'aura fait...