samedi 12 mars 2005

Les cyniques dont je ne parlerai guère (1)

Ne visant pas à écrire une encyclopédie du cynisme, j’évoquerai donc seulement en quelques lignes :
1) Cercidas de Mégalopolis, dont Pierre Larousse ignore même l’identité philosophique, puisqu’il lui consacre la note suivante que je relève in extenso :
« CERCIDAS, poète et législateur grec du 4ème siècle av. J.C. Il rédigea un code de lois pour Mégalopolis, sa patrie, et chercha à lui assurer la protection de Philippe, roi de Macédoine. Démosthène, pour cette raison, le compta parmi les mercenaires de Philippe et le mit au nombre de ceux qu’il accusait de trahison envers la Grèce. » (Tome III 1867)
C’est peut-être juste pour le plaisir de placer sur Internet ces lignes vieillies que je les recopie… En tout cas, je n’ai pas la chance de disposer de l’immense Dictionnaire des philosophes antiques de Goulet et de toute façon Léonce Paquet, un siècle plus tard (1975) le désigne encore comme « un réformateur social ». Il fallait bien faire revivre un instant ce cynique bâtisseur, rejeton sédentarisé de tous ces destructeurs plutôt nomades.
2) Démétrius, expulsé de Rome à deux reprises, par Néron et par Vespasien, admiré par Sénèque, critique des folies de Caligula.
3) Dion Chrysostome, d’abord rhéteur professionnel, d’où son surnom, Chrysostome, à-la-bouche-d’or, disciple, comme Epictète, du stoïcien Musonius (ce qui prouve que le cynisme n’est pas soluble dans le stoïcisme), lui aussi conspirateur, contre Domitien, et condamné pour cela à l’exil, transformant sa peine en vagabondage cosmopolitique. J’imagine que ces cyniques sont devenus réellement dangereux pour le pouvoir: ils n’attaquent plus le genre humain en moralistes mais ils font de la politique philosophique. L’exil n’est plus une affaire privée ou un rêve hautain, c’est une sanction imposée par l’Etat. Le cynique ne choisit pas l’exil comme mode de vie, il en est victime. De Pierre Larousse, je recopierai seulement ces quelques lignes romanesques :
« Il erra en fugitif, réduit souvent à labourer pour vivre (...) Il joue trop souvent l’illuminé » (Tome 6, 1870)
Larousse ne devait pas du tout aimer les illuminés mais avoir plus de sympathie pour les laboureurs.

vendredi 11 mars 2005

Bion de Borysthène, la triste fin d'un cynique, grenouille de bénitier.

Bion a tout eu pour faire un bon cynique. D’abord la profession des parents : Père : esclave pour ne pas avoir payé l’impôt puis affranchi « qui se mouchait du revers de la main » (D.L., IV, 46) Mère : « elle sortait tout droit du bordel » (ibid.) Ensuite, les débuts dans la vie : ce fils d’esclave est d’abord jeune esclave.
« Je fus donc acheté par un certain rhéteur qui me légua sur son lit de mort tous ses biens. Mais je mis tout cela en pièces, je jetais ses volumes au feu, et je m’en vins à Athènes pour me consacrer à la philosophie. » (ibid.)
Le rhéteur n’avait-il que des livres de rhétorique ? Peu importe au fond, brûler les livres, c’est brûler le maître mais c’est surtout l’indice d’une indéniable orthodoxie cynique, dans le droit fil de la pensée du fondateur :
« C’est Antisthène, en tout cas, qui affirme : « Les gens sensés ne devraient pas apprendre les lettres, de peur d’être pervertis par des influences étrangères. » (VI, 103).
Certes cet acte inaugural a pour nous des allures inquiétantes d’autodafé, mais qu’on l’entende bien : il ne s’agit pas de brûler certains livres en en idolâtrant d’autres mais de condamner l’écriture et la lecture quand elles se substituent à la vie qu’il est juste de mener. On se rappellera pourtant que les cyniques ont écrit des livres ; j’imagine qu’ils contenaient les règles de leur bon usage, c'est-à-dire de leur traduction en actions. Malheureusement ce disciple de Cratès, qui joue juste si jeune, finit complètement désaccordé. Laërce le prend lui-même à parti et lui reproche avec une prolixité inhabituelle sa tardive conversion :
« En proie à une lente maladie Et craignant la mort, Ce négateur des dieux, qui ne regardait Même pas un temple, Et raillait abondamment les mortels Qui sacrifient aux dieux, Ne s’est pas contenté de flatter les narines Des dieux Par l’encens, la graisse et les offrandes Déposées sur les foyers, les autels et la table ; Il n’a pas seulement dit : « J’ai péché Pardonnez mes fautes passées » ; Mais il a complaisamment tendu à son cou à une Vieille pour qu’elle y mît des amulettes ; Il s’est laissé persuader, a lié ses bras De lanières, A posé sur sa porte le nerprun (arbuste à fruit épineux) Et la branche de laurier Prêt à tout endurer plutôt que de mourir. Insensé celui-là qui voulait se concilier Dieu à prix d’argent, Comme si les dieux n’existaient qu’au moment Où il plaisait à Bion d’y croire. Eh bien donc ! Il rêve en vain ce morveux Quand il n’est plus que cendres, Tendant la main et disant : « Salut, salut, Pluton ! » (VI, 55-56-57)
J’imagine le plaisir de Laërce à prendre en flagrant délit de contradiction le cynique finissant. Ce long poème, je le vois comme une vengeance lettrée de compilateur mais enfin ce n’est pas parce que je vais bientôt parler de Nietzsche que je dois transformer ce second Diogène en homme du ressentiment !

jeudi 10 mars 2005

Ménippe, un cynique bien peu cynique ?

