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mardi 14 octobre 2008

Sénèque (35): paroles de foule.

Alors Sénèque fait parler la foule.
On peut entendre les premières paroles comme une justification du massacre :
« Sed latrocinium fecit aliquis, occidit hominem » ( Mais l’un d’eux a commis un vol à main armée, il a tué un homme).
Or, Sénèque ne dénonce pas la peine mais l’assistance à la peine :
« Quid ergo ? Quia occidit, ille meruit ut hoc pateretur ; tu quid meruisti miser, ut hoc spectes ? » ( Comment donc ? Parce qu’il a tué, il a mérité de subir cela ; en quoi as-tu mérité, misérable, de regarder cela ?)
L’assistance à la peine est ainsi interprétée comme peine. En effet regarder ce qui se passe rabaisse moralement ; dès l’ouverture de cette septième lettre, Sénèque avait souligné le danger de la fréquentation de la multitude (multorum conversatio). Or, ce danger est à son maximum quand l’activité sociale apporte du plaisir (voluptas). Paradoxalement, comme la victime massacrée, le spectateur perd. Certes l’objet de la perte et sa valeur diffèrent car l’un perd à juste titre la vie et l’autre sans bonne raison aucune la moralité.
On ne sait pas si les secondes paroles sont proférées par le même anonyme représentant de la foule ou par un autre. Je penche plutôt pour la deuxième hypothèse car c’est la voix non plus d’un défenseur mais d’un spectateur engagé dans le jeu, une sorte de « supporter » :
« Occide, verbera, ure ! » (Tue, fouette, brûle !)
Au fond c’est l’amateurisme du combattant que le spectateur dénonce comme s’il n’avait pas compris la différence entre les gladiateurs et cette chair à massacre sur laquelle il porte donc des jugements moraux :
« Quare tam timide incurrit in ferrum ? quare parum audacter occidit ? quare parum libenter moritur ?” ( Pourquoi se jette-t-il si craintivement sur le fer ? Pourquoi tue-t-il si peu hardiment ? Pourquoi meurt-il de si mauvais gré ?)
Sénèque ne donne pas la réplique, il se contente de constater ce qu’il en est :
« Plagis agitur in vulnera » ( à cause des coups il va aux blessures)
Puis la voix reprend mais désormais sans jugements, souhaitant seulement l’apparition de ce qui est plaisant à voir :
« Mutuos ictus nudis et obviis pectoribus excipiant » ( Qu’ils se donnent mutuellement des coups sur leurs poitrines nues et offertes)
Sénèque en reste encore une fois au factuel :
« Intermissum est spectaculum » ( Le spectacle est interrompu).
En effet c’est la pause que ces massacres remplissent. En somme, ce contre quoi Sénèque met Lucilius en garde, c’est de voir un spectacle là où il n’y en a plus et là où il n’y en a pas encore.
Puis c’est à une troisième voix de justifier encore une fois l’abomination :
« Interim jugulentur homines, ne nihil agatur » ( Dans l’intervalle qu’on égorge des hommes, pour qu’il ne se passe pas rien).
Puis de Sénèque, cette phrase un peu énigmatique :
« Age, ne hoc quidem intelligitis, mala exempla in eos redundare, qui faciunt ? » (Allons, vous ne comprenez même pas que les mauvais exemples retombent sur ceux qui les donnent ?)
Enigmatique, car à première vue contradictoire avec celle qui la suit :
« Agite dis immortalibus gratias, quod eum docetis esse crudelem, qui non potest discere » ( Rendez grâce aux dieux immortels : celui auquel vous enseignez à être cruel n’est pas en mesure de l’apprendre)
Tentons ! C’est une leçon de philosophie politique que Sénèque donne à la foule ; l’approbation de la cruauté des massacres serait dangereuse politiquement car de massacreur on deviendrait bien vite massacré. Phrase elle-même dangereuse bien vite désamorcée par la flatterie : Néron n’est pas de cette farine-là ! S’il en est ainsi, les massacres ne sont plus vus seulement comme des occasions de déchéance morale mais aussi comme des événements favorisant l’asservissement politique. Certes, si cela a été dit, c’est resté tout à fait discret.

lundi 13 octobre 2008

Sénèque (34) : la lecture relativiste de Paul Veyne.

Paul Veyne ajoute une note à la description que Sénèque donne du spectacle sanglant de midi. La voici :
« Du sadisme d’un spectacle, il ne faut pas conclure au sadisme des spectateurs : le léger sadisme de tout être humain est conforté ou ne l’est pas, selon qu’un spectacle est tenu pour normal ou ne l’est pas dans la civilisation considérée ; entre l’atrocité et l’inconscience innocente, la barrière est historique et fragile. Elle ne vient pas d’une nature humaine, altruiste ou sadique, mais d’un conformisme. » (p.613)
On repère vite la cible de Paul Veyne : la nature humaine. Il fait en effet partie des historiens portés à la traquer. Mais je doute de vraiment comprendre le propos.
D’abord il est miné par une contradiction : en effet comment à la fois nier l’existence d’une nature humaine sadique et relever « le léger sadisme de tout être humain » ? Mais passons.
Ce que Veyne veut mettre à la place du sadisme, c’est le conformisme. Mais on se demande comment il est possible d’expliquer ce conformisme universel sans se référer à une nature elle-même universelle qui y dispose ou au moins ne s'y oppose pas. Je ne saisis pas non plus ce qui autorise Veyne à qualifier le spectacle de sadique si son relativisme historiciste lui interdit d’appliquer ce même adjectif aux spectateurs. En effet si l’atrocité doit être décrite comme inconscience innocente quand elle est institutionnalisée, pourquoi ne pas caractériser aussi le spectacle en question d’innocemment inconscient ?
Quant à cette inconscience, désigne-t-elle quelque chose de consistant si les atrocités dont elle n’a pas conscience ne sont atrocités que du seul fait qu'elles ne sont pas instituées ?
Il est sans doute permis de lire ces lignes comme une illustration de la dimension auto-réfutante du relativisme historiciste.

mercredi 24 septembre 2008

Sénèque (32) : turba turbat (= la foule dérange). Comment un même ensemble peut être vu sous deux aspects distincts.

