A François, pour la deuxième fois !
Dans les premières pages du Traité de l’argumentation (1958), Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca écrivent :
« Faire partie d’un même milieu, se fréquenter, entretenir des relations sociales, tout cela facilite la réalisation des conditions préalables au contact des esprits » (p.22)
On peut donc légitimement se demander si, quel que soit le nombre des visiteurs indiqués par les compteurs, écrire un blog permet d’entrer en contact avec des esprits.
Si j’en juge par la rareté des commentaires, je serais porté à répondre que non.
Ceci dit, je me console en relisant d’autres lignes de Perelman :
« Il n’est pas toujours louable de vouloir persuader quelqu’un : les conditions dans lesquelles le contact des esprits s’effectue peuvent en effet paraître peu honorables. On connaît la célèbre anecdote, concernant Aristippe à qui l’on reprochait de s’être abaissé devant le tyran Dionysios au point de se mettre à ses pieds pour être entendu. Aristippe se défendit en disant que ce n’était pas sa faute, mais celle de Dionysios qui avait les oreilles dans les pieds. Serait-il donc indifférent où les oreilles se trouvent ? (dans les études de communication, on devrait fixer un seuil au-dessous duquel il serait éthique de s’arrêter de chercher des oreilles). Pour Aristote, le danger de discuter avec certaines personnes est que l’on y perd soi-même la qualité de son argumentation:
« Il ne faut pas discuter avec tout le monde, ni pratiquer la dialectique avec le premier venu car, à l’égard de certaines gens, les raisonnements s’enveniment toujours. Contre un adversaire, en effet, qui essaye par tous les moyens de se dérober, il est légitime de tenter par tous les moyens d’arriver à la conclusion ; mais ce procédé manque d’élégance. » (Topiques Livre VIII chap. 14 164b) »
Mais suffit-il de prêcher dans le désert pour être élégant ?
Certes on peut se consoler autrement, en rêvant que le blog prenne, quelque jour improbable, la forme du dialogue parfait, tel que Merleau-Ponty l’a si bien décrit dans la Phénoménologie de la perception (1945) :
« Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de l’interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est la créateur. Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus ici pour moi un simple comportement dans le champ de ma perception, ni d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. C’est seulement après coup, quand je me suis retiré du dialogue et m’en ressouviens, que je puis le réintégrer à ma vie, en faire un épisode de mon histoire privée, et qu’autrui rentre dans son absence, ou, dans la mesure où il me reste présent, est senti comme une menace pour moi. »
Surtout ne pas draguer trop bas par volonté de ramener à la surface un semblant d’alter ego :
« Nous ne souffrons pas d’incommunication, mais au contraire de toutes les forces qui nous obligent à nous exprimer quand nous n’avons pas grand-chose à dire.(…) Créer, n’est pas communiquer mais résister. » (Deleuze 1990)
Je sais bien qu’à citer Deleuze je cours le risque de miner l’éloge que faisait Merleau-Ponty de l’échange idéal. Visant sans doute Habermas, lui et Guattari écrivaient :
« L’idée d’une conversation démocratique occidentale entre amis n’a jamais produit le moindre concept » (Qu’est-ce que la philosophie ? 1991 p.10)
Créer des concepts, c’est la fonction du philosophe pour Deleuze. Reste qu’il lui faut bien des amis ou des rivaux pour l’assurer qu’il ne croit pas simplement créer des concepts…