Je ne résiste pas au plaisir de consacrer quelques lignes à cet esclave, disciple hétérodoxe, dont le maître portait le nom de Bâtôn ! C’est lui qu’on soupçonne d’avoir inventé de toutes pièces l’esclavage de Diogène. Il aurait rabaissé son lointain modèle à son niveau ! Cela n’augure rien de bon, tant le disciple classique a l’habitude, toute contraire, de placer le maître sur un piédestal (1). Dès le début, Ménippe signe sa différence : alors que les autres ont traité l’argent par le mépris, lui l’accumule en mendiant. S’enrichir en demandant, c’est tout le contraire de la pratique cynique ordinaire : s’appauvrir pour ne rien avoir à demander. Il est vrai que c’est pour s’émanciper par l’affranchissement et devenir citoyen de Thèbes. Mais, une fois libre, il semble n’avoir eu d’yeux que pour la richesse :
« Hermippe raconte qu’il prêtait de l’argent au jour le jour, ce qui lui valut un surnom. Car il prêtait à intérêt à des armateurs et prenait des gages, à tel point qu’il put amasser une fortune colossale. » (VI, 99) (2)
Sa fin est sordide, aux antipodes des fins extraordinaires de Diogène :
« On monta un complot contre lui, on le dépouilla de tous ses biens, et de désespoir il mit fin à ses jours en allant se pendre. » (VI, 100)
Face à un tel contre-exemple de cynisme, Laërce prend la parole pour présenter la plaisanterie que le cas Ménippe lui a inspiré :
« J’ai composé pour lui la plaisanterie suivante : Phénicien de naissance mais chien de Crète, (3) Prêteur à la journée – ainsi l’avait-on surnommé- Sans doute connais-tu Ménippe. A Thèbes, quand un jour fut forcée sa maison Et qu’il perdit tout son bien, ignorant ce qu’est un Cynique, Il se pendit. » (ibid.)
Mais qu’a donc fait Ménippe pour mériter le nom de chien ? Marc-Aurèle, l’empereur stoïcien, en fait le représentant des « présomptueux railleurs de cette vie périssable et éphémère que mènent les hommes » (Pensées, VI, 47). Lucien dans La double accusation dit de lui qu’il était « le plus fort aboyeur et le plus mordant de tous les anciens Cyniques (…) comme un chien redoutable dont les morsures sont d’autant plus profondes qu’il les fait en riant et sans qu’on s’y attende. ». Il me semble que Ménippe a aboyé par écrit en inaugurant un genre, le sérieux-comique (σπουδογελοῖος). Une de ses cibles a été les disciples d’Epicure auxquels il consacre deux ouvrages (bien sûr perdus) : Les Enfants d’Epicure et Les Fêtes du 20ème jour. Comme les cyniques avaient la dent dure avec leur propre disciple, j’imagine que Ménippe a tourné en dérision encore plus durement la dépendance des disciples d’une autre secte. Quant au deuxième titre, il se réfère à un rite recommandé par Epicure à ses disciples et consistant tous les 20 du mois à commémorer son souvenir et celui de son ami Métrodore. Cette religiosité épicurienne ne pouvait qu’attirer les foudres cyniques, toujours prêtes à détruire toute domination autre que celle exercée sur soi-même. Un de ses ouvrages au titre énigmatique La descente aux enfers me donne l’occasion de présenter Ménédème qui met en scène de manière joyeuse et caricaturale les croyances populaires et prétend donc monter des enfers et y descendre aussi !
« D’après ce que raconte Hippobote, il avait poussé si loin l’art du merveilleux qu’il circulait affublé d’un costume de Furie en proclamant qu’il était monté de l’Hadès avec mission de connaître les fautes commises et d’y redescendre pour en faire rapport aux démons infernaux. Voici quel était son accoutrement : une tunique grise tombant jusqu’aux pieds et serrée à la taille par un ceinturon pourpre ; sur sa tête, un bonnet arcadien sur lequel étaient brodés les douze signes du zodiaque ; des cothurnes de tragédie ; une barbe d’une longueur démesurée et, dans la main, un bâton de frêne. » (VI, 102) (4)
On ne sait rien de plus sur Ménédème, cynique théâtral.
(1) Ajout du 29-09-14 : À propos de l'ouvrage de Ménippe "La vente de Diogène", Marie-Odile Goulet-Cazé écrit : " C'est à partir de cet ouvrage dont l'influence doit être considérable dans la constitution de la légende de Diogène, que s'est élaborée la tradition sur l'épisode des pirates qui auraient fait Diogène prisonnier et l'auraient ensuite vendu à Corinthe où il devait être acheté par Xéniade. Ménippe, lui-même esclave, a voulu montrer dans le texte que le sage est indifférent à l'esclavage." (Dictionnaire des philosophes antiques, volume IV)
(2) Ajout du 29-09-14 : "Ces détails donnés par le biographe péripatéticien Hermippe sont considérés généralement comme douteux (Dudley, A history of cynicism, p.70). Ils ont pu être inspirés par la biographie de Diogène le Cynique et l'épisode de la falsification de la monnaie." (ibid.)
(3) Ajout du 29-09-14 : "Le qualificatif de Crétois utilisé dans ce poème s'explique peut-être par le fait que les Crétois étaient connus dans l'antiquité par la réputation de leurs trafiquants et de leurs pirates." (ibid.)
(4) Ajout du 29-09-14 : Il n'est pas exclu que cette section consacrée à Ménédème repose en fait sur une confusion avec Ménippe (on aurait mal interprété l'abréviation Μεν qui aurait renvoyé dans l'esprit de Diogène Laërce à Ménippe et non à Ménédème). Si c'est le cas, on ne sait alors quasi rien de Ménédème, sauf qu'il a été disciple de l'épicurien Colotès puis du cynique Échéclès.