C’est dans la première phrase de la lettre 7 que la foule (turba) fait son entrée dans la correspondance de Sénèque avec Lucilius. Jusqu’alors c’était souvent autrui sous une forme individuelle (certes anonyme) qui était présenté comme obstacle pour celui qui veut s’améliorer : il en va ainsi, dans la première lettre, de celui qui me prend mon temps. L' autre n’est pas nécessairement un danger à éviter mais il doit être maintenu à l’extérieur du cercle du philosophe et de ses proches : c'est le cas, dans la lettre 3, de celui qui ne mérite pas le nom d’ami. Néanmoins dans la même lettre, il prend franchement la figure de l’ennemi (inimicus). Quand Sénèque envisage un groupe de personnes individuées partageant le même trait, il emploie le mot quidam (certains) ou ei que (ceux qui).
Certes dans la lettre 5, Sénèque se réfère déjà à un sujet collectif, le peuple (populus), le vulgus (le commun des hommes) mais l’entité qu’il désigne alors par ces termes n’a pas la franche négativité qu’il attribue dans la lettre 7 à la foule. Le populus incarne l’usage commun que le cynique est porté à transgresser et auquel Sénèque conseille Lucilius de se conformer extérieurement. Vue ce jour, la masse des hommes incarne des normes qu’il faut respecter, les cyniques se trompent alors de cible en montrant par leur manière de vivre qu’ils la condamnent.
Il y a certainement chez Sénèque une tension entre cette représentation de la masse et celle qu’il associe à la foule, car il va de soi que ce sont les mêmes hommes qui peuvent être vus comme le peuple qu’il n’est pas raisonnable de choquer et comme la foule qu’il faut fuir (d’ailleurs, comme on le vérifiera dans le texte qui suit, Sénèque se sert aussi du mot populus pour désigner la masse en tant qu’elle est nocive):
“ Quid tibi vitandum praecipue existimem, quaeris : turbam. Nondum illi tuto committeris. Ego certe confitebor imbecillitatem meam : nunquam mores, quos extuli, refero. Aliquid ex eo, quod composui, turbatur; aliqui ex is, quae fugavit, redit. Quod aegris evenit, quos longa imbecillitas usque eo adfecit, ut nusquam sine offensa proferantur, hoc accidit nobis, quorum animi ex longo morbo reficiuntur. Inimica est multorum conversatio : nemo non aliquod nobis vitium aut commendat aut inprimit ou nescientibus adlinit. Utique quo major est populus, cui miscemur, hoc periculi plus est. » ( = Tu me demandes ce qu’à mon avis tu dois éviter avant tout : la foule. Tu ne te commettrais pas avec elle sans danger. Moi en tout cas je t’avouerai ma faiblesse : jamais je ne reviens avec le caractère avec lequel je suis sorti. Quelque chose dans ce que j’ai arrangé est bouleversé ; quelque chose de ce que j’ai fui revient. Ce qui arrive aux malades qu’une longue faiblesse a affecté au point qu’ils ne sont amenés nulle part sans malaise, cela nous arrive à nous dont les esprits se remettent d’une longue maladie. La fréquentation de la multitude est nuisible: il y a toujours quelqu’un ou pour faire valoir quelque vice ou pour l’imprimer en nous ou pour nous en imprégner à notre insu. En tout cas plus grand est le peuple auquel nous sommes mêlés, plus il y a de danger.)
La foule, c’est la masse des hommes non plus vue de l’extérieur mais vue de l’intérieur, ce qui donne une masse de vices. Or, autant il faut extérieurement imiter ce qu’elle montre à l’extérieur, autant il est fatal pour le philosophe d’intérieurement imiter ce qu’elle est à l’intérieur. A dire vrai, dans ce passage, la foule n’a pas une identité collective psychologique ; sa dangerosité vient seulement de ce qu’elle est composée d’une multitude d’individus dont chacun est dangereux. Il ne me semble pas que Sénèque se réfère ici à quelque chose comme le poids de la société sur l’individu ; s’il rend le danger proportionnel au nombre, ça me paraît être parce que croît avec la quantité de gens le nombre d’homme vicieux.
Pour rendre compte de l’effet de la foule sur celui qui veut se réformer, il faut se référer au mimétisme : même avancé dans la réforme de soi, le sujet reste fragile du fait d’un mimétisme qui échappe à la volonté. Sénèque est toujours très attentif à mettre le doigt sur sa propre vulnérabilité, ce qui le rend proche du lecteur moderne, très conscient du fait que la barre stoïcienne est placée vraiment très haut. On peut même se demander si l’idéal, loin d’être héroïque, n’est pas tout simplement imaginaire. En effet, dans ce passage, Sénèque identifie la dimension relationnelle de l’être humain (pour dire vite, je ne suis pas dans une foule comme je suis chez moi ou avec un ami) à une pathologie dont il faudrait guérir. C’est clair que si on conçoit la perfection de soi comme une composition de soi sous le contrôle constant d’une volonté efficace, on perçoit toutes les relations avec des autres qui ne sont pas les doubles de soi comme des risques de décomposition.
Ce passage traduit le rêve d’une identité fixée une fois pour toutes et inaltérable, quelles que soient les circonstances. Dans ces conditions sortir dans le monde extérieur tient de l’engagement militaire risqué (commitere est d’ailleurs un mot du vocabulaire militaire) : tant que la victoire n’est pas possible (on appellera victoire ici l’invulnérabilité mentale), il faut se retirer au plus tôt de façon à ne pas augmenter la gravité des pertes.

samedi 20 septembre 2008

Sénèque (31) : comment s’améliorer ?

Sénèque a appelé Lucilius à passer de la lecture des préceptes à la perception des conduites inspirées par eux.
Dans un passage cité par Jacques Bouveresse dans La connaissance de l’écrivain (2008), Musil reconnaît aussi que « la force de suggestion de l’action est plus grande que la pensée » mais l' opposition qu'il fait n’est pas entre le texte et la vie mais entre deux types de texte : l’essai et le roman. On pourrait établir l’analogie suivante : pour Musil l’essai est au roman ce que pour Sénèque le texte est à la vie. L’écrivain autrichien pense en effet qu’ « il peut y avoir plus de puissance dans le fait de ne pas exprimer de telles pensées mais de les incarner (verkörpern) ».
Sénèque, pour instruire Lucilius, ne dispose pas du roman ; entre les règles et leur application réelle, il n'a pas de cet intermédiaire qu’est leur application dans la fiction.
Quelques siècles plus tard, Diogène Laërce ne va-t-il pas en un certain sens écrire un roman dont les personnages sont les philosophes antiques ? Certes c’est nous qui le lisons comme un romancier peut-être parce que nous sommes convaincus aujourd’hui que l’incarnation fictive est le plus haut degré de l’incarnation des idées et que toute incarnation qui se prétendrait réelle aurait quelque chose d’une mystification ou au moins d’une très mauvaise connaissance de soi.
Cependant, même si c’est le cas, cela n’entraîne pas comme conséquence que l’incarnation en question, parce que fictive, n’a aucun effet sur les lecteurs. Wittgenstein n’a-t-il pas cherché un effet de ce genre dans, entre autres, les textes de Tolstoï ? N’est-ce pas un effet comparable à celui que peut présenter une formule creuse quand, changeant d’aspect, elle devient une formule profonde ? Cet effet serait une stimulation de la volonté qui rendrait possible sur quelques points au moins une vie différente de celle qu’on a précédemment vécue.
Il semble cependant qu’il y a une frontière bien incertaine entre la littérature que j’évoque et les textes édifiants et moralisateurs. Tentons une distinction : on appellera texte édifiant un texte dont la leçon morale est univoque et qui ne rend pas compte de la difficulté de la délibération morale dûe à la pluralité des biens, aux multiples manières possibles de les hiérarchiser, à l’incertitude du futur. Sans le savoir, Diogène Laërce a écrit un texte pas du tout édifiant, tant sont nombreuses et contradictoires les conduites morales qu’il rend intelligibles et - c'est à voir - stimulantes pour la volonté du lecteur.

vendredi 19 septembre 2008

Sénèque (30): montrer qui on est, pas le dire.

Il y a donc pour Lucilius un meilleur moyen de progresser, c’est de venir voir Sénèque.
De toute évidence, ce dernier met la parole vivante (vox viva) au-dessus du discours (oratio). Noblot traduit oratio par discours écrit. Je me demande s’il ne convient pas davantage d’opposer ici la parole spontanée au texte composé, qu’il soit écrit ou oral, l’idée me paraissant être que l’oratio peut faire illusion alors que la vox viva révèle ce qu’il en est de l’homme. La première raison que Sénèque donne pour justifier le fait que Lucilius doit venir sur les lieux (in rem praesentem venire) est que les hommes croient plus dans leurs yeux que dans leurs oreilles (homines amplius oculis quam auribus credunt). Or, il semble y avoir une contradiction entre l’éloge de la parole vivante et la valeur accordée non à l’ouïe mais à la vue. Mais il n’en est rien car si la parole vivante est formatrice, ce n’est pas en tant qu’elle est porteuse d’un contenu mais en tant qu’elle exemplifie une conduite exemplaire. Ainsi la deuxième raison est tout à fait intelligible :
« longum iter est per praecepta, breve et efficax par exempla » ( = le chemin est long par les préceptes, court et radical par les exemples)
La voix en direct ne donne donc pas aux préceptes un pouvoir plus fort de conviction, elle illustre à sa manière la conformité d’une vie aux préceptes. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que Sénèque aille jusqu’à mettre au second plan les paroles de Socrate :
« Platon et Aristoteles et omnis in diversum itura sapientum turba plus ex moribus quam ex verbis Socratis traxit » ( = Platon et Aristote et toute cette troupe de sages qui allait prendre une direction opposée ont plus tiré des mœurs de Socrate que de ses paroles)
Il y aurait donc deux paroles : l’une, scolaire, qui, du point de vue de la formation, ne vaut pas plus que l’écrit, c’est celle qui se réduit à être le véhicule des règles ; l’autre qui manifeste l’accord de la vie avec la doctrine : il ne paraît donc même pas nécessaire que cette parole se réduise à formuler les vérités doctrinales. Quoi qu’elle dise – mais certes elle ne peut tout de même pas dire n’importe quoi –, elle montre ce qui doit être imité par le disciple. Aussi il ne s’agit pas tant pour lui d’écouter une vérité qui coulerait des lèvres mêmes du maître que de vivre avec lui :
« Zenonem Cleanthes non expressisset, si tantummodo audisset : vitae eius interfuit, secreta perspexit, observavit illum, an ex formula sua viveret » ( = Cléanthe n’aurait pas reproduit Zénon, s’il l’avait seulement écouté : il a participé à sa vie, il a vu clairement les choses secrètes, il a observé s’il vivait selon sa règle)
Comme des soldats qui logent sous la même tente – en effet Sénèque utilise le terme militaire de contubernium pour caractériser la camaraderie d’Epicure et de ses disciples -maître et disciple cohabitent : aucune vie privée ne permet donc au maître de cacher des vices. Quant elle n’est jamais à l’abri des regards, la conduite est transparente : pas d' idée chez Sénèque d’une intériorité secrète et impénétrable qui réduirait la possibilité pour le disciple de connaître en profondeur ce qu’il en est de son maître.
J'ajoute pour terminer que ces quelques lignes consacrées à Cléanthe donnent à la figure du disciple un relief inattendu : en effet par le regard pénétrant (perspexit) et le souci de vérifier, de surveiller (observavit), il a quelque chose sinon de l’espion du moins du contrôleur méfiant qui ne veut pas s’en laisser compter par un maître dont seule la parole serait magistrale.
Doit-on aller jusqu’à penser que par sa présence attentive le disciple contribue au perfectionnement du maître, au sens où ce dernier, constamment sous le regard de celui qu’il veut transformer, fait correspondre au plus près ses actions à ses principes ? Est-ce ce que veut dire Sénèque dans la phrase qui clôt ce passage ?
« Nec in hoc te accerso tantum, ut proficias, sed ut prosis : plurimum enim alter alteri conferemus » ( = et je ne te demande pas seulement de venir pour que tu progresses, mais pour que tu sois utile : en effet l’un à l’autre nous nous apporterons beaucoup )

mercredi 17 septembre 2008

Sénèque (29): la lecture comme absorption non problématique.

