lundi 27 avril 2015

Pour comprendre ce qu'on a vécu, lire ce qu'on n'a pas écrit !

" La presse la meilleure partage incontestablement avec la presse de caniveau quelque chose d'essentiel qui ne peut être dissimulé qu'au prix d'une forme d'hypocrisie tout à fait typique, à savoir l'espèce de "cynisme objectif" qui résulte du système de contraintes qui régit le marché dans lequel les journaux se livrent à une concurrence impitoyable pour la production et la vente d'une marchandise d'une certaine sorte, tout en restant convaincus, au moins pour ce qui concerne la presse de qualité, qui se refuse encore à ajouter au cynisme objectif le cynisme subjectif, de remplir une mission noble, désintéressée et essentielle.'' (Jacques Bouveresse, Karl Kraus, un auteur d'avenir, Europe, nº 1021, mai 2014)
Même les journaux censés être les meilleurs aiment mettre en ligne moult vidéos filmées "au coeur de l'événement" (regardez-en par exemple quelques-unes relatives au tremblement de terre au Népal).
La caméra est malmenée, les paroles, des interjections passionnelles,les images, de mauvaise qualité, je résume, la connaissance transmise est quasi-nulle.
On ferait donc mieux d'éduquer les lecteurs en rappelant ces lignes de Stendhal dans La Chartreuse de Parme, ; elles concernent Fabrice del Dongo qui a été au coeur de la bataille de Waterloo, événement historique s'il en fut et pourtant :
" Fabrice devint comme un autre homme, tant il fit de réflexions profondes sur les choses qui venaient de lui arriver. Il n'était resté enfant que sur un point : ce qu' il avait vu, était-ce une bataille ? et en second lieu, cette bataille était-elle Waterloo ? Pour la première fois de sa vie il trouva du plaisir à lire ; il espérait toujours trouver dans les journaux, ou dans les récits de la bataille, quelque description qui lui permettrait de reconnaître les lieux qu'il avait parcourus à la suite du maréchal Ney, et plus tard avec l'autre général."
On peut donc faire des réflexions profondes à propos de choses dont on ne sait rien ! En plus desdites réflexions, le vidéaste Fabrice del Dongo, filmant mal ce à quoi il ne comprenait rien, nous aurait, pour notre plaisir de voyeur au regard court, fait "vivre en direct l'événement", je veux dire, il nous aurait fait partager sa confusion et son ignorance.
Mais le personnage stendhalien est intelligent : loin de s'éclairer en multipliant les témoignages bruts des autres participants, il lit les textes qui s'efforcent, on l'espère pour lui, d'en donner un récit objectif.
Certes les images aujourd'hui pourraient comme pour Fabrice conduire à lire, mais c'est peu probable, car de notre temps ce sont les images qu'on lit, prétendues plus vivantes pour accéder à la réalité.
Primo Lévi a pourtant bien expliqué dans Naufragés et rescapés- Quarante ans après Auschwitz (1987) que la plupart des déportés étaient condamnés à ne pas pouvoir comprendre ce qu'ils vivaient. Certes, pour entendre son enseignement, il faut accepter que faire un compte-rendu même sincère de ce qu'on ressent ne revient pas à connaître objectivement la situation dans laquelle on a ce ressenti. En effet. la richesse de la connaissance est souvent, et malheureusement pour les amoureux inconditionnels du vécu, inversement proportionnelle à l'intensité du ressenti.
Aussi Pierre Bourdieu ne se satisfaisait-il de jouir de ses qualia, par définition propres à lui : il devait pour mieux se connaître faire sa socio-analyse, ce qui revient bien sûr à très largement sortir de soi.
Mais, prisonniers d'une caverne envahie d'images toutes plus "exceptionnelles" les unes que les autres, on préfère passer de l'une à l'autre, s'imaginant ainsi être au centre du réel...
" Dans une époque comme la nôtre, il est évidemment indispensable de rechercher l'excellence en tout, y compris quand il s'agit de procurer au visiteur le genre d' "impressions inoubliables" sur lesquelles doit pouvoir compter celui qui est prêt à se rendre sur les lieux mêmes de l'horreur." (Jacques Bouveresse, Le "Carnaval tragique " (1914-1918))

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