Commentaires

1. Le mercredi 5 octobre 2011, 11:18 par Michèle TILLARD
Il est très étonnant que Lucien ait fait de Ménippe, ce faux cynique, son alter ego et son porte-parole, pourfendeur des puissants (dialogue des Morts), des dogmatiques (Icaroménippe) et des riches... Mais quoi qu'il en soit, c'est ce Ménippe-là que l'on connaît et que l'on aime aujourd'hui, et pas le minable personnage de Diogène Laërce !
2. Le lundi 29 septembre 2014, 19:50 par Philalèthe
Manifestement Diogène Laërce ne rend pas justice dans sa vie à l'importance de Ménippe qui entre autres a une postérité littéraire considérable à cause de son invention d'un style sérieux et comique à la fois. Du coup on peut défendre l'idée que Lucien lui a donné une stature plus fidèle à ce qu'il fut, même s'il faut prendre en compte que le Ménippe de Lucien est aussi une création.

mercredi 9 mars 2005

Hipparchia, première féministe ?

J’aimerais bien disposer de textes nombreux pour mieux portraiturer Hipparchia. Mais je n’ai guère plus d’une page à me mettre sous la dent. Comme j’en veux à Laërce d’avoir terminé ainsi le passage qu’il lui consacre :
« Voilà des histoires qu’on raconte, et des centaines d’autres encore, à propos de cette femme philosophe. »
Il a dû être débordé et n’a gardé que l’essentiel ! Je relève d’abord qu’elle s’est habillée comme Cratès, en homme, en cynique. Sur ce sujet, Laërce est vraiment sec :
« La jeune fille fit son choix, et, prenant le même costume que lui, elle se mit à circuler avec Cratès. » (VI, 97)
Heureusement qu’Antipater de Sidon lui fait défendre ses choix vestimentaires à la première personne :
« Je n’ai pas choisi, moi, Hipparchia, les travaux des femmes à l’ample robe, mais la vie forte des Cyniques ; je n’ai pas voulu des tuniques agrafées, ni du socque à haute semelle, ni de la résille luisante, mais la besace, accompagnement du bâton le double manteau assorti et la couverture du lit étendu à terre. » (Anthologie palatine)
Cette jeune femme semble avoir été une raisonneuse prête à tout pour clouer le bec de l’adversaire :
« Elle parut un jour à un banquet chez Lysimaque où elle réfuta Théodore dit l’Athée en proposant le sophisme suivant. Tout geste qui ne serait pas qualifié d’injuste s’il était fait par Théodore, ne saurait non plus être qualifié d’injuste s’il était posé par Hipparchia ( le raisonnement est surprenant mais met bien en évidence la décision cynique de considérer les actes en les coupant des circonstances dans lesquels ils se réalisent ; dans ces conditions, le même acte, quelle que soit la personne qui l’accomplit, a la même signification). Or, Théodore ne fait rien de mal quand il se frappe lui-même (j’imagine qu’il s’agit d’un entraînement à la souffrance) : par conséquent, Hipparchia non plus ne ferait rien de mal si elle frappait Théodore (ici le sophisme est patent : il consiste à identifier une action réfléchie à une action passive pour la seule raison que dans les deux cas l’objet – ici Théodore- est le même). Ce dernier ne sut que répondre à un tel argument (il n’avait sans doute guère pratiqué l’éristique), mais il lui retroussa son vêtement, ce dont Hipparchia ne fut ni effrayée ni troublée comme toute femme l’aurait été (en s’identifiant à Cratès, elle a renoncé à sa féminité : elle n’est qu’un être humain). Théodore lui dit alors : « Est-ce bien celle-là qui sur le métier a laissé la navette ? » (d’où une volonté pesante de ré- identifier Hipparchia à son sexe, via sa prétendue fonction sociale) « C’est bien moi, Théodore, reprit-elle aussitôt, mais ne va pas croire que j’aie mal décidé en ce qui me concerne si, tout le temps que j’allais perdre au métier, je l’ai plutôt consacré à mon éducation (c’est un discours de suffragette) » (VI, 97-98)
J’aurais tout de même préféré que le seul raisonnement que Laërce rapporte d’Hipparchia ne soit pas sophistique : elle n’a finalement pas donné assez de temps à la formation de son esprit !

Commentaires

1. Le dimanche 4 octobre 2015, 19:51 par icone2015
Et oui, apparemment Hipparchia est identifiée comme la première femme philosophe de l'Histoire, de notre Histoire nous les hommes, de notre histoire occidentale, de l'histoire des femmes depuis l'antiquité à aujourd'hui.
elle créée le féminisme et est à l'origine de cette notion alors! qui donc le sait à part vous et moi et peut être bien sûr ceux qui lisent Onffray Houellbecq Finkielkraut ceux qui veulent nous éclairer sur le monde décadent d'aujourd'hui? C 'est la première femme en marge de la société du moins c'est la seule à avoir revendiqué ce statut. Puisqu’alors le mot sexe n'existait pas, et que la société n'existait que sous le diktat de l'Homme ,seul maître et pensant en Grèce, puis ce sera sous l'empire romain...
C 'est la première femme appartenant à l'école philosophique des Cyniques, courant de pensée d'alors, qui ose distinguer entre le genre homme et le genre femme en toute liberté, certes en toute marginalité, exclusion, copule en public, se sert de sa langue pour pratiquer la répartie.
Au moins elle mérite d'exister d'être à l'origine de ce mot et puis plus tard il y aura Simone de Beauvoir, Simone Weil, et les autres mais oui mais lesquelles ?
2. Le jeudi 8 octobre 2015, 12:18 par Philalèthe
On peut voir Hipparchia comme une féministe mais elle ne s'est pas pensée en ces termes. Les cyniques veulent libérer les êtres humains de l'emprise des faux biens et des savoirs imaginaires, ils ne veulent pas libérer les femmes de la domination masculine. Pour parler en termes anachroniques, les hommes dominants sont aux yeux des cyniques autant dominés que les femmes dominées.

mardi 8 mars 2005

Cratès (3) : la pauvreté comme moyen de séduction.