Sénèque présente deux manières de hausser Lucilius à sa hauteur.
La première consiste à lui faire lire ce qu’il a lu. Non pas simplement, comme il l’a fait dans les trois premières lettres, en terminant sur une citation proposée à la méditation de Lucilius, mais en envoyant les livres eux-mêmes. Cependant, comme les passages à lire seront précisément déterminés par Sénèque, la méthode n’est pas radicalement différente.
Ce que Sénèque attend de la lecture que Lucilius fera des textes mérite une analyse un peu détaillée. Il s’agit d’abord à ses yeux d’un transvasement:
« Ego vero omnia in te cupio transfundere » = moi je désire vraiment tout faire passer en toi (Noblot: “Eh ! Certes je ne demande qu’à faire passer toute ma science en toi »).
La finalité d’une telle transmission est double : la première va de soi, c’est l’instruction du disciple. La seconde, c’est le plaisir d’une possession partagée :
« Nullius boni sine socio jucunda possessio est » = sans un compagnon (socius = associé), la possession d’aucun bien n’est agréable (Noblot : « tout bien dont la possession n’est point partagée perd sa douceur »).
A ce niveau, il faut introduire une nouvelle distinction car l’idée du partage a deux fonctions ; quand il est effectif, elle rend agréable la possession. Mais c’est aussi l’idée du partage à venir qui motive l’appropriation de la connaissance. Sénèque va même jusqu’à écrire que si la sagesse (sapienta) lui était donnée à condition qu’il ne la partage pas, il la rejetterait (ce qui est relevé par lui non comme une énigme psychologique à expliquer mais comme un fait humain : certes c' est d’abord présenté comme une propriété idiosyncrasique - "moi, je etc"- mais la règle générale qu’il formule – "sans un compagnon la possession d’aucun bien n’est agréable" - laisse penser qu’à travers son expérience personnelle il découvre une caractéristique générale).
C’est donc par l’intermédiaire d’ une double relation à autrui que Sénèque progresse. D’une part celle qui l’unit à l’auteur des textes qu’il lit, d’autre part celle qui le relie au lecteur (amicus, socius) de ces mêmes textes qu’il fera lire. Le premier fournit le bien, le deuxième la motivation de se l’approprier. Un tel bien est pensé comme une chose déterminée dont le texte est porteur et qui passe, tel un colis, d’une main à l’autre sans altération aucune. Si on identifie ce bien à une connaissance, il va de soi qu’elle est univoque et n’appelle en rien une interprétation ou un autre jugement de la part du lecteur que celui d’approbation et d’admiration. Il n’y alors pas de raison que l’auteur se limite à relier ces deux associés (socii), une telle chaîne paraît en effet prolongeable sans fin.
Je remarque que celui qui apprend (autant que celui à qui il fera apprendre) ne tire pas son savoir d’un fond intérieur (qu’on pourrait appeler par exemple la raison). Dès la lettre 2, l’extériorité de la connaissance a été mise en évidence par la comparaison des livres à des aliments et à des remèdes. Dit autrement, on est très loin ici de l’enquête socratique, dans laquelle la parole reliait une raison singulière - détachée de sa singularité - à une autre raison singulière - à détacher de sa singularité - dans le souci commun de s'entendre sur des vérités universelles (c’est vrai cependant que de temps en temps des citations homériques nourrissaient le questionnement).
Pour Sénèque ici, les vérités sont déjà écrites dans des livres et la condition de l’accès à la connaissance n’est que la condition de la découverte des bons passages des bons livres, au point qu’on peut parler de vérités condensées qui ne perdent rien à n’être transmises que dans quelques lignes.
N’ y aurait-il pas alors dans l’enquête socratique comme dans le type d'instruction présenté par Sénèque la même valeur accordée à ce qu’on pourrait appeler le trait rapide ? Pour Socrate, ce serait la question, pour Sénèque, la citation mais dans les deux cas, il y a, à peu de frais en somme, une modification positive du destinataire. Certes la modification va chez Socrate avec de la douleur, du malaise, de l’embarras. Je ne perçois pour l’instant rien de tel dans la relation de Sénèque et de Lucilius avec les textes qui les éclairent. C’est plutôt le plaisir qui accompagne autant la première lecture que celle de celui qu’on fait lire.
Cet éloge d’une certaine lecture ne va pas empêcher cependant Sénèque de juger qu’il y a une meilleure manière pour Lucilius de se mettre à son niveau.

vendredi 12 septembre 2008

Sénèque (33) : pourquoi condamner les jeux de cirque ?

Sénèque identifie dans la suite de la lettre 7 l’activité sociale la plus dangereuse du point de vue de la réforme de soi :
« Nihil vero tam damnosum bonis moribus quam in aliquo spectaculo desidere : tunc enim per voluptatem facilius vitia subrepunt. Quid me existimas dicere ? Avarior redeo, ambitiosor, luxuriosor, immo vero crudelior et inhumanior, quia inter homines fui » = rien n’est vraiment aussi nuisible aux bonnes mœurs que de s’arrêter dans un spectacle : alors en effet par le plaisir les vices s’insinuent en nous plus facilement. Que juges-tu que je dis ? Je reviens plus avide, plus prétentieux, plus voluptueux, oui vraiment plus cruel et plus inhumain, du fait d’avoir été parmi les hommes
Sénèque consacre alors un passage à décrire le spectacle de midi dans lequel il est entré fortuitement. Sénèque veut dire par casu (fortuitement) qu’il n’a pas eu l’intention de voir le spectacle qu’il va en fait voir : il s’ attend (expectans) à des jeux (lusus), à des plaisanteries (sales), à quelque chose de relaxant (aliquid laxamenti), grâce auquel les yeux des hommes se reposent du sang humain (quo hominum oculi ab humano cruore adquiescant). En fait, il va contre son gré assister à tout le contraire :
« Quicquid ante pugnatum est, misericordia fuit ; nunc omissis nugis mera homicidia sunt : nihil habent quo tegantur. Ad ictum totis corporibus expositi numquam frustra manum mittunt. Hoc plerique ordinariis paribus et postulaticiis praeferunt. Quidni praeferant ? non galea, non scuto repellitur ferrum. Quo munimenta ? quo artes ? omnia ista mortis morae sunt. Mane leonibus et ursis homines, meridie spectatoribus suis obiciuntur. Interfectores interfecturis jubent obici et victorem in aliam detinant caedem ; exitus pugnantiun mors est : ferro et igne res geritur. Haec fiunt, dum vacat harena » = tous les combats d’avant étaient miséricorde ; maintenant finies les bagatelles, ce sont de purs assassinats : ils n’ont rien pour se protéger. Exposés au coup sur toutes les parties du corps, jamais ils ne frappent en vain. Le plus grand nombre préfère cela aux couples ordinaires ou aux vedettes. Pourquoi ne le préféreraient-ils pas ? Le fer n’est repoussé ni par le casque, ni par le bouclier. A quoi bon des moyens de défense ? A quoi bon des techniques ? Toutes ces choses-là retardent la mort. Le matin les hommes sont exposés aux lions et aux ours, à midi ils le sont à leurs spectateurs. Ils ordonnent au tueur de se jeter devant celui qui le tuera et ils gardent le vainqueur pour un autre massacre : l’issue pour les combattants est la mort. La chose est accomplie par le fer et par le feu. Ces choses-là ont lieu, quand dans l’arène on fait relâche.
Visiblement Sénèque ne condamne pas tant les jeux du cirque que ces intermèdes où sont présentées des mises à mort qui ne respectent pas les règles du jeu habituelles. Ce que Sénèque réprouve ici, ce n’est pas que le sang humain soit versé mais que les intermèdes n’aient pas comme fonction de reposer le regard de ceux qui ont assisté aux mises à mort réglées.
Ce n’est pas sans quelque ironie qu’on lit ces lignes destinées à illustrer le risque que court quiconque se mêle à la foule. Le mal d’esprit auquel le progressant s’expose et sur lequel Sénèque centre toutes ses préoccupations est tout de même bien peu de chose comparé aux dangers que courent dans l’arêne ceux dont la vue desquels est un obstacle au perfectionnement de l’âme philosophique.
Car, il ne faut pas s’y tromper, ici ce n’est pas tant ces activités barbares que Sénèque condamne que le fait d’y assister. Il va de soi que le philosophe stoïcien ne les approuve pas, mais dans sa ligne de mire il a moins les massacres réels que les dégâts moraux que ces massacres produisent chez celui qui y assistent.
C’est à partir de passages de ce genre qu’on réalise à quel point Sénèque est bien un homme de son temps.

dimanche 15 juin 2008

Sénèque (27) : le malade médecin.

