On sait que l'épicurien voit dans l'ami une condition nécessaire de la sagesse.
En effet chaque ami aide l'autre à s'approprier la vérité, c'est-à-dire à la comprendre à fond et à l'appliquer dans les conduites. Garde-fou, modèle, pédagogue, moi idéal fait homme, l'ami montre en clair ce que lui-même et son alter ego doivent penser et faire.
Épicure oppose cet ami à la foule, qui fait honte de ce qui n'est pas honteux et félicite à propos de ce qui n'est pas matière à éloges. Quand celle-ci perd de son flou et prend une identité individuelle, c'est le personnage du flatteur qui la représente, avatar dangereusement proche de la plèbe maléfique.
Mais je n'ai pas trouvé dans les textes épicuriens l'envers strict de l'ami, c'est-à-dire celui qui donnerait chair au mauvais moi, au pire du moi, sans doute parce que par définition, dans le sage réussi, le pire est absent. Cet être indésirable serait donc le compagnon néfaste de l'apprenant, de qui, sans être encore épicurien, tend à l'être. De cet autre qui actualise les plus mauvaises des potentialités de l'apprenti-sage, Ernst Jünger donne une approximation dans un texte du 4 Juin 1943 :
" Dans notre vie, certains hommes jouent le rôle de verres grossissants, ou plutôt de verres épaississants ; en quoi ils ils nous font tort. Ces natures incarnent nos tendances, nos passions, peut-être aussi nos vices secrets, qui se manifestent en leur compagnie. En revanche, nos vertus leur manquent. Certains s'accrochent à leurs héros, comme un mauvais miroir, un miroir déformant. Aussi, les écrivains donnent-ils volontiers à de tels personnages le rôle de serviteurs, par exemple : les personnages principaux en sont mieux éclairés. Falstaff, entre autres, est entouré de compagnons de beuverie de basse classe, de parents sensuels et sans dons spirituels. En conséquence, ils vivent à ses crochets.
Une telle compagnie nous est donnée comme épreuve, comme moyen de nous connaître. Elle vante tout ce qu'il y a de criard, de "toc" dans notre équipement d'intelligence et de sens, et elle nous encourage à persévérer dans cette voie. La plupart du temps, ce n'est pas la conscience que nous en avons qui nous délivre, mais quelque aventure peu glorieuse à laquelle notre association nous expose immanquablement. Nous nous séparons alors de notre mauvais génie." (La Pléiade, p. 529)
Ernst Jünger pensait-il alors aux Lémures ? Les voyait-il comme la mise en relief bien trop réelle de ses propres platitudes ?