Les cyniques ont toujours d’une manière ou d’une autre affaire à l’argent. Cratès n’y fait pas exception. Lui, le riche, c’est le spectacle de la pauvreté qui le convertit :
« D’après les Successions d’Antisthène, Cratès fut attiré à la philosophie cynique quand il vit dans une tragédie Télèphe, du reste assez misérable, portant un pauvre petit panier. » (D.L., VI, 87)
Ce Télèphe a bien sûr tout pour plaire à un futur cynique : 1) c’est le fils d’Héraclès 2) s’il est condamné à la misère, c’est parce que sa mère, Augé, prêtresse d’Athéna, a renoncé à la virginité attachée à son ministère en couchant avec le héros des cyniques. Quand on sait à quel point la secte se moque des prêtres et des rites arbitraires des religions, être le fruit d’une transgression religieuse est à coup sûr un bon départ dans la vie !
« Il convertit donc en avoirs liquides – il était en effet du nombre des gens bien en vue – et ayant ainsi amassé quelque chose comme 200 talents (300.000 $, d’après Léonce Paquet !), il distribua cette somme à ses concitoyens. » (ibid.)
Fit-il donc aux Thébains un cadeau empoisonné ? Jeta-t-il sa fortune à la mer (VI, 87) ? La donna-t-il à l’Etat (Simplicius Commentaire sur le Manuel d’Epictète 64)? Quoi qu’il en soit, ce geste inaugural, qui a tout de même plus d’allure que la simulation de Monime, le rend célèbre ! C’est toute l’ambiguïté du cynique qui obtient par le mépris de la célébrité la célébrité du mépris ! Mais la pauvreté de Cratès a été aussi son arme pour séduire Hipparchia. Laërce raconte que la sœur de Métroclès ne prêtait « aucune attention à ses prétendants, à leur richesse, leur noblesse ou leur beauté : Cratès était tout pour elle. Elle menaçait même ses parents de s’enlever la vie si on ne la laissait pas épouser Cratès. Ses proches supplièrent donc ce dernier d’en dissuader leur fille : Cratès fit tout ce qu’il pouvait, mais à la fin, incapable de la persuader, il se leva, se dépouilla de ses vêtements devant elle et lui dit : « Voilà ton futur et tout son avoir, décide-toi en conséquence, car tu ne saurais être ma compagne à moins d’adopter aussi mes habitudes de vie. » (D.L. VI, 96) Je retrouve la méthode cratésienne : 1) donner la parole au corps quand l’argumentation est défaillante 2) faire le contraire de ce qu’il prétend faire (il imitait l’impuissance de Métroclès par une manifestation de puissance et ici il montre ce qui plaît, au moment même où il affirme faire la démonstration de ses limites). Bien sûr Cratès n’était pas beau (je n’oublie pas qu’Antisthène a été l’élève de Socrate, qui avait transformé sa laideur en argument de vente) « et l’on se moquait de lui quand il se dénudait pour ses exercices physiques. » (VI, 91). Mais c’est justement ce que désire Hipparchia, la possession de cette totale anti-valeur grecque qu’est Cratès : laid, pauvre, sans fonction politique, mais ô combien puissant pour cela même ! Mais ce qu’a pensé Cratès de son mariage avec Hipparchia (énigme : à quoi peut donc bien ressembler un mariage cynique ?), je n’en sais trop rien. J’ai du mal à interpréter ce qu’il dit à son fils Pasiclès :
« D’après Erastothène, Hipparchia (…) lui donna un fils du nom de Pasiclès ; quand ce dernier parvint à l’âge adulte, Cratès le mena dans un bordel : « C’est ainsi, lui dit-il, que ton père s’est marié. » Car les unions adultères, à son avis, sont des mariages de tragédie qui n’ont pour récompense que l’exil ou l’assassinat ; tandis que les unions des clients de maisons closes sont plutôt comiques : à partir de la débauche et de l’ivresse, elles n’ont pour résultat que la folie. » (VI, 88-89)
J’ai tendance à penser que ces dernières lignes font l’éloge de la prostituée aux dépens de la maîtresse mais elles identifient aussi bizarrement Hipparchia à une pensionnaire de maison close, signe donc de débauche, d’ivresse et de folie. Comme je préférerais m’appuyer sur la vieille traduction de Robert Genaille (1933) dont je sais pourtant qu’elle est définitivement disqualifiée mais qui était elle, grâce à son contresens, vraiment lumineuse et finalement tout à fait cynique :
« Il mena Pasiclès, quand il fut adulte, dans la maison d’une prostituée, il lui dit que c’était là le mariage que lui conseillait son père car etc. »
Il m’eût suffi de faire l’hypothèse que Cratès, tel Socrate, avait chèrement payé sa vie de couple !

lundi 7 mars 2005

Cratès (2) : la lecture cynique des classiques.

