J'ai souvent évoqué la redescription dégradante, procédé stoïcien consistant à enlaidir l'objet de la passion, par exemple telle jeune fille, pour lui enlever l'aura doxique et toxique qui le nimbe. Mais je n'avais pas encore pris conscience d' un procédé inverse de redescription qualifiante : il doit être d'usage plus rare dans le stoïcisme mais il s'agit d'un artifice identique, le but étant cette fois de faire voir comme ayant du prix quelque chose que par passion on fuit. Ces lignes d' Épictète présentent très clairement cette tactique valorisante :
" Si les circonstances font que tu passes ta vie seul ou avec un petit nombre de gens, appelle cela tranquillité, et utilise la situation pour le but qu'il faut lui donner : converse avec toi-même, exerce tes représentations, développe tes prénotions. Si par contre tu tombes sur une foule, appelle-la concours, assemblée de fête, réjouissances, et essaie de célébrer la fête avec les gens. Quel spectacle plus agréable, en effet, pour qui aime les hommes, qu'un grand concours d'hommes ? Nous avons plaisir à regarder des troupeaux de chevaux ou de boeufs ; quand nous avons devant les yeux un grand nombre de bateaux, nous sommes enchantés : et on serait ennuyé en voyant un grand nombre d'hommes ? " (Entretiens, IV, 4, traduction Robert Muller, Vrin, 2015, p.421)
Il y a manifestement deux manières de réviser faussement à la hausse la valeur d'une masse d'hommes détestée.
La première est donc de la voir comme compagnie festive, ce qui commence par la formulation d'expressions ad hoc et se continue par une pratique adéquate : bien sûr cet essai de fête ne vise pas à faire la fête, mais à se défaire de la passion négative qui rattache à cette foule. Il ne s'agit pas simuler afin de se prendre au jeu mais de simuler afin de se détacher du détachement passif en vue de le remplacer par une apathie active.
La deuxième est incompatible avec la première mais correspond à la même finalité : il s'agit alors ou d'animaliser les hommes ou de les chosifier en choisissant des identités d'animaux et de choses aptes à faire spectacle. La technique est d'abstraction : faire passer à l'arrière-plan les mots, gestes, conduites qui stimulent fatigue, énervement, haine, dégoût etc., et ne voir plus que des corps colorés en mouvements. Peut-on aller jusqu'à dire qu'il est ainsi question de neutraliser l'humain pour en extraire un tableau, une danse ? En tout cas, l'affaire est de rendre étrangers ces hommes trop présents aux nerfs, de leur conférer une étrangeté plaisante. Mais qu'est-ce qui rend l'étrangeté agréable à part l'esthétisation des apparences ? Pourrait-on voir cette foule comme un matériau offert à notre curiosité, comme un ensemble dont le fonctionnement est à découvrir ?
La première est donc de la voir comme compagnie festive, ce qui commence par la formulation d'expressions ad hoc et se continue par une pratique adéquate : bien sûr cet essai de fête ne vise pas à faire la fête, mais à se défaire de la passion négative qui rattache à cette foule. Il ne s'agit pas simuler afin de se prendre au jeu mais de simuler afin de se détacher du détachement passif en vue de le remplacer par une apathie active.
La deuxième est incompatible avec la première mais correspond à la même finalité : il s'agit alors ou d'animaliser les hommes ou de les chosifier en choisissant des identités d'animaux et de choses aptes à faire spectacle. La technique est d'abstraction : faire passer à l'arrière-plan les mots, gestes, conduites qui stimulent fatigue, énervement, haine, dégoût etc., et ne voir plus que des corps colorés en mouvements. Peut-on aller jusqu'à dire qu'il est ainsi question de neutraliser l'humain pour en extraire un tableau, une danse ? En tout cas, l'affaire est de rendre étrangers ces hommes trop présents aux nerfs, de leur conférer une étrangeté plaisante. Mais qu'est-ce qui rend l'étrangeté agréable à part l'esthétisation des apparences ? Pourrait-on voir cette foule comme un matériau offert à notre curiosité, comme un ensemble dont le fonctionnement est à découvrir ?
" " Mais ils me cassent les oreilles !" Soit, ton ouïe est brouillée ; mais quel rapport cela a-t-il avec toi ? Est-ce que la faculté d'user des représentations est brouillée elle aussi ? Et qui t'empêche d'user du désir et de l'aversion et du rejet de façon conforme à la nature ? Quel tumulte est assez fort pour cela ? " (ibid.)
Il n'est donc pas toujours possible de s'engager dans une telle redescription qualifiante. L'impression désagréable est quelquefois trop intense pour laisser la place à l'abstraction. La mise à distance va alors procéder différemment : localiser dans l'oreille la cause du déplaisir, l'énervement de la personne, privé de raisons, est alors réduit à une hypersensibilité auditive. Or, tout stoïcien sachant qu'il n'est pas ses oreilles, de ce que la foule leur fait mal, il ne peut inférer qu'elle lui nuit, à lui, le possesseur rationnel de ces oreilles dont on pourrait le priver sans qu'il cessât pour cela d'être tout autant lui-même.
En donnant ces conseils, Épictète ne veut pas tant pousser le disciple à devenir sage que le détacher d'un désir passionné de sagesse :
" En réalité nous ignorons que, tout en agissant autrement que la multitude, nous sommes en fait semblables à elle. Un autre a peur de ne pas avoir de magistrature ; toi d'en avoir une. Tu n'y es pas du tout, homme ! Mais comme tu te moques de celui qui a peur de ne pas avoir de magistrature, moque-toi pareillement de toi-même ! Avoir soif quand on a de la fièvre et avoir peur de boire comme celui qui a la rage, cela revient au même." (pp. 419-420)
C'est donc quand on est un homme-foule que la foule déclenche l'ire tant on veut gagner impulsivement l'état salutaire et les lignes que nous venons de commenter avaient comme fin de permettre au disciple de ne pas ressembler à la foule au moment même où on la fuit. Pour cela il a fallu métamorphoser la masse de façon à ne plus attiser en nous les passions populaires.
La maîtrise de soi est donc loin d'être pure et simple oeuvre de la raison, y contribue l'imagination comme capacité à faire voir sous le jour désiré la chose qui touche, jour sombre ou jour lumineux selon qu'il s'agit de détacher par dégoût ou de détacher par adhésion.
La maîtrise de soi est donc loin d'être pure et simple oeuvre de la raison, y contribue l'imagination comme capacité à faire voir sous le jour désiré la chose qui touche, jour sombre ou jour lumineux selon qu'il s'agit de détacher par dégoût ou de détacher par adhésion.
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