La sixième lettre débute de manière inhabituelle. Alors que les précédentes commençaient par une référence à son destinataire, Sénèque se rapporte ici à lui-même :
« Intellego, Lucili, non emendari me tantum sed transfigurari : nec hoc promitto jam aut spero, nihil en me superesse, quod mutandum sit. Quidni multa habeam, quae debeant colligi, quae extenuari, quae adtolli ? Et hoc ipsum argumentum est in melius translati animi, quod vitia sua, quae adhuc ignorabat, videt. Quibusdam aegris gratulatio fit, cum ipsi aegros se esse senserunt. » = Je remarque, Lucilius, que je suis non seulement amendé mais aussi métamorphosé : mais je n’assure pas déjà ni n’espère qu’il ne reste rien qui doive être changé. Pourquoi n’aurais-je pas beaucoup à contenir, à affaiblir, à redresser ? Et c’est la preuve même d’un esprit porté vers le mieux que de voir les vices que jusqu’alors il ignorait. On félicite certains malades quand ils se sont rendus qu’ils sont malades.
Entre la seconde et la sixième lettre, la maladie a changé de fonction.
Elle était au départ la métaphore du degré maximum d’imperfection. Associée désormais à la conscience d’elle-même, elle désigne cette fois une perfection naissante.
Mais le maître n’est-il rien de plus qu’un homme conscient d’être imparfait ? Non, l’âme du maître évoque un chantier, a work in progress.
On peut certes s’étonner qu’il ne suffise pas à Sénèque de reconnaître ses réformes intérieures mais qu’il évoque une transfiguration. On doit sans doute comprendre que les corrections visent non le maintien mais la conversion de soi.
On a ici la curieuse alliance d’une conception gradualiste et d’une conception instantanéiste du perfectionnement.
Au-delà d’un certain seuil, ce qui change devient autre, même si la nouvelle identité requerra pour s'actualiser pleinement des changements ultérieurs. Quelque chose dans le sujet prend forme, tel un bâtiment en construction qui soudainement est anticipé comme monument, tel un ensemble de couleurs et de formes posés sur une toile et d’un instant à l’autre devenant figure identifiable.
Mais cet éloge que le maître adresse à lui-même laisse perplexe : qu’est-ce qui assure Sénèque, vu qu’aucun maître supérieur ne l’évalue, qu’il se corrige bel et bien et qu’il n’est pas simplement en train de croire qu’il se corrige ?

samedi 14 juin 2008

Sénèque (26) : comment vivre sans espérer ?

La condamnation de la sauvagerie artificielle des cyniques n’implique pas celle de la sauvagerie naturelle des bêtes. Ce n’est pas seulement que les bêtes suivent nécessairement la nature alors que les cyniques eux ne font que suivre la mode cynique ; c’est que les bêtes sont un modèle pour l’apprenti stoïcien. C’est sous ce jour que les animaux font leur entrée dans les Lettres à Lucilius, précisément à la fin de la lettre V :
« Ferae pericula, quae vident, fugiunt ; cum effugere, securae sunt : nos et venturo torquemur et praeterito. Multa bona nostra nobis nocent : timoris enim tormentum memoria reducit, providentia anticipat. Nemo tantum praesentibus miser est.” = les bêtes sauvages fuient les dangers qu’elles voient ; quand elles ont fui, elles sont tranquilles : nous, nous sommes tourmentés et par le temps à venir et par le temps écoulé. Beaucoup de nos biens nous nuisent : en effet la mémoire ramène le tourment de la crainte, la prévoyance l’anticipe. Personne n’est malheureux seulement à causes des choses présentes.
On comprend qu’il ne s’agit pas de supprimer l’humanité en soi, dans un effort vain de se débarrasser de la conscience du temps. Sénèque le dit explicitement :
« Providentia maximum bonum condicionis humanae » = la prévoyance est le bien suprême de la condition humaine.
Il s’agit donc de faire un usage bénéfique de la capacité humaine d’anticipation.
Comment donc anticiper l’avenir de manière à pouvoir être prêt pour le présent, adapté, disposé aux choses présentes (ad praesentia aptamur) ? Une telle disponibilité pour le présent est conditionnée par la disparition de quelque chose de double auquel Sénèque donne plusieurs noms.
Si l’on se tient au texte d’Hécaton qu’il cite (« notre Hécaton » : pour la première fois Sénèque se réfère à un stoïcien), c’est l’opposition entre craindre (timere) et espérer (sperare). Mais Sénèque n’utilise pas seulement timor et spes, noms de la même famille que les deux verbes mentionnés. Il associe metus à timor (ce qui se comprend car ce sont des synonymes) et cupiditas (le désir, la passion) à spes. Cette dernière association, plus intéressante, permet de comprendre que la fin de l’espérance n’est pas la suppression impossible de l’anticipation de l’avenir, mais l’absence d’une anticipation exprimant des désirs violents.
Pour faire comprendre à Lucilius que cette double chose ne forme qu’un tout et qu’on ne peut pas se débarrasser d’un des éléments sans se débarrasser du tout, il la compare au couple formé par le soldat (miles) et son prisonnier (custodia), tous deux unis (copulare) par une chaîne (catena) : ils marchent ensemble (pariter incedunt) mais la crainte suit l’espérance. Il est donc clair que la crainte de l’avenir n’est en rien l’anticipation prudente des dangers, c’est juste l’envers de l’attente passionnée. La métaphore militaire est reprise pour articuler ce qu’il en est de ce type d’attente :
« Cogitationes in longinqua praemittimus »
Dans la langue de César, praemittere c’est envoyer des soldats en avant-garde explorer des terres encore inconnues. Les soldats sont devenus ici les pensées (cogitationes) chargées d’identifier les temps lointains (longinqua). On devine donc qu’un élément de l’anticipation prudente est nécessairement de ne pas voir comme un ennemi le temps à venir.
Il va de soi qu’une telle transformation psychologique implique la conversion à une métaphysique providentialiste dont Sénèque n’a pas encore touché un mot à Lucilius.

Commentaires

1. Le dimanche 14 septembre 2008, 23:34 par Elias
"La condamnation de la sauvagerie artificielle des cyniques..."
Cette condamnation porte-t-elle sur tous les cyniques (y compris Diogène) où vise-t-elle particulièrement les cyniques contemporains de Sénèque? Dans la première hypothèse cela marquerait une différence entre le stoïcisme de Sénèque et celui d'Epictète. Ce dernier "récupère" la figure du cynique (Entretiens III 22) et concentre ses critiques contre ceux qui veulent jouer les cyniques mais ne sont pas à la hauteur de la mission.
2. Le mardi 16 septembre 2008, 15:11 par philalèthe
Sénèque est porté, si je ne me trompe, à déprécier les cyniques contemporains au profit des cyniques antiques. Mais parmi les cyniques contemporains, il fait cependant l'éloge de Démétrius.

samedi 31 mai 2008

Sénèque (28): du problème posé par la nécessité d'un changement identique dans deux personnes différentes.

