Bourdieu, qui a dans ces moments quelque chose de sinon désespéré, du moins de désabusé et d'un tantinet méprisant, ne mâche pas ses mots le 26 Janvier 2000 dans son cours au Collège de France sur Manet .
Après avoir posé le problème de savoir si l'impression ( des peintres impressionistes ) révèle l'objet vu ou le sujet voyant et après avoir mentionné les "étiquettes" dont on dispose pour qualifier les différents courants artistiques ( naturalisme, impressionisme, symbolisme, romantisme ), il ajoute :
" Il n'y a rien de plus vaseux que la critique picturale, il n'y a pas de raison pour que cela ait été mieux à d'autres époques. C'est extrêmement confus, et une des erreurs consisterait à mettre plus de logique dans l'objet qu'il n'y en a dans la réalité. Il faut respecter ces objets, il faut les prendre comme ils sont, mais en sachant que ce n'est pas le concept taillé à la serpe logique, ce sont des intuitions conceptuelles destinées à exprimer des impressions confuses à propos d'objets polysémiques." ( p. 326 )
En plus d'être vaseuse, la critique picturale vise autre chose que ce qu'elle prétend faire :
" On voit bien que ces enjeux conceptuels sont toujours des enjeux politiques, pas au sens de " la politique " au sens ordinaire, mais politiques dans le champ artistique : est-ce que j'annexe Manet comme un ancêtre du symbolisme ou est-ce qu'au contraire je le repousse comme le dernier des barbares, aussi abruti que Courbet ? (...) Je dis ça de manière volontairement simpliste parce que je pense qu'une part énorme du discours artistique, du discours sur l'art, a pour but de cacher ces enjeux et de les masquer sous de la foutaise théorique, de la foutaise conceptuelle. Je pense qu'il vaut mieux le savoir, ce qui ne veut pas dire ne pas le prendre au sérieux - c'est une autre forme de sérieux, différente de celui que les gens s'accordent. Parce qu'il n'y a rien de plus sérieux que les critiques d'art." ( p. 327-328 )
Mais qu'est-ce que le vrai sérieux du point de vue de Bourdieu ?
C'est suivre un précepte valable pour tous ceux qui font des sciences sociales ( historien, sociologue, ethnologue, etc. ) : il faut historiciser et l'objet de l'enquête et l'enquêteur - ses problèmes, ses concepts, etc. -.
Historiciser l'objet, ça ne fait pas douter de la capacité d'atteindre la vérité sur cet objet, précisément la vérité sur ses conditions historiques de possibilité.
En revanche c'est plus délicat d'historiciser l'enquêteur car si on ne veut pas s'enfermer dans un historicisme auto-réfutant, il faut se livrer à un effort qui a quelque chose d'héroïque : purifier la connaissance de l'enquêteur sur l'objet en la débarrassant de tout ce qu'elle doit à l'histoire ( à la mauvaise histoire, si on peut dire ) et qui la limite en termes de vérité.
Il y a quelque chose du geste du Baron de Münchhausen dans le fait de se plonger intégralement dans l'histoire et de vouloir en même temps en sortir pour faire de la sociologie une science vraie et pas juste une construction de l'esprit socialement conditionnée.
On sent chez Bourdieu d'ailleurs souvent de la souffrance et du doute : suis-je arrivé sur le sol ferme du vrai ou le crois-je à tort, pris que je suis dans des croyances historiquement causées mais seulement illusoirement vraies ?
Si le sociologue se pense dès le début complètement et essentiellement dedans (la société, l'histoire, le champ etc.), comment peut-il espérer être un jour dehors pour voir clairement ?
Ne faut-il pas croire qu'on est toujours au moins un peu dehors pour garder une confiance raisonnable dans la possibilité de connaître la vérité ?
Ne pas historiciser : naïveté ; tout historiciser : incapacité de connaître le vrai.