Il y a un point commun entre Cratès et les brahmanes, alias les gymnosophistes : de même que ces derniers, selon les dires d’Onésicrite, pénétraient partout sans gêne, de même Cratès a reçu le surnom d’Ouvreur-de-Portes « en raison de sa manie d’entrer partout pour admonester les gens. » (D.L. VI, 86) On dirait aujourd’hui qu’il viole l’espace privé de chacun et ce philosophe-moraliste voyeur nous paraîtrait un indiscret fort indésirable. Mais si Cratès fait ce singulier porte-à-porte, c’est qu’aux yeux de l’orthodoxie cynique, comme aux siens, tous les lieux se valent : le périmètre du temple vaut l’espace de la rue qui vaut l’intérieur du logement. Les distinctions qui les séparent ne sont que de l’ordre de la coutume, de la loi, du nomos. Ce qui les unit tous, c’est ce que commande la nature. La pensée cynique, loin d’être relativiste, n’est même pas contextualiste : le sage doit partout et toujours faire la même chose. Ce qui se fait ici peut aussi bien se faire là, si c' est légitime. Ce qui ne doit pas se faire ici ne doit se faire nulle part. C’est ainsi que Cratès et Hipparchia, le Sartre et la Beauvoir du cynisme, font l’amour en public. Uriner, déféquer, se masturber, faire l’amour, manger : ce qui est naturel est digne d’être public ; ce qui ne l’est pas ne doit tout simplement pas exister. Ceci dit, ce qu’on sait de Cratès n’a rien de bien scandaleux. Il semble s’être beaucoup livré à des travaux d’écriture dans lesquels dominent la parodie et le jeu de mots ; c’est par exemple des vers d’Homère dont il détourne le sens en remplaçant certains mots par d’autres qui leur ressemblent. Alors qu’on lit dans l’Odyssée (XIX, 172) : « Au milieu de la mer (« pontô ») couleur de vin est une terre, la Crète (« Krété »), jolie, opulente, entourée d’eau (« périrrytos ») », Cratès écrit : « Il est une cité au milieu d’une fumée («typho » qui signifie aussi l’orgueil, la vanité) couleur de vin, Péra (« Péré »), la jolie, l’opulente, entourée de saletés (« périrrypos ») » (D.L. VI, 85). Ainsi le cynique n’est pas si loin du sophiste, il est comme lui un virtuose de la langue, même s’il met son talent au service de la dérision. Car par cette pratique, Cratès ridiculise autant Homère que ses contemporains. Si je compare avec la manière dont Platon se référait au texte homérique, je repère une différence notable : l’œuvre platonicienne prélève dans l’Iliade et l’Odyssée ce qu’elle juge conforme à la vérité et rejette au rang de contes bons pour des vieilles femmes ce qui ne s’accorde pas avec la philosophie. Homère sert à la fois mais à des moments différents de repoussoir et de garant ancestral. En revanche, ce que Cratès semble opérer, c’est une disqualification radicale du texte fondateur qui n’est plus que prétexte à calembours rabaissant les contemporains. Il n’est plus une lumière qui vient de loin, c’est un papier qu’on allume pour griller les moustaches de ceux qu’on tourne en ridicule. Homère pétard et non plus Homère comète !

dimanche 6 mars 2005

Cratès (1) : le maître d'un Maître.

On ne sait pas de qui Cratès a été le disciple, de Diogène ou de Bryson d’Achaïe, mais ce qui est sûr, c’est qu’il a été le maître de Zénon. Or, ce Zénon n’est rien de moins que le fondateur d’une gigantesque philosophie, le stoïcisme. Mais il a d’abord été un élève sans audace :
« Un jour, à son disciple Zénon de Citium, il donna un pot de lentilles à porter, mais Zénon, par respect humain, cherchait à se dissimuler dans la foule. Cratès frappa alors de son bâton le pot qu’il mit en pièces : les lentilles se mirent à couler sur les jambes de Zénon et ce dernier en devint rouge de honte. « Rassure-toi, mon petit Phénicien, lui dit aussitôt Cratès, ce n’est rien de si terrible, ce ne sont que des fèves. » (Gnomologium Vaticanum, 384)
Cela fait en effet partie de l’éducation cynique d’habituer le disciple à faire des choses que l’on juge ordinairement indignes. J’imagine que dans ce cas Zénon accomplit une tâche réservée aux esclaves. La finalité de tous ces exercices est de convaincre le disciple qu’en réalité la seule chose à ne pas faire absolument est le mal mais ce dernier est en réalité facile à faire puisqu’il apparaît dès qu’on ne limite plus ses désirs à la satisfaction simple des besoins naturels. Dans la même perspective, Cratès s’est illustré en pratiquant la pédagogie du pet, si on peut dire. Celui qui reçoit la leçon n’est plus le jeune Zénon, mais Métroclès, le beau-frère de Cratès :
« Métroclès de Maronée, frère d’Hipparchia, fut d’abord un élève de Théophraste le Péripatéticien. Celui-ci l’abîma à ce point qu’un jour Métroclès, ayant lâché un pet au beau milieu d’un exercice oratoire, en fut si honteux qu’il s’enferma chez lui, décidé à se laisser mourir de faim. En apprenant cela, Cratès vint le voir, comme on l’avait invité à le faire, et non sans avoir, à dessein dévoré un plat de fèves ; il tenta d’abord de le convaincre en paroles qu’il n’avait commis aucun délit : il aurait en effet été bien étonnant que les gaz ne se soient pas échappés comme le veut la nature. En fin de compte, Cratès se mit à péter à son tour et réconforta ainsi Métroclès en lui fournissant la consolation de l’imitation de son acte. A partir de ce jour, Métroclès se mit à l’école de Cratès et il devint un homme de valeur en philosophie. » (D.L., VI, 94)
Je suis d’abord surpris de voir dans le rôle de brutal sodomite l’illustre Théophraste, à qui Aristote a confié, à sa mort, la direction du Lycée, mais ce qui ne m’étonne pas en revanche, c’est la condamnation toujours récurrente chez les cyniques de l’homosexualité passive (je n’ai encore jamais lu dans les textes cyniques de dépréciation de l’homosexualité en tant que telle mais en revanche nombreuses sont les anecdotes qui mettent en scène la dérision des « efféminés »). Maintenant je ne sais pas si Métroclès a eu raison d’être convaincu par la pétomanie cratèsienne, car ce dont il avait eu honte, c’était de ne pas s’être contrôlé dans une situation où il l'aurait dû au plus haut point. Or, Cratès prétend le consoler non en se laissant aller à son tour mais tout au contraire en faisant exactement ce que Métroclès n’est pas parvenu à faire, c'est-à-dire preuve de volonté. On pourrait même soutenir que, dans le cas de cet exercice, la maîtrise de soi est exemplaire puisqu’elle revient à transformer en pratique volontaire un phénomène naturel (on notera cette étonnante rhétorique où l’anus l’emporte à la fin sur la bouche). Mais Métroclès était encore philosophiquement bien peu rodé et donc rien d’étonnant à ce qu’il ait pris comme maître celui qui maîtrisait ses gaz !

samedi 5 mars 2005

Un étrange cynique : Onésicrite et les gymnosophistes.

