mercredi 21 octobre 2015

Sénèque (52), lettre 11 : le corps n'est pas le sujet de l'esprit.

La onzième lettre à Lucilius est réconfortante car elle traite des faiblesses naturelles et comme elle les présente irrémédiables, elle nous réconcilie avec ce qui en nous refusait à notre désespoir de se conformer au modèle stoïcien.
Voici, dans l'ordre de présentation de Sénèque, ces défauts, ces taches qui ne partent pas, quel que soit le degré de sagesse : le rougissement (rubor), la suée (sudor), le tremblement des genoux (tremunt genua), le claquement des dents (dentes colliduntur), la langue qui fourche (lingua titubat), le pincement des lèvres (labra concurrunt). Mais c'est sur le rougissement que la lettre est centrée : il touche autant le jeune ami de Lucilius, rencontré à l'improviste par Sénèque (subito deprehensus) que des grands hommes (gravissimis viris) comme Sylla, Pompée, Fabianus.
Ces défauts naturels (naturalia vitia) sont la manifestation du pouvoir de la nature (natura vim suam exercet) et avertissent des limites de la sagesse : la nature se rappelle ainsi, même aux plus vigoureux (illo vitio sui robustissimos admonet). Certes ils faiblissent avec le temps et avec le savoir-faire (ars) mais ne disparaissent jamais.
Si Sénèque privilégie le rougissement, c'est sans doute parce qu'il vérifie vraiment bien ce qu'il dit de toutes ces propriétés physiques constitutives, qu'aucun acteur ne peut les produire volontairement. Le sage stoïcien n'est donc pas un homme nouveau ; sans hubris, il se coltine avec un corps qui a sa logique à lui : la sagesse (sapientia) n'a pas d'empire (imperio) sur lui ; Noblot rend bien dans sa traduction les métaphores juridico-politiques qui font du corps une réalité ne pouvant pas être assujettie car elle a sa propre loi :
" sui juris sunt, injussa veniunt, injussa discedunt ", " ils sont autonomes et ce n'est pas sur intimation qu'ils se présentent, qu'ils se retirent."
En somme, " sage rougissant " n'est pas un oxymore. Et il est à remarquer que ces tares handicapent précisément dans la présentation publique de soi-même : suant, bafouillant, rougissant, le sage peut faire mauvaise figure. Sénèque ne croit pas au corps lisse et poli, corrélat de la communication réussie. Mais ces faiblesses ne sont-elles que physiques ?
Pas vraiment, elles manifestent plutôt des propriétés psychologiques : le jeune ami de Lucilius traduit par son rougissement sa verecundia (sa pudeur, son respect, sa modestie) ; Sylla est violentissime (violentissimus) quand il rougit mais Fabianus, lui, exprime par la rougeur de son visage, comme le jeune ami, sa pudor. En tout cas, réserve ou agressivité ne sont en rien des actions, elles sont de l'ordre du premier mouvement que le stoïcisme a toujours reconnu comme la réaction irrationnelle précèdant naturellement la reprise de soi. Nécessaires mais marginales chez le sage, elles font partie de cette part de l'esprit que le stoïcisme n'a jamais prétendu pouvoir supprimer mais sur lequel, après lui avoir laissé sa part, se construit la justesse de la représentation.
Bien sûr "certains ont le sang calme" (quidam lenti sanguinis sunt) mais ce hasard génétique n'est ni suffisant, ni nécessaire pour être stoïcien.
Le stoïcisme est finalement à la portée de tous les sangs.

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