Dans En marge des nuits (2010), Jean-Bertrand Pontalis, qui a alors 86 ans, intitule son cinquième chapitre
Désaccord avec Épicure. Je ne crois pas qu'un épicurien serait troublé par cette critique, mais, quand l'épicurien cessera d'argumenter, impeccablement conforme à l'École, je crains pour lui, s'il n'est plus jeune, qu'en homme ordinaire, sans l'avouer peut-être, il ne reconnaisse la part de vérité des lignes suivantes :
Désaccord avec Épicure. Je ne crois pas qu'un épicurien serait troublé par cette critique, mais, quand l'épicurien cessera d'argumenter, impeccablement conforme à l'École, je crains pour lui, s'il n'est plus jeune, qu'en homme ordinaire, sans l'avouer peut-être, il ne reconnaisse la part de vérité des lignes suivantes :
" "L'homme et la mort ne se rencontrent jamais car, quand il vit, elle n'est pas là et, quand elle survient, c'est lui qui n'est plus." Mon ami Jean P. me citait souvent ce propos d'Épicure alors que, j'en avais mille preuves, il ne cessait, guettant l'annonce des morts de ses congénères, de penser à sa propre mort et redoutait d'être là quand elle viendrait le saisir.
Fausse évidence d'Épicure. D'abord parce que, tout au long de la vie et depuis l'enfance, chacun a pu rencontrer la mort de ses proches, qui anticipe la sienne. Ensuite parce que la mort est en nous sous différents masques : affaiblissement ou extinction de tout désir, temps morts, pans entiers de notre existence qui s'effacent, perception angoissante du temps qui passe et alors l'éphémère cesse d'être l'instant de bonheur qu'il lui arrive d'être, il inscrit la fin dans le commencement. Enfin, si je ne puis me représenter mort - contradiction dans les termes -, je peux craindre la maladie incurable, je peux être saisi d'effroi devant la perspective d'une agonie, ce combat perdu d'avance. je n'oublierai jamais celle de N.: ses halètements précipités, sa recherche désespérée du souffle, ce regard vide qui ne voyait plus rien ni personne.
Jean P. avait-il lu La mort d'Ivan Illitch ? Le Doulou de Daudet ? Et Épicure, l'apôtre du plaisir, a-t-il pris plaisir à mourir ? A-t-il connu la douleur d'aimer ?
Notre existence : entre la vie et la mort. Ou, mieux - est-ce ce que voulait dire Lacan ? -, "entre deux morts", le néant d'avant, le néant d'après.
Notre naissance : un accident, un minuscule accident, une intempestive apparition dans l'infini défilé des morts.
Il existe un travail interne de la mort comme il existe un travail, interne, lui aussi des rêves. ils sont antinomiques. Car le rêve est mémoire, résurrection, par bribes, du passé, il nie l'effacement, l'irréversibilité du temps, conjure l'oubli des morts. La mort en nous, elle, effectue un travail de sape, insidieusement destructeur, comme un cancer longtemps silencieux. Elle morcelle, fragmente, délie ce qui, tant bien que mal, formait un ensemble."
Fausse évidence d'Épicure. D'abord parce que, tout au long de la vie et depuis l'enfance, chacun a pu rencontrer la mort de ses proches, qui anticipe la sienne. Ensuite parce que la mort est en nous sous différents masques : affaiblissement ou extinction de tout désir, temps morts, pans entiers de notre existence qui s'effacent, perception angoissante du temps qui passe et alors l'éphémère cesse d'être l'instant de bonheur qu'il lui arrive d'être, il inscrit la fin dans le commencement. Enfin, si je ne puis me représenter mort - contradiction dans les termes -, je peux craindre la maladie incurable, je peux être saisi d'effroi devant la perspective d'une agonie, ce combat perdu d'avance. je n'oublierai jamais celle de N.: ses halètements précipités, sa recherche désespérée du souffle, ce regard vide qui ne voyait plus rien ni personne.
Jean P. avait-il lu La mort d'Ivan Illitch ? Le Doulou de Daudet ? Et Épicure, l'apôtre du plaisir, a-t-il pris plaisir à mourir ? A-t-il connu la douleur d'aimer ?