Laërce n´ a laissé qu’une dizaine de lignes sur ce disciple renommé de Diogène : il ne rapporte à son propos aucune anecdote savoureuse, il ne lui attribue aucune parole marquante. Il nous dit simplement qu’il a participé à la campagne d’Alexandre le Grand et qu’il a écrit un livre consacré à la formation du conquérant. C’est étonnant : comment peut-on être à la fois un imitateur de Diogène et, en même temps, au service d’un chef militaire ? Les cyniques nous ont habitués à remettre les grands hommes à leur place, pas à les honorer ! Mais à vrai dire, ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce n’est pas le témoignage de Laërce mais celui de Strabon. C’est un géographe grec, plus ou moins contemporain du Christ. Grâce à lui, j’assiste à l’étrange rencontre de deux sagesses, l’une grecque, l’autre indienne. C’est Alexandre qui, envahissant l’Inde, veut voir ces sages. Voltaire donne une image particulièrement brutale de la rencontre :
« Alexandre fit saisir dix philosophes indiens, que les Grecs appelaient gymnosophistes, et qui étaient nus comme des singes. »
Comme c’est le Dictionnaire universel du 19ème siècle (Tome 8, 1872) qui est la source de cette citation, je ne peux malheureusement pas en indiquer la provenance, Pierre Larousse se contentant d’indiquer les auteurs. Mais, malgré cela, je lui sais gré d’avoir rapporté dans le même article cette autre citation d’un certain Ourliac :
« Les gymnosophistes s’arrachaient des poils du menton pour se faire rire. »
Je découvre donc la version ascétique de la chatouille. Larousse, fort anticlérical, n’aimait pas ces moines avant la lettre qui, non contents de s’agacer le menton, « passaient des années entières debout sur un pied au faîte d’une colonne » ou « s’enfonçaient des épines sous les ongles ». Il leur règle leur compte en écrivant cette sèche mise au point :
« Mortifier le corps pour purifier l’âme, c’est finir, comme chacun sait, par les tuer tous les deux. »
J’apprécie la cruauté de la précision: « comme chacun sait ». En revanche, ce qui semble ne pas déplaire à Larousse, qui heureusement à cette époque n’était pas encore que Petit, c’est leur immense orgueil qui du coup limite celui d’Alexandre.
« L’élève d’Aristote avait déjà pu apprécier, par son entrevue avec Diogène, tout ce que peut contenir d’orgueil l’âme d’un philosophe ; il lui était réservé de rencontrer, dans le fond de l’Asie, d’autres Diogène, non moins intraitables et plus dangereux pour son pouvoir. Habile à respecter les croyances des peuples conquis, et à s’emparer de toutes les influences qui pouvaient concourir à consolider son pouvoir, Alexandre manda près de lui les chefs des gymnosophistes, qui, à son approche, s’étaient réfugiés dans des lieux inaccessibles ; mais il les attendit en vain : les intraitables fugitifs dédaignèrent ses promesses comme ses menaces, et lui répondirent de très haut que c’était à l’élève à venir chercher les leçons du maître. »
Alexandre n’ira pas mais enverra le paradoxalement fidèle Onésicrite. C’est précisément cette rencontre que narre Strabon. Le cynique rencontre le sage Calanos et reçoit une leçon de philosophie :
« Quand Calanos vit le manteau, le large chapeau et les bottes qu’Onésicrite portait, il se mit à rire de lui. »
Mauvais signe : c’est ordinairement le cynique qui rit. Il est vrai que ce cynique-là ne porte pas l’uniforme de la secte.
« Il lui enjoignit de se débarrasser de ses vêtements, s’il voulait apprendre, de s’étendre nu sur les mêmes pierres que lui, et d’écouter ainsi ses enseignements. »
Dépouilleur extrême, ce Calanos : au diable le manteau de bure ! Foin du tonneau ! Nu sur la pierre : c’est la nouvelle figure de la sagesse. Cet Onésicrite, déjà fort peu diogénien, a dû se rappeler longtemps l’entretien. Platon a dit de Diogène que c’était Socrate devenu fou, Onésicrite a peut-être pensé que Calanos, c’était Diogène devenu fou ! A fou, fou et demi ! Mais c’est surtout avec Mandanis qu’Onésicrite va apprendre ce qu’est le gymnosophisme. Mandanis lui explique qu’on doit par l’effort libérer l’âme du plaisir et de la douleur. Il s’agit d’entraîner le corps pour donner un surcroît de force aux idées (c’est clair: autant chez les gymnosophistes que chez les cyniques, la gymnastique est spirituelle). Mais Mandanis interroge Onésicrite pour savoir si cette doctrine a cours aussi chez les Grecs et celui-ci met en relief l’importance de la tradition végétarienne :
« Onésicrite lui répondit que Pythagore enseignait ces doctrines, qu’il invitait les gens à s’abstenir de viande, tout comme l’avaient fait aussi Socrate et Diogène, ce Diogène dont lui-même avait été disciple. »
Au moins, Onésicrite, à défaut de briller dans l’exercice du cynisme, a des idées justes. Le cynisme ne tombe pas du ciel. C’est alors que Mandanis donne son avis sur les Grecs :
« Il reprit alors qu’il considérait en général les Grecs comme des gens sensés, mais qu’ils se trompaient sur un point : le fait de mettre la loi au-dessus de la nature. Autrement, ils ne rougiraient pas de se promener tout nus, comme lui, et de mener une vie frugale : le meilleur gîte, à son avis, est celui qui exige le minimum de réparations. »
Au fond, ce que reçoit Onésicrite de Mandalis, c’est une leçon de radicalisme, sans pour autant tout le côté exhibitionniste et agressif du cynisme. Mais il semble qu’Onésicrite ne s’est pas moins intéressé aux gymnosophistes qu’aux animaux, aux plantes et à la géographie des lieux visités par Alexandre. Surprenant courtisan, à la fois militaire, ethnologue et philosophe. Nous le devinons un peu à travers ces textes de Strabon mais celui-ci ne lui faisait guère confiance :
« Plutôt que le pilote en chef, on ferait mieux d’appeler Onésicrite le fantaisiste en chef d’Alexandre. »
C’est peut-être Voltaire qui avait raison : les gymnosophistes ont juste été appréhendés manu militari.

