Il semble que le disciple d'Antisthène l'entendait dire du mal de Platon et du platonisme. De Platon d’abord à qui il reprochait sa vanité :
« Une autre fois, il rendait visite à Platon atteint de maladie ; apercevant le vase dans lequel le malade avait vomi : « Je vois bien de la bile là-dedans, mais je n’y vois pas ta vanité. » (D.L. VI, 7)
Mais pour quelle raison Antisthène, lui-même qualifié de vaniteux par Socrate, juge-t-il ainsi Platon ? Faisons l’hypothèse qu’il l’accusait de ressembler aux sophistes, fiers de leur savoir, plus qu’à Socrate, qui vise à faire penser ceux qui sont habitués à écouter. C’est ce que me suggère en tout cas ce texte du Gnomologium vaticanum :
« Un jour que Platon parlait à n’en plus finir dans son école, Antisthène eut le mot suivant : « Ce n’est pas l’auditoire qui a à se régler sur celui qui parle, mais le conférencier sur l’auditoire »
J’ai l’impression à lire ces textes que le sophiste est toujours l’autre. Mais d’abord deux mots sur le terme « sophiste » : il y a en effet deux manières de l’entendre. A la mode platonicienne, le mot désigne un professeur de rhétorique, indifférent à la vérité et désireux seulement de gagner beaucoup d’argent en vendant les procédés oratoires qui permettent de persuader n’importe quel auditoire de n’importe quoi ( en un sens, nos modernes conseillers en communication leur ressemblent). Platon sait pourtant que l’art de bien parler n’est pas en soi mauvais, mais il reproche aux sophistes justement de ne pas le subordonner au respect du Vrai et du Bien. Défini ainsi, le sophiste est la bête noire des dialogues socratiques : moins on lui ressemble, meilleur on est (on trouve dans le Grand Hippias une illustration claire de l’entreprise platonicienne de ridiculisation de ce sophiste-là). Pendant longtemps, le sophiste était donc cet abominable commerçant qui estimait sa valeur à la hauteur des sommes qu’il engrangeait. Mais les historiens de la philosophie nous ont rendu un grand service en faisant apparaître sous ses sophistes noircis par Platon des sophistes authentiquement philosophes (même si cette expression a quelque chose de contradictoire puisque le philosophe est censé aimer une sophia, une sagesse, qu’il ne détient pas, alors que le sophiste, par son nom, même est désigné comme sage). La pensée sophistique est donc alors une rivale, fort sceptique, de la pensée platonicienne et il est bien clair que jusqu’à présent je n’ai pas parlé de cette sophistique-là qui exigerait à son tour toute mon attention *. Tout se passe donc comme si l’identification au méchant sophiste se faisait dans tous les camps pour disqualifier les autres prétendants au titre de philosophe. Mais pourquoi Antisthène, qui a partagé donc avec Platon l’intimité intellectuelle de Socrate, ne prend-il pas au sérieux la pensée platonicienne ? Il semble qu’Antisthène, en en voulant cette fois au platonisme et pas seulement à Platon, ait dénoncé, bien avant Aristote et d’une autre manière, la référence aux Idées. Voici à ce propos un texte éclairant :
« Certains parmi les Anciens niaient complètement les constitutifs spécifiques, n’accordant d’existence qu’à l’être concret et individuel. Antisthène, par exemple, argumentait avec Platon en disant : « je vois bien le cheval, mais je ne vois pas la caballéité. » Et Platon de répondre : « C’est que tu as de quoi voir le cheval, c’est-à-dire tes yeux, mais tu ne disposes pas encore de la faculté qui te permettrait de saisir la caballéité. » (Simplicius Commentaire sur les catégories 8b25)
Ammonius dans son Commentaire de Porphyre le fait parler dans le même sens :
« Je vois un homme, mais je ne vois pas l’humanité »
Antisthène serait ainsi, à ma connaissance, le premier philosophe nominaliste. Seuls existeraient à ces yeux des êtres « concrets et individuels » comme ce cheval-ci et cet homme-là. Le concept de cheval (la caballéité) comme celui d’humanité et comme au fond tous les concepts, n’existeraient pas en-dehors de l’esprit, à la différence de ce qu’affirmait Platon. Ce dernier aurait donc à tort projeté dans un monde en réalité imaginaire (le Monde des Réalités Intelligibles) des produits de l’esprit humain. On comprend qu’une telle critique, qui va avoir un bel avenir devant elle et n’a rien perdu deux mille cinq cents après de son mordant, ait déchaîné l’ire de Platon :
« Il apprit un jour que Platon parlait en mal de lui : « Il est digne d’un roi, dit-il, de s’entendre calomnier quand on fait le bien. » (D.L. VI, 3).
Bien sûr, Platon avait une réplique confondante : si Antisthène refuse la réalité des Idées, c’est que son esprit n’est pas assez exercé pour les contempler ( je me souviens de cet intéressant dialogue – Matière à pensées – où le très platonicien mathématicien Alain Connes, pour convaincre le très matérialiste neurologue Jean-Pierre Changeux, invoquait sa propre pratique mathématicienne pour justifier l’idée que faire des maths, c’est découvrir et non inventer des réalités qui s’imposent à l’esprit humain et qu’en aucune manière il ne constitue). Finalement, la rivalité entre Antisthène et Platon a dû aller assez loin pour que celui-là baptise celui-ci de Sathôn et écrive même un dialogue contre lui portant ce nom, nom qui serait bien insignifiant sans la précieuse note de Léonce Paquet ( Les cyniques grecs, fragments et témoignages p.22) :
« Sathôn désigne bien un « garçon vigoureux », mais le terme se réclame de « sathé », lui-même apparenté à « posthé »=le membre viril ».
Comme j’aimerais lire, s’il n’était pas perdu, Le couillon d’Antisthène !
  • Ici encore, c’est malheureux qu’il n’y ait pas deux mots différents (comme « sadique » et « sadien ») pour désigner ces deux sophistiques-là.