Dans les premières lignes de la sixième lettre, Sénèque transmet à Lucilius le fait qu’il s’est réformé. Une telle transmission est rendue possible et nécessaire par l’amitié qui le lie à Lucilius, l’amitié excluant en effet le secret.
On est donc surpris à première vue quand Sénèque ajoute :
« Cuperem itaque tecum communicare tam subitam mutationem mei » = aussi je désirerais partager avec toi ce soudain changement de moi-même
N’est-ce pas déjà chose faite ? Pourquoi donc employer le conditionnel ?
Le sens de ce désir s’éclaire cependant à la lumière des effets que Sénèque en attend :
« Tunc amicitiae nostrae certiorem fiduciam habere coepissem, illius verae, quam non spes, non timor, non utilitatis suae cura divellit, illius, cum qua homines moriuntur, pro qua moriuntur » = alors j’aurais une plus grande confiance en notre amitié, dans cette vraie amitié que ne brisent ni l’espoir, ni la crainte, ni le souci de son intérêt personnel, de cette amitié avec laquelle les hommes meurent, pour laquelle ils meurent.
On retrouve ici la tension présente déjà dans la 3ème lettre entre deux conceptions de l’ami : l’ami est la condition de l’amitié, l’amitié est la condition de l’ami.
Ce à quoi Sénèque aspire, mais qu’il ne peut atteindre par la simple communication écrite (ou même orale) de sa transformation, c’est la présence en Lucilius de la même transformation ; or, elle est bien évidemment requise par la conception de l’amitié comme confiance placée dans un autre qui le mérite.
On découvre ainsi une autre figure négative de l’ami : il ne s’agit plus, comme le porteur de la missive évoqué dans la troisième lettre, d’un autre qui ne mérite pas du tout la confiance qu’on lui accorde ; il est désormais question d’un autre qui certes justifie la confiance qu’on met en lui mais ne se perfectionne pas autant que ne le fait son ami. L’alter ego ne serait donné une fois pour toutes que si le temps et le changement n’existaient pas ; mais, si dans le temps qu’ on vit a lieu un processus d’amélioration, rien n’assure que l’ami soit à la hauteur de l’alter ego qu’il était initialement :
« Multos tibi dabo, qui non amico, sed amicitia caruerunt » : je t’en citerai beaucoup qui n’ont pas manqué d’un ami mais de l’amitié.
L’amitié en question n’est pas conditionnée par le partage des mêmes passions, mais par celui d’une même volonté : l’égale volonté de désirer les choses honnêtes (honesta cupiendi par voluntas). Il est pourtant usuel d’opposer cupire (désirer) à velle (= vouloir). Or, ce qui caractérise ici le stoïcien, c’est la volonté de ressentir du désir pour les choses dignes d’être désirées. Il est alors bien certain qu’il ne suffit pas de transmettre à l’ami l’idée que cette volonté en nous est plus forte pour que du même coup la sienne le soit.
Il ne faut cependant pas penser que l’identité des deux amis soit exclusivement psychologique :
«  Sciunt enim ipsos omnia habere communia, et quidem magis adversa » = ils savent en effet qu’ils ont tout en commun, et même en plus les adversités.
Le monde pèse donc d’un poids égal sur les amis et le savoir empêche d’éprouver des passions qui risqueraient de disjoindre le couple, comme l’envie, la jalousie, l’orgueil.
Dans la suite de cette sixième lettre, Sénèque va présenter les moyens de réduire la distance entre l’ami qui s’est réformé et l’ami qui sait seulement que cette réforme a eu lieu.

jeudi 22 mai 2008

Sénèque (25): le corps est-il la meilleure image de l'âme humaine (Wittgenstein) ?

Si Lucilius ne doit surtout pas prendre une certaine excentricité cynique comme modèle, comment doit-il alors se conduire ?
Il doit avoir pour règle les conventions ordinaires et ne pas se soustraire aux habitudes des hommes (hominum consuetudini excerpere). Sénèque le souligne dans cette lettre V :
« Frons populo nostra conveniat » = que notre apparence s’accorde avec le peuple.
Le respect des usages (mores publicos) conditionne la vie du philosophe. Mais en quoi consiste l’usage ?
Il est voie moyenne, juste milieu. Le premier exemple concret pris par Sénèque pour illustrer son conseil va clairement dans cette direction :
« Non splendeat toga, ne sordeat quidem, non habeamus argentum, in quod solidi auri caelatura descenderit » = que la toge ne soit pas éclatante, mais qu’elle ne soit pas sale ; qu’on n’ait pas de l’argent dans lequel ait pénétré la ciselure en or massif.
De la même manière Sénèque oppose la torture du corps (torquere corpus suum) pratiquée par le cynique au goût pour les choses délicates (delicatas res) en recommandant les choses usuelles et faciles à se procurer (usitatas et non magno parabiles).
On doit noter que cette référence au juste milieu dans les soins du corps sert autant à Sénèque à faire saisir en quoi réside l’accord avec le peuple qu’à exemplifier ce que veut dire vivre selon la nature (secundam naturam vivere). Certes cela ne revient pas à dire que toujours l’usage courant indique la bonne voie, mais cela permet certainement de penser qu’entre la vie philosophique et la vie courante, il n’y a pas nécessairement incompatibilité.
Cependant s’il est raisonnable de vivre selon les usages, cette conformité avec les mœurs du temps ne suffirait pas à qualifier de philosophe celui qui la pratique si elle ne s’associait pas en lui avec une différence radicale par rapport au vulgaire, aux gens ordinaires (vulgum) :
« Intus omnia dissimilia sint » = qu’à l’intérieur toutes les choses soient dissemblables.
En effet, à Lucilius auquel il prête l'inquiétude de n’être rien de plus qu’un homme comme tous les autres, Sénèque précise que ce qui distingue le philosophe, c’est ce qui se cache dans son intériorité. Si l’extériorité est associée aux usages publics (mores publicos), l’intériorité elle est identifiée aux usages conformes au bien (mores bonos).
Mais une telle intériorité n’est pas impénétrable, le philosophe n’est pas le seul à savoir qu’il est au fond de lui-même différent de la masse des hommes. En effet, si on le regarde de près (qui inspexerit propius), on réalise la plus grande dissemblance entre lui et l’homme courant. Mais qui est ce « on » en mesure de repérer sous les mœurs publics les mœurs philosophiques ? On serait porté à l’identifier à l’ami mais Sénèque évoque plus largement la figure de l’hôte :
« Qui domum intraverit, nos potius miretur quam supellectilem nostram » = celui qui est entré chez nous, qu’il regarde nous-même plutôt que notre vaisselle.
On se demandera s’il n’y a pas contradiction entre ces deux modes d’approche de l’intériorité : cette dernière est-elle perceptible dès qu’on franchit le seuil du philosophe (mirare) ou exige-t-elle un effort de pénétration psychologique (inspicere) ?
La situation que prend Sénèque pour éclairer la dernière ligne citée ne lève pas l’ambiguïté :
« Magnus ille est, qui fictilibus sic utitur quemadmodum argento, nec ille minor est, qui sic argento utitur quemadmodum fictilibus » = grand est celui qui utilise des vases en terre comme si c’était de l’argent et il n’est pas moins grand celui qui utilise l’argent comme si c’était des vases en terre.
Notons d’abord que deux usages conformes au bien (mores bonos) sont ici explicitement distingués. Le premier revient à donner du prix à ce qui socialement n’a pas de valeur, le second, inversement, consiste à enlever du prix à ce qui socialement est précieux. Mais dans les deux cas le prix de l’ustensile est le même : ce qui est en argile vaut autant que ce qui est en argent dans la mesure où les deux ne valent qu’en tant qu’ils permettent de satisfaire un besoin justifié.
Reste cependant une énigme : en quoi consiste donc un tel usage ?
On peut en effet le comprendre de deux manières :
a) la conduite philosophique est la conduite ordinaire + une intention privée philosophique (de l’extérieur je me conduis comme n’importe quel quidam mais j’ai une motivation tout à fait singulière)
b) la conduite philosophique est la conduite dans laquelle s’exprime l’intention philosophique (par exemple, je prends soin du vase en terre comme si c’était de l’argent ou je manipule l’argenterie avec aussi peu de précautions que si c’était de la poterie).
Si a) est vrai, alors l’hôte devra user de pénétration psychologique pour réaliser que celui qui est en face de lui vit mieux que le vulgaire (meliorem vitam sequi quam vulgus) ; si b) est vrai, la conduite philosophique saute aux yeux.

Commentaires

1. Le vendredi 23 mai 2008, 00:27 par Nicotinamide
Si vous en avez la patience, pourriez-vous expliquer pourquoi vous avez choisi ce titre pour ce billet ?
2. Le vendredi 23 mai 2008, 07:47 par philalèthe
W. a critiqué le mythe de l'intériorité (Bouveresse). Une des formes que prend cette critique est la phrase tirée des Recherches que je cite en titre. Or, Sénèque en séparant l'intériorité de l'extériorité tombe peut-être dans le mythe. Mais ce n'est pas certain à cause justement de l'ambiguïté de la conduite. Si la conduite philosophique est la conduite humaine dans laquelle s'expriment les idées philosophiques, alors le corps du stoïcien est la meilleure image de l'âme stoïcienne.

dimanche 18 mai 2008

Sénèque (24) : ne pas confondre l’effort avec l’excès.