Notre existence : entre la vie et la mort. Ou, mieux - est-ce ce que voulait dire Lacan ? -, "entre deux morts", le néant d'avant, le néant d'après.
Notre naissance : un accident, un minuscule accident, une intempestive apparition dans l'infini défilé des morts.
Il existe un travail interne de la mort comme il existe un travail, interne, lui aussi des rêves. ils sont antinomiques. Car le rêve est mémoire, résurrection, par bribes, du passé, il nie l'effacement, l'irréversibilité du temps, conjure l'oubli des morts. La mort en nous, elle, effectue un travail de sape, insidieusement destructeur, comme un cancer longtemps silencieux. Elle morcelle, fragmente, délie ce qui, tant bien que mal, formait un ensemble."
Commentaires
Pour Epicure, dont l’objectif est la tranquillité de l’âme, l’ataraxie ou l’absence de troubles, propose à travers son quadruple remède (tetrapharmakon) de considérer la mort d’un point de vue physique, pour ce qu’elle est, c’est-à-dire cessation de toute sensation, afin de ne plus craindre la mort. Il répond à une crainte en essayant de la supprimer. On voit toute la contradiction avec la démarche psychanalytique, qui, au contraire, fait tous les efforts possibles pour éviter de refouler ce type de craintes. On voit bien dans ce passage, fort intéressant, de Jean-Bertrand Pontalis, qu’il y a une nette volonté de prendre en charge le caractère destructeur et angoissant de la mort.
La position épicurienne et le travail de réflexion sur la sensation et la mort comme privation de sensation pourrait de prime abord ressembler à la réflexion stoïcienne concernant la mort: il faut accepter la mort (la nôtre comme celle des autres) comme quelque chose d’indifférent, qui ne dépend pas de nous, et qui n’est donc ni un bien ni un mal moral. C’est une façon, comme pour Epicure, de mettre la mort à distance pour évacuer la crainte de la mort qui trouble la sérénité de l’âme.
Et pourtant, le stoïcisme ne se contente pas de ce rapport à la mort. La méditation de la mort, qui permet à celui qui pratique cet exercice d’accepter le destin, ou la Providence divine, n’a pas pour but d’évacuer la mort, mais de l’accepter comme un fait, et d’y consentir, peu importe quand et où elle survient.
On a donc trois attitudes très différentes face à la mort, et si ce texte met bien en évidence l’opposition entre épicurisme et psychanalyse, la lecture des textes stoïciens (Epictète et Marc Aurèle par exemple) révèle une troisième attitude possible, qui prend à la fois en compte la crainte de la mort (comme la psychanalyse), mais ne tente pas de l'évacuer (comme l'épicurisme), mais de l'accepter pleinement.
Elle me permet aussi de réaliser qu'un stoïcien n'est pas troublé par la critique de Pontalis mais je crains que, quand le stoïcien cessera d'argumenter, impeccablement conforme à l'École, il ne reconnaisse la vérité des lignes du psychanalyste !
Plaisanterie à part, la croyance selon laquelle la mort n'est pas un mal mais un indifférent est-elle plus et au mieux qu'une croyance tenue pour vraie, voire vraie ? Est-il psychologiquement possible de parvenir à se confronter à la mort dans l'apathie par la médiation de la philosophie et de ses exercices ? Autrement dit, peut-on agir conformément à la croyance en jeu, vraie ou tenue pour vraie ?
Il y a au moins un doute, nourri par exemple par le récit de Montaigne, expliquant que son effort continuel pour devenir indifférent face à sa mort s'avère sans efficacité à l'occasion d'un accident dangereux dont il est victime (une chute de cheval,je crois) ; ce qui le conduit à ne plus méditer sur la mort à venir, jugeant vain un tel effort.
On peut néanmoins éclairer cette situation de manière un peu plus généreuse par la maxime de La Rochefoucauld selon laquelle la philosophie peut quelque chose contre les maux passés et à venir mais rien contre les maux présents. Ce qui reviendrait dans ce cas à reconnaître que le stoïcien pourrait supporter mieux qu'un autre la mort passée des gens auxquels il tenait ou la mort quand elle n'est que lointaine. Mais il échouerait alors face à la situation par rapport à laquelle précisément la croyance dans l'indífférence est jugée indispensable, l'expérience de la mort proche, la sienne ou celle d'autrui.