Commentaires

1. Le jeudi 29 juin 2006, 10:48 par Exeko
merci beaucoup pour ce texte, il m'éclaire sur ce sujet peu connu, peu traité (sûrement car nous connaissant peu...) : les gymnosophistes...

vendredi 4 mars 2005

Monime le cynique.

Glorifions le temps d’une note éphémère ce disciple obscur de Diogène ! Il le mérite car il se convertit à la philosophie d’une étrange manière :
« Selon Sosicrate, il était le domestique d’un certain banquier de Corinthe. » (D.L. VI, 82)
S’il n’est pas comme Diogène fils de banquier, esclave, il sert un serviteur de l’argent. Les deux donc sont familiers des grosses sommes.
« Xéniade, qui avait acheté Diogène, descendait fréquemment chez ce banquier et il l’entretenait de l’excellence des paroles et des actes du philosophe, à tel point qu’il inspira à Monime une admiration passionnée pour Diogène. » (ibid.)
Vous êtes peut-être surpris ici que Diogène l’indépendant ait été aussi un esclave. On ne sait rien sur les circonstances qui ont permis à Ménippe d' écrire un livre au titre inattendu Diogène à vendre mais ce qui est rapporté dans cet ouvrage est bien clair. Si Diogène n’a pas pu échapper à l’esclavage, en revanche il s’est vendu de manière magistrale, au sens littéral du mot :
« Diogène se vit demander ce qu’il savait faire. « Diriger les hommes », répondit-il. Et il ajouta, en parlant au crieur : « Annonce donc : quelqu’un veut-il se procurer un maître ? (…) Il dit à Xéniade qui venait de l’acheter. « Tu devras m’obéir, même si je suis ton esclave, car même esclaves, un médecin ou un pilote doivent se faire obéir. » (VI, 28)
Je reviens à mon histoire : un maître Xéniade parle à un autre maître de son esclave qui est en fait son Maître. Monime est alors transporté par les paroles du maître maîtrisé et devient en somme cynique par ouï-dire. Voici comment :
« Simulant une subite démence, Monime se mit à lancer de tous côtés la menue monnaie et tout l’argent amassé sur la table du banquier, tant et si bien qu’à la fin son maître le congédia. » (VI, 82)
Ce n’est pas une falsification à l’image de Diogène (et/ou de son père), encore moins un hold-up, mais une dispersion, un dérangement, une « mise en désordre ». En un sens, Monime jette l’argent par les fenêtres. Mais, comme il brigue le statut de cynique, son geste est encore celui d’un imitateur timide qui certes transgresse mais à l’abri de l’irresponsabilité. Un coup de folie et voici Monime devenu sage ! Pour être en mesure un jour de se posséder, il faut jouer la possession. Je n’ai malheureusement pas d’autres faits et gestes à attribuer à Monime. Je sais seulement qu’il a écrit des « divertissements truffés d’un secret sérieux » (VI, 83). Est-ce au niveau de l’écrit l’analogue de sa scène inaugurale ? Des thèses dissimulées sous des foutaises ? Qui sait ? Il a écrit cependant deux études dont l’une porte le titre fort convenu d’Exhortation à la philosophie et dont l’autre a un intitulé un peu moins attendu, Les instincts. J’imagine qu’il ne devait pas en faire des éloges, tant la maîtrise de soi est au programme de l’école cynique ; même si le philosophe singe l’instinctif, il est à mille lieues de se laisser aller (note 1) Ce qui m’intéresse particulièrement chez Monime à vrai dire, c’est qu’il semble représenter une version sceptique du cynisme. Sextus Empiricus, le tardif théoricien du scepticisme, le cite dans son Contre les mathématiciens(VI, 48) :
« Il comparait les êtres à des peintures de théâtre, tout en supposant qu’ils ressemblaient aux impressions qui surviennent durant le sommeil ou la démence. »
Trois arguments clés du scepticisme sont ici étonnamment condensés et reviennent tous à faire douter de la réalité de la réalité : qu’il s’agisse du décor, du songe ou du délire, ces topoï seront abondamment repris dans la tradition postérieure. Qu’on se rappelle, entre autres, l’usage qu’en fera, environ deux mille ans plus tard, Descartes dans la première des six Méditations métaphysiques. Certes une telle mise en question de la réalité pose quelques problèmes. Les cyniques étaient jusqu’à présent des dogmatiques : c’est sur un fond de certitudes inébranlables qu’est adossée leur arrogance. Mais si « toute entreprise humaine n’est que fumée » (note 2), comme Ménandre l’a fait dire à Monime dans l’Ecuyer , pourquoi donc se donner la peine de se conduire cyniquement ? Je me plais à penser que son scepticisme n’était pas tout à fait systématique et visait seulement le renversement des entreprises ordinaires. Je me rappelle alors soudainement Diogène :
« Il admirait les gens qui, sur le point de se marier, ne se mariaient pas ; ceux qui, prêts à partir en voyage, ne partaient pas ; les gens qui s’apprêtaient à se lancer en politique, et ne s’y lançaient pas ; ceux qui avaient en vue d’élever des enfants, et n’en faisaient rien, et ceux enfin qui se disposaient à vivre dans la compagnie des puissants et ne s’en approchaient point. » (D.L. VI, 29)
Dois-je donc penser que, de bonne guerre, comme tout fondateur, désireux de trouver de lointains annonciateurs de la doctrine qu’il défend, Sextus Empiricus a enrôlé Monime dans une guerre qui n’est pas la sienne ? Je ne sais. Je laisse à Stobée et à son Florilège le mot de la fin :
« La richesse, disait-il, est le vomissement de la Fortune. »
Note 1 (ajout du 28-09-14) : une perspective complètement distincte est ouverte par quelques lignes de la notice consacrée à Monime par Odile Goulet-Cazé dans le Dictionnaire des philosophes antiques : " La personnalité de Monime est brièvement esquissée par Diogène Laërce selon qui il était d'une gravité extrême (ἐμβριθέστατος) au point de mépriser l'opinion et de s'élancer vers la vérité (παρομάν) (D.L. VI 83). Dudley dans A history of cynicism(p.41) suggère, à cause du verbe παρομάν, que pour Monime la vérité venait peut-être des impulsions (cf le titre περι ὁρμῶν d'un de ses ouvrages), ce qui s'accorderait bien avec la conception diogénienne de la vie selon la nature." (IV, p.550)
Note 2 (ajout du 28-09-14) : ce que semble condamner Monime est le rôle de l'orgueil (τῦφος) dans les conduites humaines. Marie-Odile Goulet-Cazé traduit ainsi : "tout ce que l'homme a conçu est fumée de l'orgueil". Mais il ne faut pas en conclure trop logiquement et radicalement que le cynisme lui aussi est le produit de l'orgueil. La portée de la dénonciation cynique est générale, pas universelle. Du moins cette restriction préserve-t-elle la cohérence du point de vue de Monime.