Le premier mot de la lettre IV était « Persévère » (persevera) ; dès les premières lignes de la lettre V, il fait à nouveau son apparition :
« Quod pertinaciter studes et omnibus omissis hoc unum agis, ut te meliorem cotidie facias, et probo et gaudeo, nec tantum hortor, ut perseveres, sed etiam rogo » = Que tu étudies opiniâtrement et que toutes affaires cessantes tu te consacres uniquement à te rendre meilleur chaque jour, je l’approuve et je m’en réjouis et non seulement je t’exhorte à persévérer mais encore plus je te le demande.
La suite de la lettre est une mise en garde contre ce qu’on pourrait appeler la conception cynique de l’effort. Lucilius doit éviter les notabilia, c'est-à-dire chercher à se faire remarquer en manifestant les propriétés des philosophes cyniques :
« Asperum cultum et intonsum caput et neglegentiorem barbam et indictum argento odium et cubile humi positum, et quicquid aliud ambitionem perversa via sequitur, evita » = Soins grossiers, tête chevelue, barbe très négligée, haine affichée de l’argent, couche à même le sol et tout ce qui accompagne de manière vicieuse le désir de plaire, évite-le.
Mais quelles raisons Sénèque donne-t-il de sa condamnation du mode de vie cynique ? Les voici dans leur ordre d’apparition :
1) c’est un moyen d’être regardé (conspici), de provoquer l’admiration (admirationem parare)
2) le nom de la philosophie éveille déjà assez l’hostilité (« satis ipsum nomen philosophiae (…)invidiosum est »)
3) la modération ne se manifeste par le rejet des choses luxueuses (« non putemus frugalitatis indicium auro argentoque caruisse »)
4) on fait fuir ceux qu’on veut redresser (« alioquin quos emendari volumus, fugamus a nobis et avertimus »)
5) la philosophie est engagée en faveur du sens commun, des sentiments humains, de la vie en commun (« hoc primum philosophia promittit, sensum communem, humanitatem et congregationem »)
6) la modération est un juste milieu entre la dementia cynique et l’amour des voluptés (luxuria).
Epictète dans les Entretiens prendra une voie toute différente en présentant au stoïcien le cynique comme un modèle .

Commentaires

1. Le mercredi 21 mai 2008, 15:40 par Weiyangsheng
Si vous me le permettez, une petite remarque: j'ai souvenir que le portrait du "véritable cynique" par Epictète (la traduction de ce chapitre ainsi que de celui sur la liberté par Emile Bréhier a été republiée récemment dans la collection Folio 2€) propose en fait un portrait du sage stoïcien, sans les excès cyniques, ou seulement très modérément. Mais je parle d'un texte que je devrais relire avant d'en dire davantage...
Mes respects, par ailleurs, pour votre blog si riche et si instructif. Un réel bonheur!
WYS

vendredi 16 mai 2008

Sénèque (23): Lucilius, victime d'un double bind ?

Alors que pour familiariser Lucilius avec l’idée de sa mort, Sénèque n’a pas cessé de mobiliser des situations relatives à la vie d’un Romain libre et engagé dans la vie publique, politique et militaire, il va terminer cette quatrième lettre par une maxime épicurienne, portant sur la pauvreté, identique en cela à celle qui clôt la lettre II, et engageant son disciple à se convertir à une vie radicalement différente.
Il y a cependant une différence dans la désignation de l’espace d’où est tiré le passage cité. Dans la lettre II, la métaphore est militaire car c’est en éclaireur (explorator) traversant le camp (castra) épicurien que Sénèque a prélevé le texte cité ; en revanche dans la lettre IV, l’appellation est plus conventionnelle : certes il ne s’agit pas du jardin d’Epicure (Epicuri hortus selon l’expression de Cicéron dans De natura deorum I 93 ; Gaffiot m'apprend d'ailleurs que Cicéron avait utilisé déjà l’expression Epicuri castra dans les Epistulae 9, 20, 1) mais de jardinets ne lui appartenant pas (ex alienis hortulis). De ces petits jardins Sénèque se saisit de, prend pour soi (sumere) cette phrase :
« Magnae divitiae sunt lege naturae composita paupertas » = une pauvreté réglée sur la loi de la nature constitue de grandes richesses.
Pour élucider le sens de ce qu’il vient de citer, Sénèque présente la théorie épicurienne sous une forme simplifiée dans le sens de l’austérité:
« Lex autem illa naturae scis quos nobis terminos statuat ? Non esurire, non sitire, non algere »= Mais sais-tu quelles limites nous fixe la loi de la nature ? Ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid
S’ensuit alors une condamnation de toutes les activités propres au statut social de Lucilius :
« Ut famem sitimque depellas, non est necesse superbis adsidere liminibus, nec supercilium grave et contumeliosam etiam humanitatem perpeti, non est necesse maria temptare nec sequi castra. Parabile est, quod natura desiderat, et adpositum : ad supervacua sudatur. Illa sunt quae togam conterunt, quae nos senescere sub tentorio cogunt, quae in aliena litora inpingunt : ad manum est quod sat est » = pour que tu chasses la faim et la soif, il n’est pas nécessaire d’assiéger les superbes entrées ni d’endurer le sourcil accablant et même la bienveillance blessante ; il n’est pas nécessaire de tenter les mers ni de suivre les camps. Ce que la nature réclame est à notre disposition et tout près: on sue pour des choses inutiles. Ce sont elles qui usent la toge, qui nous contraignent à vieillir sous la tente, qui nous jettent vers des rives étrangères. Ce qui suffit est à portée de main. »
Reste que ce texte contient une ambiguïté : en effet la référence à ce qui suffit (quod sat est) rappelle la distinction entre le nécessaire et le suffisant sur laquelle se terminait II (cf le billet du 23-02-08). Or, il va de soi que si cette distinction continue de valoir, vu le début du passage, sa terminaison logique aurait dû être quod necesse est
Résumons : pour persuader Lucilius, Sénèque s’appuie sur des situations propres à une vie avec laquelle il exhorte son disciple à rompre !
Lucilius ne peut donc pas à la fois se représenter son avenir sous la forme de celle d’un chevalier, ce qui, vu sous un certain jour, l’aide à se défaire de la peur de la mort et s’imaginer sa vie future sous les traits de la satisfaction minimale de ses besoins vitaux.
Comme l’a expliqué Pierre Hadot, ce qui compte dans ces textes antiques est quelquefois moins leur cohérence interne que leur capacité de convertir. A cette fin, ils font feu de tout bois.

mercredi 14 mai 2008

Sénèque (22) : la mort comme idée fixe mais sans le côté pathologique.

Quel usage Lucilius doit-il donc faire de ce que Sénèque vient de lui représenter à propos de la mort ?
« Haec et ejusmodi versanda in animo sunt, si volumus ultimam illam horam placidi expectare, cuius metus omnes alias inquietas facit “ = et les choses de cette sorte doivent être tournées et retournées dans l’esprit, si nous voulons attendre paisibles cette dernière heure, dont la crainte rend toutes les autres agitées
Je note que le maître se recommande à lui-même comme à son disciple l’examen permanent de ce qu’il vient de transmettre. Le mépris de la vie (contemptio animae) n’est donc jamais définitivement conquis : la peur de la mort menace constamment car on ne s’immunise pas une fois pour toutes contre elle ; en un sens, les idées que Sénèque vient d’avancer sont des boucliers ; comme eux, elles ne protègent que si elles sont mises en avant.
Aussi la direction de conscience que Sénèque entreprend avec Lucilius est-elle l’occasion, par le fait de les apprendre à Lucilius, de se les répéter à lui-même. Tout se passe au fond comme si ces jugements ne convainquaient que pendant le temps où ils sont proférés et compris. On ne sait jamais définitivement ce qu’il en est de la mort, il faut toujours et toujours se le remémorer. En effet la répétition des idées en question n'est pas le moyen de les mieux comprendre - comme si leur profondeur en faisait des thèmes de méditations infinies - mais celui de leur faire jouer, sur le devant de la scène de la conscience, leur rôle salvateur. Il n'est pas question d'approfondir mais de mobiliser.
Je relève aussi que la visée de cette leçon n’est pas de détourner Lucilius de la pensée de la mort en réglant par la réflexion la question de son identité mais de transformer une attente anxieuse en attente sereine. La mort reste donc au centre de l’attention mais débarrassée des idées fausses qui perturbaient la vie. Centrale mais rendue banale et familière par l’évocation incessante du risque permanent de mourir.
C’est bien connu que Montaigne reprend cet héritage quand, à 39 ans en 1572, il écrit :
« Apprenons à le (l’ennemi qu’est la mort) soutenir de pied ferme, et à le combattre. Et pour commencer à luy oster son plus grand advantage contre nous, prenons voye toute contraire à la commune. Ostons luy l’estrangeté, pratiquons le, accoustumons le. N’ayons rien si souvent en la teste que la mort. » (Essais I XX)
Le chapitre dont ces lignes sont extraites porte pour titre : Que philosopher c’est apprendre à mourir. Peut-il aider ? Je ne poserais pas la question si je n’avais pas lu cette note de Villey dans son édition des Essais :
« Un correspondant m’informe que, pendant l’incinération d’un ami, pour adoucir la peine des assistants il a donné lecture de l’essai « Que philosopher c’est apprendre à mourir » et il demande une traduction de Montaigne en français moderne pour de semblables circonstances » (p.1125 Quadrige PUF)
C’est clair en tout cas que ce n’est pas afin de surmonter la douleur de la mort d’autrui que Sénèque a écrit ces lignes mais dans le but de rendre supportable l’idée de sa propre mort.

mardi 13 mai 2008

Sénèque (21) : aller à la mort ou y être conduit ?

