Laërce consacre à peu près 25 pages à reconstituer les doctrines platoniciennes ; les quinze dernières présentent les distinctions que Platon fait afin d'ajuster exactement les concepts à la réalité. Ce qui revient à faire correspondre à trente noms communs (comme "bonheur" ou "légalité") 123 divisions. Pour adapter finement les mots aux choses, Platon divise par 2, 3, 4, 5, 6 mais jamais plus. L’ensemble le plus grand (15 éléments) est celui des genres incluant 3 espèces ; le plus petit contient un seul élément, le discours oratoire, dont Platon distingue six espèces.
Pour le lecteur habitué à identifier la recherche platonicienne à la question : « Qu’est-ce que l’essence de X ? », ces pages sont dérangeantes car elles assimilent Platon à un analyste, soucieux de ne pas masquer la multiplicité réelle du référent sous l’unité du signe. « Ce qu’on appelle X, c’est en réalité x1, x2, x3 etc » nous dit-il. Il va de soi que le souci n’est pas de dégager les sens des mots mais de faire connaître ce qu’il en est des choses à travers la variation des significations. L’essentialisme auquel on pouvait s’attendre est d’autant moins présent que le point commun à x1, x2, x3, xn n’est pas défini. Prenons un exemple : le discours est divisé en cinq sortes : politique, rhétorique, privé, dialectique et technique, mais pas un mot sur ce qu’est le discours indépendamment de ces cinq spécifications. Tout se passe comme si l’analyse en question visait à dénoncer et à décourager l’identification prématurée et donc incomplète des essences.
Certes, dans quelques cas , les divisions correspondent à des parties, si bien que pour disposer de la connaissance de la réalité fondamentale, il suffit d’additionner les connaissances des éléments ; ainsi pour savoir ce qu’est l’âme, il faut que je la constitue par la synthèse de ses parties : la rationnelle, la désirante, et l’agressive. Il en va de même pour déterminer ce qu’est le bonheur parfait ; on est heureux quand on réunit ces cinq conditions : le jugement raisonnable, la santé, la réussite, la bonne réputation et la richesse.
Je me rends compte alors que ce dernier passage me permet de quantifier le bonheur : « je suis heureux au 4/5ème » devient une expression sensée ; celui qui n’aurait qu’une seule partie des cinq requises pour être parfaitement heureux ne serait pas malheureux mais connaîtrait un seul bonheur. Platon malheureusement ne me donne pas ici les concepts me permettant de distinguer des degrés dans le bonheur en tant que possession de la bonne réputation par exemple. Je suis heureux si j’ai une bonne réputation, malheureux si je ne l’ai pas, c'est tout ou rien. Pour quantifier un tel bonheur spécifique, il faudrait distinguer les espèces du jugement raisonnable, de la santé, de la réussite, de la renommée et enfin de la richesse. Mais Platon n’a pas inclus ces cinq concepts dans les trente dont je parle au début
En désespoir de cause, je fais appel à l’épicurien : il élimine la réussite, la bonne réputation et la richesse. Je respire. Mais voici que survient le stoïcien : il ne laisse plus subsister que le jugement raisonnable. Cela alors me paraît à la fois infiniment plus simple et infiniment plus difficile de devenir heureux. Plus simple : il n’y a qu’une voie ; plus difficile : les autres, pas plus que la fortune et la nature, ne peuvent me favoriser.
Commentaires
Ainsi les lettres ressuscitent l’esprit d’un Socrate subversif, carnavaleux et renverseur de valeurs.
D’un autre côté, avec Nieztsche, on pourrait dire qu’assassiner Socrate n’est pas si mal. Socrate n’a laissé qu’une œuvre : la mise en scène de sa mort. Son plaidoyer dans l’apologie exprime sa haine de l’existence. Rimbaud rapproche Jésus et Socrate dans le même mollard. Il écrit : « Socrate et Jésus, dégoût ! » Je comprends son écœurement, les deux justes ont joué leur mort. Tous deux voulait mourir. Leur suicide déguise une mort héroïque. Malgré l’injustice, il boit la ciguë sans sourcilier. Il se laisse refroidir. Il défend à ses amis de laisser sortir leurs larmes. Pendant qu’il sirote le poison, il bavarde sur l’immortalité de l’âme et de la justice des lois. Le ventre glacé par le venin ingurgité, il voit la mort, il sait qu’il n’a plus qu’un souffle… Pourtant sa dernière parole évoque une dette à rembourser !?! Il meurt en sage mais se suicide en bouffon. Socrate me rappelle Fancioulle (Une mort héroïque, XXVII, Petits Poèmes en prose, Baudelaire ) jouant sa fin. Le Fancioulle baudelairien, condamné à mort doit jouer la mort avant d’être rendu aux mains du bourreau... « Fancioulle fut, ce soir-là, une parfaite idéalisation (...) ce bouffon allait, venait, riait, se convulsait... » Mais comment a fini Fancioulle, lui qui savait par cœur sa mort héroïque ? « Un coup de sifflet aigu, prolongé, interrompit Fancioulle (...) Fancioulle secoué ferma les yeux, puis les rouvrit presque aussitôt démesurément agrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arrière et puis tomba roide mort sur les planches. » Ainsi après la mise en scène, la mort nous gagne et on crève comme tout le monde : l’orbite vide et le cri d’une tête de mort. « Socrate ne répondit plus ; mais quelques instants après il eut un sursaut. L’homme le découvrit : il avait les yeux fixes. »
Il arrive que mes souvenirs se déforment cependant il me semble que les traits de Socrate retenus ont été puisé dans Diogène Laërce. En ce qui concerne ses maîtresses, Socrate avoue dans le Ménexène et dans le Banquet qu’Aspasie et Diotime l’ont éduqué… Je crois aussi que Socrate (ou sa légende) a beaucoup plus inspiré les cyniques qu’Antisthène. Le Socrate de Dion d’ailleurs approche l’idéal cynique.
L’image d’un suicide assisté est bien choisie. J’imagine très bien Jésus mourir en silence réalisant comme Socrate l’échec de la bonne parole. « Alors qu'il arpentait les rues de ce point d'ennui, un essaim de mouches venimeuses l'encercla. L'une d'entre-elle tomba à genoux et réclama un miracle, une autre se prosterna pour obtenir une nouvelle politique, tous s'agenouillèrent pour implorer la connaissance du bien et du mal. Alors Jésus répondit : « N'avez-vous pas honte de bêler après l'inconnu, de courir à l'avenir, de poursuivre le Concept sans jamais songer d'arriver à vous-mêmes ! Qu'importe la politique ! Démocrite en rirait, Héraclite en pleurerait, Jésus s'en fout ! Vous êtes de misérables lépreux sucré car vous croyez en votre maladie : la vanité ! Les troupeaux de babouins grimpent les arbres de la morale et du savoir. Mais une fois arrivé au sommet de leurs discours que montrent-ils ? De leur position, ils exhibent leur érythème fessier, ils éclairent les foules avec les lumières rouges de leur cul. Les têtes humaines se douchent sous les diarrhées jaunes et bleues. Une grêle de gouttelettes putrides suffit pour vous asseoir... Pauvres rebelles agenouillés, le bonheur ne tient pas aux miracles ou à une grande politique mais aux jugements que vous portez sur vous. La béatitude correspond à un rapport de soi à soi. non à la gestion de ses biens ou d'autrui. » Après ses mots, la foule de Bézatha pensa comment châtier le prophète. De son côté, Jésus réalisa, mais un peu tard que la philosophie n'a jamais rien fait venir… »
(Evangile selon Saint Nicotinamide, p. 152)