Dans l'Eloge de la folie (1509) d'Érasme, je lis ce passage étonnant:
" Le Christ, dans les psaumes sacrés, dit à son Père: " Vous connaissez ma folie." D'ailleurs, ce n'est pas sans raison que les fous ont toujours été chers à Dieu, et voici pourquoi. Les princes se méfient des gens trop sensés et les ont en horreur, comme faisait, par exemple, César pour Brutus et Cassius, alors qu'il ne redoutait rien d'Antoine, l'ivrogne. Sénèque était suspect à Néron, Platon à Denys, les tyrans n'aimant que les esprits grossiers et peu perspicaces. De même le Christ déteste et ne cesse de réprouver ces sages qui se fient à leurs propres lumières." (p.88 trad. Pierre de Nolhac GF 1964)
Il est hors de question de conclure que le Christ est identifié à un tyran. Certes Érasme brocarde (entre autres) l'Eglise dans cet ouvrage écrit en sept jours (!), mais ne touche ni au Christ, ni aux textes sacrés, ni à Dieu. Reste que le lecteur ne peut pas ne pas voir le Christ comme le dernier élément d'une série de princes commençant par César.
Si c'est injustifié de rabaisser le Christ au rôle des princes, le passage met en valeur les traits humains du Christ. Dans la lettre envoyée en 1515 à Martin Dorpius qui avait pris la défense des théologiens, Érasme, s'il tient à manifester un respect total pour Dieu et les meilleurs membres de l'Eglise, met en évidence que, par sa folie, le Christ n'est pas plus qu'humain:
Si c'est injustifié de rabaisser le Christ au rôle des princes, le passage met en valeur les traits humains du Christ. Dans la lettre envoyée en 1515 à Martin Dorpius qui avait pris la défense des théologiens, Érasme, s'il tient à manifester un respect total pour Dieu et les meilleurs membres de l'Eglise, met en évidence que, par sa folie, le Christ n'est pas plus qu'humain:
" Il n'y a pas de danger qu'on suppose là que les Apôtres ou le Christ aient été vraiment fous, mais qu'en eux aussi il y avait je ne sais quoi de faible et d'emprunté à nos passions, qui, devant l'éternelle et pure sagesse, peut paraître peu sage." (p.113)
Quant à Sénèque, si le texte cité en fait l'exemple même de l'homme "trop sensé", il est en tant que représentant des Stoïciens clairement critiqué par Érasme qui lui reproche de fonder sa sagesse sur une anthropologie tout à fait imaginaire:
" Ce qui distingue le fou du sage, c'est que le premier est guidé par les passions, le second par la raison; aussi les Stoïciens écartent-ils de celui-ci toutes les passions, tenues pour des maladies. Il en est cependant qui servent aux pilotes experts, pour gagner le port; bien plus aux sentiers de la vertu, elles éperonnent, aiguillonnnent vers le bien. Sénèque va protester, doublement stoïcien, qui défend au sage toute espèce de passion. Mais, ce faisant, il supprime l'homme même; il fabrique un démiurge, un nouveau dieu, qui n'existe nulle part et jamais n'existera; disons mieux, il modèle une statue de marbre, privée d'intelligence et de tout sentiment humain." (Éloge de la folie p.38)
Montaigne, qui, comme l'a expliqué Hugo Friedrich (1949), privilégie le Sénèque psychologue au Sénèque donneur de leçons, est tout à fait dans cette ligne quand il écrit:
" Les secousses et esbranlements que nostre ame reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle, mais encore plus les siennes propres, ausquelles elle est si fort en prinse qu'il est à l'advanture soustenable qu'elle n'a aucune autre alleure et mouvement que du souffle de ses vents, et que, sans leur agitation, elle resteroit sans action, comme un navire en pleine mer que les vents abandonnent de leur secours." (Essais, , II XII)
Dans l'Éloge, les Stoïciens sont encore plus durement moqués quand la Folie défend que, la relation sexuelle et donc la vie étant impossibles sans délire, sagesse stoïcienne et paternité s'excluent:
" Les Stoïciens ont la prétention de voisiner avec les Dieux. Qu'on m'en donne un qui soit trois ou quatre fois, mettons mille fois stoïcien; peut-être, dans le cas qui nous occupe, ne coupera-t-il pas sa barbe, emblème de sagesse qu'il partage avec le bouc; mais il devra bien déposer sa morgue, dérider son front, abdiquer ses inflexibles principes, et il lui arrivera de débiter quelques bêtises et de risquer quelques folies. Oui, c'est moi, c'est bien moi qu'il appellera à l'aide, s'il veut être père." (p.22)
Concernant la sexualité, on a gardé d'Epictète les enseignements suivants:
" Pour les choses de l'amour, tu dois, autant que possible, rester pur avant le mariage. Mais si tu y goûtes, ne prends ta part que de ce qui est légitime. Pourtant ne sois pas désagréable ou critique à l'égard de ceux qui s'adonnent aux choses de l'amour et ne mets pas en avant, à droite et à gauche, le fait que, toi, tu te n'y adonnes pas." (Manuel 33 trad. Pierre Hadot)
" S'attarder aux choses qui concernent le corps est le signe d'un manque de capacité naturelle pour la philosophie, par exemple faire beaucoup d'exercices physiques, beaucoup manger, beaucoup boire, beaucoup éliminer, avoir beaucoup de rapports sexuels. Mais d'une part, ces choses, il faut les faire comme quelque chose d'accessoire, et d'autre part c'est vers nos dispositions intérieures que l'attention doit se concentrer." (ibid. 41)
Hadot, pour éclairer la référence à l'accessoire, guide vers le passage suivant et par là même le fait lire autrement:
" Comme, au cours d'une traversée, quand le navire a jeté l'ancre dans un port, si tu en descends pour aller chercher de l'eau fraîche, tu peux ramasser une chose accessoire au bord du chemin, un coquillage, une petite racine, il te faut pourtant avoir l'esprit tendu vers le bateau et te retourner constamment, de peur que peut-être le pilote ne t'appelle, tu doives abandonner toutes ces choses, afin que tu ne sois pas embarqué dans le navire, ficelé comme un mouton, de la même manière, dans la vie, si, à la place d'une petite racine, ou d'un coquillage, on te donne une femme ou un enfant, rien n'empêche. Mais si le pilote fait retentir son appel, cours vers le navire en laissant toutes ces choses, sans te retourner en arrière. Et si tu es vieux, ne t'éloigne pas un moment loin du navire, de peur qu'il arrive que tu manques à l'appel." (ibid. 7)
Je ne me risquerai pas à une phénoménologie de l'amour physique à la stoïcienne. Je note juste que l'exercice doit être délicat. En effet, vu que dans la relation sexuelle l'attention est généralement concentrée vers, disons, l'extérieur, le souci des dispositions intérieures et la tension vers l'appel du pilote y paraissent difficilement logeables.
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