Surprise de réaliser qu' en 1943, Jean-Paul Sartre et Ernst Jünger, tous deux à Paris, ont défendu des thèses assez proches sur l'impact du présent sur le passé :
" (...) Je perds de plus en plus la conviction que dès l'instant où ils entrent dans le passé, les hommes, les faits et les événements reçoivent irrévocablement leur forme et demeurent ainsi pour l'éternité. Ils sont, au contraire, continuellement changés par ce temps qui jadis, pour eux, était l'avenir. À cet égard, le temps est une totalité, et de même que tout le passé agit sur le futur, le présent agit sur le futur qu'il transforme. Il y a ainsi des choses qui, autrefois, n'étaient pas encore vraies ; et c'est nous qui les rendons vraies. De même, le contenu des livres change, pareil aux fruits et aux vins qui mûrissent dans les caves. Tandis que d'autres choses, au contraire, se fanent vite, retournent au néant, n'ont jamais existé, deviennent incolores, insipides.
C'est l'une des multiples raisons secrètes qui justifient le culte des ancêtres. Pour autant que nous vivons avec droiture, nous magnifions nos pères, comme le fruit magnifie l'arbre. On voit bien cela avec les pères des grands hommes : ils surgissent de l'anonymat, du passé, comme dans un cercle de lumière." (5 mai 1943)
C'est l'une des multiples raisons secrètes qui justifient le culte des ancêtres. Pour autant que nous vivons avec droiture, nous magnifions nos pères, comme le fruit magnifie l'arbre. On voit bien cela avec les pères des grands hommes : ils surgissent de l'anonymat, du passé, comme dans un cercle de lumière." (5 mai 1943)
Que la grandeur de l'ancêtre soit donnée par l'excellence de ses descendants, voilà de quoi bien différencier la pensée de Jünger de l' idéologie nazie, pour laquelle la grandeur substantielle des origines commande mécaniquement celle des rejetons. Passons à Sartre, qui donne une tournure individualiste, volontariste, indéterministe à l'idée :
" La signification du passé est étroitement dépendante de mon projet présent. Cela ne signifie nullement que je puis faire varier au gré de mes caprices le sens de mes actes antérieurs ; mais, bien au contraire, que le projet fondamental que je suis décide absolument de la signification que peut avoir pour moi et pour les autres le passé que j'ai à être. Moi seul en effet peux décider à chaque moment de la portée du passé : non pas en discutant, en délibérant et en appréciant en chaque cas l'importance de tel ou tel événement antérieur, mais en projetant vers mes buts, je sauve le passé avec moi et je décide par l'action de sa signification." (L'être et le néant)
Le vague hegélianisme et le nietzschéisme flou, qui inspiraient Jünger dans ses journaux de la première guerre mondiale l'auraient vraisemblablement empêché de sympathiser avec cette version très humaniste et très démocratique de l'histoire.
Commentaires
Sartre voulait sans doute parler de la classe mentale de Jünger, car celui-ci n'avait aucun titre de noblesse. Il devait penser à l'aristocratie selon Nietzsche, "le pathos de la distance" qu'il attribuait au Surhomme. Sartre aurait pu rencontrer Jünger à Berlin en 1933-1934, quand il travaillait sur la phénoménologie à l'Institut Français. Lui qui était si intelligent, et qui n'avait qu'à ouvrir les yeux autour de lui, avouait dans "Situations VIII" qu'il n'avait rien compris au nazisme ! Par contre, Jünger avait immédiatement tout compris.
A Paris, Jünger était branché sur le monde littéraire et artistique grâce à Gerhard Heller, de la Propagandastaffel. Il connaissait le Café de Flore, il lisait Sartre et Camus, et il rendait visite à Picasso rue des Grands-Augustins.
Heller avait accepté "Les Mouches" de Sartre, en sachant que la pièce était très ambiguë.
Jünger et Sartre avaient l'esprit très frotté de philosophie allemande. Il n'est peut-être pas si surprenant de trouver des points de rencontre entre eux.
En tout cas Jünger occupait par rapport au nazisme une autre position que Sartre : loin d'en être un observateur possiblement perspicace, Jünger a partagé dès la fin de la guerre l'engagement nationaliste dont le nazisme est un des avatars, avatar qu'il refuse dès sa formation. Je fais l'hypothèse dans le billet d'aujourd'hui que le Lémure est le pire de lui réalisé...
Jünger avait de l'information de première main sur la vie culturelle à Paris, par Gerhard Heller et Otto Abetz, qui lui faisaient rencontrer qui il voulait. Heller surveillait de près la NRF de Paulhan, qui jouait un double jeu dangereux.
Jünger aimait Kafka et il déplorait que l' appendice au « Mythe de Sisyphe » de Camus, intitulé « L'espoir et l'Absurde dans l'œuvre de Franz Kafka », ait dû être retiré de ce livre.
Puis-je vous demander quelle est selon vous la meilleure biographie de Jünger ? Merci d'avance.
Pour ma part, je pense qu' il faudrait aussi aller voir chez les écrivains, en prenant quelques risques, pour trouver des informations sur Jünger que les universitaires ne retiennent pas toujours.
Ainsi, il y a eu le sulfureux Dominique Venner, qui publia un essai très empathique sur son ami Jünger qui l'avait aidé à écrire l’histoire des Corps-francs allemands de la Baltique, avant de faire un suicide spectaculaire à la Mishima.
Il y a aussi Olivier Todd, qui est hanté par le Saint-Germain-des-Prés de l’Occupation, à la manière de Modiano, et qui dans son roman « J’ai vécu en ces temps » utilise des éléments autobiographiques, avec de vrais souvenirs de Jünger.
Jünger entretenait un rapport plus optimiste et plus bienveillant avec le passé, et avec sa réécriture dans le présent. Néanmoins, il est vrai que dans "L'Être et le Néant", Sartre ne réglait pas encore ses comptes.