samedi 23 mars 2013

Les morts préférables (4 et fin) : la belle mort comme effet essentiellement secondaire.

Dans le quatrième dialogue des morts anciens avec les modernes, c’est la moderne Marguerite d’ Autriche qui incarne la mort raisonnable, ni « guindée » (Caton), ni « badine » (Hadrien).
Mais d’abord en quoi consiste mourir badinement du point de vue du badin lui-même ?
1) C’est être plus philosophe que celui qui meurt guindé. Hadrien procède donc à une ambitieuse révision à la hausse de sa propre mort, puisqu’à la différence de Caton, il n’était pas connu jusque-là pour avoir su mourir.
2) Ce n’est pas se suicider mais mourir dans son lit tout simplement.
3) Ce n’est pas lire l’œuvre d’un autre mais faire la sienne en usant de son dernier souffle pour versifier sur sa mort.
4) C’est s’adresser, entre amour, paternalisme et compassion, à sa propre âme :
"Ma petite Âme, ma mignonne,
Tu t’en vas donc, ma fille, et Dieu sache où tu vas ?
Tu pars seulette et tremblotante, Hélas !
Que deviendra ton humeur folichonne ?
Que deviendront tant de jolis ébats ?"
Hadrien parle à ce propos de « railler nonchalamment » la mort ; ne pas monter sur ses grands chevaux : c’est la douceur résignée de l’acceptation, cela revient à ne pas donner à la mort plus d'importance que celle d’occasionner une séparation, un départ. On est loin du Phédon : l’âme n’est pas débarrassée du corps ; sans lui, elle est amoindrie et diminuée (que peut donc une âme sans un corps ?). Dualisme certes mais dépendance de l’âme par rapport au corps (d’où la fonction de la résurrection : rendre l’âme pleinement âme en lui permettant de retrouver son corps).
5) C’est s’exposer à ne pas être connu par la postérité (les morts historiques sont des morts à la Caton).
Marguerite d’Autriche se saisit au vol de ce dernier argument et, postulant peut-être que le degré de beauté est proportionnel au degré d’obscurité, en infère que sa mort, encore moins connue que celle de l’empereur romain, est plus belle. À première vue, on ne comprend pas bien en quoi sa mort vaut plus :
« J’étais fille d’un Empereur. Je fus fiancée à un fils de Roi, et ce Prince, après la mort de son père, me renvoya chez le mien, malgré la promesse solennelle qu’il avait faite de m’épouser. Ensuite on me fiança encore au fils d’un autre Roi ; et comme j’allais par mer trouver cet époux, mon vaisseau fut battu d’une furieuse tempête, qui mit ma vie en un danger très évident. Ce fut alors que je me composai moi-même cette épitaphe :
Ci gist Margot, la Gentil Damoiselle,
Qu’a deux maris, et encore est pucelle."
Dans les deux morts, une capacité identique à se voir de l’extérieur, le même recours au vers. En quoi donc la jeune mariée jamais honorée est-elle plus raisonnable que les deux hommes ?
1) Elle dit ne pas voir eu peur de sa mort à l’occasion du naufrage (en fait l’accident craint n’a pas eu lieu ).
2) Elle voit dans la badinerie une autre manifestation du même effort de surmonter la peur de la mort alors qu’elle-même n’a pas cherché à faire la philosophe.
3) Ses vers sont l’expression naturelle de son regret de mourir vierge alors que ceux de Hadrien ne seraient qu’ « un galimatias composé de petits termes folâtres »
4) Surtout, du fait de ne pas avoir la prétention des philosophes à mettre en pratique au moment de mourir ce qu’ils pensent théoriquement de la mort, il lui était permis de trembler dans ses derniers instants et pourtant, sans porter un masque (souriant ou grave), elle n’a pas défailli de peur. Le philosophe perd gros à ne pas pouvoir jouer le jeu prévu, le non-philosophe ne perd rien à réagir comme tout le monde et, selon Marguerite, devrait gagner beaucoup à ne pas perdre de fait son sang-froid.
On peut tirer de l’argumentation mise par Fontenelle dans la bouche de Marguerite d’ Autriche que la belle mort est à ses yeux un effet essentiellement secondaire. Qui veut mourir bellement ne meurt pas bellement mais selon les règles de la comédie et du faux-semblant.

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