Il est étrange pour nous, mais révélateur peut-être du monde dans lequel Sénèque vivait, que ce dernier ait seulement fait appel au risque de l’assassinat, de la mort violente pour familiariser Lucilius avec la réalité de sa propre mort. On peut s’étonner en effet que d'autres morts accidentelles, par maladie par exemple, ne viennent pas renforcer l’exhortation à comprendre que la mort est à chaque instant possible. (cf note 1)
La dernière situation choisie va dans le même sens car c’est la mort à laquelle le prisonnier de guerre est condamné qui est évoquée. Il est mené à la mort, littéralement il est mené: duci (forme passive de ducere) euphémisme qui évoque notre « il est parti », sauf qu’ici la passivité est marquée, passivité par rapport au vainqueur (qui condamne à mort) autant que par rapport à la vie (qui également condamne à mort). La décision du vainqueur va paradoxalement dans le sens de la vie, le premier ne faisant que réaliser le cours des choses. Le latin rend bien cela :
« Victor te duci jubebit : eo nempe quo duceris » = le vainqueur ordonnera que tu sois mené (à la mort) : là n’est-ce pas ? où tu seras mené.
Noblot éprouve le besoin d’expliciter (« le vainqueur t’envoie à la mort – Il t’envoie où ton destin te conduit »).
Quelques lignes plus loin, Sénèque le répète :
« Ita dico : ex quo natus es, duceris » = oui je le dis : du jour où tu es né, tu seras mené (à la mort).
Dans le Manuel, Epictète associe d’une autre manière la mort à la passivité :
« Comme, au cours d’une traversée, quand le navire a jeté l’ancre dans un port, si tu en descends pour aller chercher de l’eau fraîche, tu peux ramasser une chose accessoire au bord du chemin, un coquillage, une petite racine, il te faut pourtant avoir l’esprit tendu vers le bateau et te retourner constamment, de peur, que peut-être le pilote ne t’appelle, et que, s’il t’appelle, tu doives abandonner toutes ces choses, afin que tu ne sois pas embarqué dans le navire, ficelé comme un mouton (…) » ( 7 trad. Hadot)
Ici la passivité caractérise seulement celui qui n’a pas écouté la leçon philosophique et qui se révolte contre sa mort imminente: dans ce cas mourir en stoïcien ce n’est pas être mené mais rejoindre de son plein gré le navire. En revanche ce que Sénèque veut éveiller chez Lucilius, c’est la conscience d’avoir toujours été mené à la mort.
« Quid te ipse decipis et hoc nunc primum, quod olim patiebaris, intelligis ? » = pourquoi te trompes-tu toi-même et comprends-tu maintenant pour la première fois ce que tu subissais depuis longtemps ? (encore une fois Noblot se sent tenu d’expliciter en personnifiant en un certain sens cette passivité : « la fatalité que depuis si longtemps tu subissais »).
Aux yeux de Sénèque c’est parce qu’on sait qu’on a toujours été et qu’on sera toujours un mouton ficelé - en ce sens vivre c'est essentiellement pâtir - qu’on peut se décharger de son souci comme on se défait d’un fardeau (sollicitudinem deponere).
note 1: On trouve en revanche chez Montaigne une énumération plus diversifiée des morts inattendues et non exemplaires:
" Combien a la mort de façons de surprise ?
Quid quisque vitet, nunquam homini satis%% Cautum est in horas ("L'homme ne peut jamais bien prévoir les dangers de chaque heure à éviter" Horace Odes, II, XIII, 13)
Je laisse à part les fiebvres et les pleuresies. Qui eut jamais pensé qu'un Duc de Bretaigne deut estre estouffé de la presse, comme fut celuy-là à l'entrée du Pape Clément, mon voisin, à Lyon ? N'as tu pas veu tuer un de nos roys en se jouant ? Et un de ses ancestres mourut-il pas choqué par un pourceau ? Aeschilus, menacé de la cheute d'une maison, a beau se tenir à l'airte, le voylà assommé d'un toict de tortue, qui eschappa des pates d'un' Aigle en l'air. L'autre mourut d'un grein de raisin; un Empereur, de l'esgrafigneure d'un peigne, en se testonnant; Aemilius Lepidus, pour avoir hurté du pied contre le seuil de son huis; et Aufidius, pour avoir choqué en entrant contre la porte de la chambre du conseil; et entre les cuisses des femmes, Cornelius Gallus preteur, Tigillinus, Capitaine du guet à Rome, Ludovic, fils de Guy de Gonsague, Marquis de Mantoüe, et, d'un encore pire exemple, Speusippus, Philosophe Platoncicien, et l'un de nos Papes. Le pauvre Bebius, juge, cependant qu'il donne delay de huictaine à une partie, le voylà saisi, le sien de vivre estant expiré. Et Caius Julius, medecin, gressant les yeux d'un patient, voilà la mort qui clost les siens. Et s'il m'y faut mesler: un mien frere, le capitaine S.Marin, aagé de vingt et trois ans, qui avoit desja faict assez bonne rpeuve de sa valeur, jouant à la paume, receut un coup d'esteuf qui l'assena un peu au-dessus de l'oreille droite, sans aucune apparence de contusion, ny de blessure. Il ne s'en assit, ny reposa, mais cinq ou six heures apres il mourut d'une Apoplexie que ce coup lui causa." (Essais I XX)

lundi 21 avril 2008

Sénèque (20): par qui peut-on donc être tué ? (2)

Dans la lettre 47, Sénèque s’attachera à donner aux esclaves la même valeur qu’aux maîtres mais dans cette argumentation destinée à préparer Lucilius à l’imminence toujours possible de la mort, l’esclave est mis sur le même plan que le bandit (latro) ou l’ennemi de guerre (hostis). Au bas de la hiérarchie, degré zéro de la puissance sociale, ce n’importe qui (quisquis) représente pourtant le même danger que le roi (rex), entendons largement par là quiconque a momentanément dans la lutte politique la puissance maximale de détruire.
Donc, en tant qu’il peut tuer son maître, l’esclave est l’égal du roi.
Ainsi le danger est-il partout, autant dans la vie publique que dans la vie domestique.
Et Sénèque d’engager Lucilius à se rappeler (recognoscere) ces exempla, ces faits divers exemplaires où les maîtres ont été assassinés par leurs esclaves. Le vocabulaire de la guerre se marie alors à celui du foyer pour désigner ces pièges domestiques (domesticae insidiae) dans lesquels tombent les maîtres.
Mais, à la différence des puissants qui font tuer, l’esclave tue par lui-même, cependant la spécificité dans la manière de procéder ne doit pas cacher ce qui l'unit au roi: la colère (ira), l’esclavage psychologique.
Reste que l’esclave, parce que justement il ne dispose de personne pour satisfaire sa passion, est le seul à manifester ce mépris de la vie qui lui permet de courir le risque d’assassiner son maître. Bien sûr un tel mépris est, disons, pathologique et ne ressemble qu’extérieurement à l’apathie stoïcienne face à la mort, mais il donne tout de même à celui qui n'est tout de même qu'un rien social ce détachement par rapport à la vie dont est bien incapable celui qui doit à la fortune les sbires qui apaiseront son ire.
Qu’on n’en conclue pas pour autant que l’esclave, du fait qu’il se laisse emporter, est condamné à l’impulsivité; en effet Sénèque présente deux figures de l’agression qui peut aussi bien se réaliser sous une forme dissimulée (dolo) que sous celle manifeste du déchaînement violent (aperta vi): la tactique n'est donc pas le privilège des généraux.
Si l’on se rappelle maintenant que dans les premières lignes de cette lettre, Sénèque évoquait l’esclave qui se jetait dans le vide pour échapper aux remontrances de son maître, on réalise que l’esclavage est présenté comme une source de violence, qu’elle soit dirigée contre soi-même ou contre autrui. Certes dans la lettre 47, Sénèque ne condamne pas l’institution de l’esclave mais ici à travers ces exempla, il en montre crûment la négativité (on pourra toujours lui reprocher d’avoir pensé cette négativité comme quelque chose non pas d’intrinsèque à l’institution mais finalement de contingent).
Visiblement Sénèque attend de cette mise en évidence de la virtuelle dangerosité de l’esclave un autre bénéfice que celui de renforcer la conscience du risque omniprésent de perdre la vie. D’être ravalé au niveau de l’esclave, le puissant perd ce qu’on était porté (par l’imagination, dirait Pascal) à lui accorder : une certaine supériorité dans le mal. Ainsi Sénèque fait d’une pierre deux coups : il perce à jour et la mort et les baudruches sociales.