mercredi 2 mars 2005

Les deux morts de Diogène.

Diogène est mort très vieux, à 90 ans. Je rêve à ces si longues décennies de pédagogie cynique… Car s’il n’est peut-être pas très difficile d’être cynique une fois ou deux, comment rester un exemple de cynisme, tout en vivant si longtemps ? En plus Diogène, s’il est bien l’exilé de Sinope, est resté à Athènes jusqu'à la fin de sa vie. A la différence de ces sophistes ambulants qui vendent leurs charmes rhétoriques de ville en ville à un public toujours renouvelé, Diogène a dû être bien vite familier aux Athéniens. A moins qu’il n’ait été le cynisme fait homme, une institution en somme, dont chacun attendait les provocations rodées et répétitives. Je préfère l’imaginer à l’affût de la trouvaille, s’acharnant à présenter l’enseignement de la vertu à travers une action inédite ou une parole inouïe. En tout cas, il n’a pas raté ses morts.
1)Première version, les morts bestiales : Une mort de chien, au sens sale du terme. Le mordeur mordu en somme.
« Voulant partager un poulpe avec des chiens, il fut à ce point mordu au tendon du pied qu’il en mourut. » (D.L. VI, 75)
Cette mort animale a une version euphémisée, moins illustrative, plus discrète :
« Il fut saisi de coliques et mourut ainsi après avoir dévoré un poulpe cru. » (ibid.)
Ce Chien nonagénaire, dévoreur insatiable de chair crue, je l’interprète comme le contestataire inflexible de la culture et du cuit. Défenseur de la nature jusqu' à en mourir. Je n’oublie pas cet autre texte qui nous a appris que Diogène ne digérait pas cette viande non cuite qu’il se faisait un honneur de manger. Dernière figure du virtuose déguisé en homme grossier. Qu’il faut être surhumain pour vivre comme un animal, quand l’animalité n’est pas ce à quoi on est réduit par le pouvoir sadique des oppresseurs mais ce à quoi on s’oblige pour montrer de quoi un homme est capable ! Dans ces conditions, la deuxième version de la mort est porteuse de la même leçon.
2)La mort héroïque :
« D’autres prétendent qu’il retint volontairement sa respiration. » (ibid.)
C’est la version retenue par les amis:
« Selon leur habitude, ses amis vinrent le voir et ils le trouvèrent enveloppé dans son manteau, ce qui leur fit croire qu’il dormait. Mais il n’était pas ordinairement un endormi ni très enclin au sommeil. Ils déployèrent son manteau et s’aperçurent qu’il était inanimé. Ils interprétèrent alors ce geste comme un acte volontaire en vue d’échapper définitivement à la fuite. » (ibid.)
Qu’on ne s’y trompe pas ! Ce suicide est purement affirmatif. C’est la dernière leçon, pas l’ultime lâcheté ! Manifestation hyperbolique de la maîtrise de soi : l’asphyxie volontaire (non, pas s’enfermer la tête dans un sac en plastique à l’image de Bruno Bettelheim, mais ne plus respirer parce qu’on en a décidé ainsi.) Il faudrait être un dieu pour mourir ainsi. Diogène a donc choisi de ne pas mourir comme un homme, mais comme un surhomme ou une bête. Cependant les deux morts sont identiques car il faut être plus qu’un homme pour vivre aussi simplement qu’une bête !

Commentaires

1. Le jeudi 1 juin 2006, 22:51 par Val580
« D’autres prétendent qu’il retint volontairement sa respiration. »

J'ai vraiment des doutes la dessus , qui peut résister aux réflexes ? Les personnes meurent noyées parcequ'elles gardent leur respiration et puis finalement elles inspirent (de l'eau) parce c'est un réflexe végétatif !
Alors cet homme est un surhomme.
2. Le vendredi 2 juin 2006, 07:19 par philalethe
Vous avez raison d'avoir des doutes, mais l'anecdote ne doit pas être prise au pied de la lettre, elle illustre seulement un idéal de maîtrise totale de soi.