vendredi 21 août 2020

Remarque d'esprit wittgensteinien : des limites logiques de la gratitude.

 Dans Littérature et morale, André Gide écrit :

" Je ne peux pas plus être reconnaissant à Dieu de m'avoir créé, que je ne pourrais lui en vouloir de ne pas être - si je n'étais pas." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, p. 252)

Ne pas pouvoir ici  désigne  une incapacité non psychologique mais logique : être reconnaissant, c'est reconnaître la valeur d'un bien qu'on nous a donné et sans lequel on nous aurait sinon nui, du moins laissé en notre état (la reconnaissance est aussi la reconnaissance de la valeur du fait de donner un tel bien). La gratitude est donc liée à la pensée de ce qu'on serait, si le bien ne nous avait pas été donné. Dans ces conditions, le bien ne peut pas être notre existence elle-même, pour la raison qu'on ne peut pas concevoir ce qu'aurait été pour nous le fait de ne pas nous accorder un tel bien. 

Transposons aux parents et inversons le sentiment : je ne peux pas plus accuser mes parents de m'avoir créé que les remercier de ne pas m'avoir fait.

Wittgenstein avait expliqué que des problèmes insolubles naissent quand on utilise les mots en dehors de leur champ possible d'application (il pensait que tous les problèmes philosophiques sont de ce type, ce qui est discutable). La question de savoir si on nous a nui en nous donnant la vie pose un problème insoluble de ce type puisque nuire à quelqu'un suppose lui enlever un bien dont il aurait joui, si on ne lui avait pas nui. Certes on peut nuire à quelqu'un en lui enlevant la vie (même s'il n'est plus là pour se lamenter de la perte), mais on ne peut pas nuire à quelqu'un en ne lui donnant pas la vie, condition nécessaire des possibles nuisances et bienfaits. Donc notre vie comme le don de notre vie ne peuvent pas  être pensés comme des bienfaits justifiant nos remerciements.

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