samedi 12 avril 2008

Sénèque (19) : par qui peut-on donc être tué ? (1)

Sénèque doit donc donner des exemples de mort accidentelle pour préparer Lucilius à la perte de la vie. Il est bien sûr important aussi que les victimes aient un statut social dominant : s’il était pertinent auparavant de souligner qu’un homme de peu, comme un quelconque esclave, est en mesure de mettre fin à sa vie, il est désormais logique de montrer que le plus puissant des hommes n’est pas à l’abri de la mort : sont mobilisés à cette fin Pompée, Crassus, Lépide, puis Caligula.
Une telle mort inattendue pourrait être autant due à la maladie qu’à la nature. Mais Sénèque n’évoque que des mises à mort : c’est l’autre homme qui est dangereux. Mais qui est-il exactement ?
Sénèque rappelle d’abord des morts historiques qui succombent à une violence politique. Le meurtrier agit dans le cadre d’une lutte pour le pouvoir ; personnage des chroniques historiques, il a un nom propre (à l’exception du Parthe, Parthus, singulier collectif qui représente un peuple entier) : il s’appelle Caligula, Dexter, Chéréas. L’assassinat peut être direct, mais plus nombreux sont les cas où celui donne la mort n’est qu’un homme de main.
Je note que celui qui tue n’est pourtant pas un rival, un pair hostile. Certes il n’est pas rien mais il n’a pas la valeur de celui qui mourra. Le premier exemple me semble de ce point de vue significatif :
« De Pompei capite pupillus et spado tulere sententiam » = un roi enfant et un eunuque ont porté une sentence de mort à l’encontre de Pompée
Les deux assassins, bien que participant au pouvoir, n’ont ni l’un ni l’autre les attributs de l’homme accompli : au premier manque la maturité, au second la virilité.
Il en va de même pour Crassus, victime d’un peuple dégradé (« crudelis et insolens Parthus » = le Parthe cruel et présomptueux), pour Lépide, certes condamné par Caligula mais exécuté par un tribun, et enfin pour Caligula, tué par un officier, cette dernière histoire mettant clairement en relief que le pouvoir que possède un homme de faire tuer est essentiellement lié au pouvoir d’être à son tour tué, Sénèque étant sensible au renversement radical des positions établies (c’est un des arguments de la lettre 47 dirigée contre l’esclavage : l’esclave d’aujourd’hui est le maître de demain) :
« Neminem eo fortuna provexit, ut non tantum minaretur, quantum permiserat » = la fortune n’a élevé personne suffisamment haut pour qu’il ne fût pas menacé autant qu’il était laissé libre.
Il est bien sûr difficile de ne pas identifier cette réflexion sur le risque de la mort à une mise en garde portant aussi sur la vie publique. Sénèque, loin ici de la tradition romaine qui fait de cette même vie une source possible de gloire et d’illustration, la fait voir sous l’aspect dangereux d’une succession sans raison de morts brutales.
Et c’est pour la troisième fois dans cette lettre une métaphore maritime qui enfonce le clou :
« Noli huic tranquillitati confidere : momento mare evertitur ; eodem die ubi luserunt navigia, sorbentur » = ne te fie pas à ce calme : en un clin d’œil la mer est retournée ; le même jour où les navires s’égayaient, ils sont engloutis.
Sur ce point la traduction de Novarra reste à mon goût trop prolixe (« Le temps est au calme. Ne t’y fie pas : un instant suffit pour bouleverser la mer. Le même jour, sur ces mêmes eaux où ils glissaient, des navires se sont engloutis » Noblot traduisait ainsi les six derniers mots : « le même jour, en ces mêmes parages où ils évoluaient gaîment, des vaisseaux plongent aux abîmes »)

mardi 8 avril 2008

Sénèque (18) : être maître de soi revient quelquefois à ne pas s’acharner à ne pas mourir !

Si Sénèque argumente contre la peur de la mort, c’est pour garantir à Lucilius une vie sans souci (secura vita) :
« Nulli potest secura vita contingere, qui de producenda nimis cogitat, qui inter magna bona multos consules numerat » = une vie sans souci ne peut échoir à quiconque pense trop à la prolonger, à quiconque compte au nombre des grands biens un grand nombre de consuls.
Plus loin :
« Fac itaque tibi jucundam vitam omnem pro illa sollicitudinem deponendo » = ainsi fais-toi une vie agréable en renonçant à toute inquiétude à son propos.
Incontestablement cette argumentation est de source épicurienne.
Reste que le renoncement au souci de vivre longtemps a une genèse lente et exige l'effort de la répétition :
« Hoc cotidie meditare, ut possis aequo animo vitam relinquere » = cela médite-le chaque jour, pour pouvoir quitter la vie avec sang froid.
Ma traduction diverge ici nettement de celle de Noblot qui écrit :
« Réfléchis journellement aux moyens d’abandonner paisiblement cette vie »
Il y a une différence majeure en effet : soit Lucilius doit se concentrer sur une vérité déjà trouvée, soit il doit découvrir de nouvelles vérités. Il me semble plus exact de choisir la première hypothèse : connaître la vérité et l’avoir assimilée sont séparés par le temps de l’exercice.
Paradoxalement la métaphore que choisit Sénèque dramatise largement la vie au moment même où il tend à créer en Lucilius une certaine égalité d’esprit ! En effet ceux qui ont peur de mourir sont comparés à des hommes qui font des efforts désespérés pour échapper à la noyade :
« (vitam) quam multi sic complectunctur et tenent, quomodo qui aqua torrente rapiuntur, spinas et aspera » = (la vie) qu’étreignent et que saisissent de nombreux hommes, comme le font avec les piquants et les pierrailles ceux qui sont emportés par une eau torrentueuse.
Certes l’image est parlante : les hommes préfèrent souffrir plutôt que de mourir mais elle entraîne par là même à identifier celui qui ne les ressemble pas à un être qui se laisse conduire par une force plus puissante que lui-même alors qu’il est en fait au plus haut point maître de lui.
C’est par une autre image aquatique que Sénèque poursuit son argumentation :
« Plerique inter mortis metum et vitae tormenta miseri fluctuantur et vivere nolunt, mori nesciunt » = la plupart, misérables, sont ballottés entre la crainte de la mort et les tourments de la vie et ils ne veulent pas vivre et ne savent pas mourir.
Ainsi l’argumentaire change discrètement : ce n’est plus la peur de la mort qui gâche la vie ; cette dernière a ses souffrances à elle et la peur de la mort en rajoute une bien superflue. Au point que la mort réapparaît comme ce qui correspond à la fin de toutes les douleurs (malum extremum).
A vrai dire, Sénèque mêle les deux arguments :
« Nullum bonum adjuvat habentem, nisi ad cuius amissionem praeparatus est animus ; nullius autem rei facilior amissio est, quam quae desiderari amissa non potest » = aucun bien ne seconde celui qui le possède, si l’esprit n’a pas été préparé à sa perte ; or, d’aucune chose la perte n’est plus facile que de celle qui perdue ne peut pas être regrettée.
Une telle définition du bien n’est pas conforme à toute une tradition stoïcienne, représentée par exemple par Epictète, pour lequel ce qui ne dépend pas de moi ne peut être ni un bien ni un mal. A cette lumière, la vie n’est pas un bien ; l’est en revanche une représentation adéquate d’elle-même. Or, dans ces lignes, Sénèque donne une condition nécessaire de l’existence d’un bien : que la possibilité de la perte en soit assimilée. Mais le texte n’autorise pas à conclure qu’il suffit d’être préparé à la possibilité de la perte d’une chose à laquelle on tient pour qu'elle soit ipso facto un bien. S’il en était ainsi, il semble que la porte serait ouverte à une conception radicalement subjectiviste des biens. Je comprends plutôt que 1) la vie est en soi un bien mais que 2) la jouissance de ce bien a comme condition la conscience de sa contingence.
Le plaisir de vivre passe donc par l’acceptation de la possibilité constante de la mort.