vendredi 28 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie (6) : la conscience (2)

Si je me demande comment  je suis physiquement parlant, ai-je beaucoup de certitudes ? Bien sûr je peux me placer devant une glace et m'observer ; quoi de mieux alors que la conscience que je prends  de mon visage en me regardant, pour me renseigner sur ses caractéristiques ? Mais  je sais aussi que je ne peux pas observer directement certaines zones de mon corps, je sais aussi bien que je ne dispose pas de connaissances fiables sur ce qui s'y passe à l'intérieur.
On répondra : " Pas de problèmes ! Les autres sont là pour ça ! ". Oui, s'ils méritent ma confiance, alors je saurai bien comment est mon corps à tel endroit ou ce qui se passe dans tel organe, etc.

Certes, mais si je m'interroge sur ce que je suis du point de vue de mon esprit, de mon mental, comme on dit ?

Avant de réfléchir un peu plus à cette question, notez qu'on parle de soi, en se divisant en deux : le physique et le mental. Or, on ne doit pas oublier que philosopher, c'est ne pas tenir pour vraies les opinions toutes faites. 
Appliquons cette règle à notre point de départ : la distinction que nous faisons en nous entre deux parties (le corps et l'esprit) est-elle une opinion toute faite (dont on devrait donc se débarrasser  pour mieux réfléchir) ou est-elle une réalité de base de laquelle on ne peut pas se passer pour réfléchir ? Suis-je deux réalités ? Ou une seule divisible en deux ? Ou plus de deux ? 
On laissera pour l'instant ce problème mais on réalise déjà que philosopher peut nous conduire à mettre en doute des manières de penser qui sont tellement des évidences, tellement spontanées pour nous dans la vie ordinaire, qu'on n'en prend même pas conscience.

Je reviens donc à ma question : j'aimerais bien en effet pouvoir me caractériser d'un point de vue psychologique.
À ce niveau, il semble que la conscience que j'ai de moi me donne vraiment une supériorité sur les autres pour savoir qui je suis. En effet, à part les moments où je dors, je sais ce que je fais tout le temps alors que les autres ne sont avec moi que de temps en temps. Même une personne intime ne me suit pas comme mon ombre. Il y a donc des actions de moi que les autres ne connaissent pas. En plus, je ne déclare pas tout ce que je pense et je dis quelquefois ce que je ne pense pas, mais les pensées que j'ai, par la conscience, précisément je les connais.
La conscience paraît donc fiable !
Oui, mais depuis quand dans ma vie ? J'avais sans doute conscience dès ma naissance ou même avant, mais je n'en ai pas le souvenir et ce sont les autres (leurs paroles, leurs témoignages) ou les images faites par les autres (les photos, les vidéos, etc.) qui doivent me renseigner sur moi. On dira que c'est le passé et qu'on en a fini une fois pour toutes de cette situation de dépendance.
Pas sûr : pourquoi prend-on tant de plaisir à voir des films sur lesquels nous sommes ? N'est-ce pas, entre autres, parce que nous voyons alors en nous des choses (des gestes, des mimiques, des manières d'être, etc.) dont nous n'avons pas conscience au moment de les faire  ?  Une chose est par exemple parler aux autres ou danser, une autre est de se voir parler aux autres ou danser.
Reste que dans cette situation que je viens d'envisager, c'est encore la conscience que j'ai qui me renseigne bien sur moi, sauf que je passe par des images faites par les autres.
D'accord, mais pensez aux situations où vous apprenez quelque chose de nouveau, par exemple, un sport, un instrument de musique. Il ne suffit pas, pour savoir ce que je fais vraiment, que je me voie en train de courir, de sauter, etc. ou que je m'entende en train de jouer. Il faut encore que mon entraîneur, mon professeur, etc. m'éclaire grâce à son expérience sur ce que je fais : " là, c'est bien ! " ou " ici, c'est catastrophique ! ". La conscience que j'avais de faire quelque chose ne me suffisait pas pour savoir ce que je faisais en réalité. Je ne peux donc pas compter sur elle seule pour connaître au moins certaines de mes actions.
Oui, mais pour les pensées, ce n'est tout de même pas, pareil ! La preuve : je peux garder des pensées secrètes toute ma vie.
C'est vrai pour les secrets. Mais je ne peux pas garder en tête mes pensées toute ma vie : mes pensées vont et viennent, elles m'échappent ; quelquefois j'oublie ce que je pensais et les autres me le rappellent en me redisant mes paroles. Je n'ai pas conscience de toutes les pensées que j'ai eues. Il semble que j'en ai conscience successivement. Je peux en effet me dire ce que je pense maintenant et ce n'est même pas toujours le cas : par moments je ne sais pas ce que je pense. 
Et quand j'ai une pensée, qu'est-ce qu'elle vaut ? Par exemple est-ce une pensée toute faite ? Est-ce une pensée vraie ? Est-ce une bonne pensée ? Sur ces points, je peux avoir des certitudes. Mais pensons à la personne endoctrinée par une secte qui a la certitude que ce qu'elle pense est vrai alors que c'est, au moins, douteux, sinon faux pour les personnes étrangères à la secte. 
On voit ainsi apparaître le problème : la conscience que j'ai de moi est-elle une connaissance vraie de moi ?
Face à cette question, on pourrait se dire que c'est une question propre à soi, qu'elle n'a rien de philosophique. 
En réalité, elle est d'abord généralisable aux autres : l'autre  personne peut aussi bien que moi se la poser. Ensuite elle n'est pas relative à une époque historique donnée : cela ne veut pas dire que les hommes qui vivaient, disons, il y a trois mille ans pouvaient se poser cette même question (ils avaient vraisemblablement d'autres soucis), mais c'est sensé de se poser cette question à leur sujet : la conscience que ces hommes si distants de nous dans le temps avaient d'eux-mêmes était-elle une connaissance vraie d'eux-mêmes ? On voit enfin qu'on ne peut pas imaginer un monde futur où cette question deviendrait dépassée, obsolète : quels progrès techniques, quels progrès scientifiques pourraient faire que la question de la valeur de la conscience de soi du point de vue de la connaissance de soi cesse de se poser ? Il y a en somme une sorte d'intemporalité de la question qui est caractéristique, non de tous les  problèmes philosophiques mais des plus fondamentaux. On comprend qu'on  découvre ce problème philosophique à partir de soi mais que ce n'est pas un problème personnel, comme peut l'être un problème d'argent, d'amour ou de santé. 

      Bientôt pour approfondir ce problème, nous ferons connaissance avec le thème de l'inconscient.









C


lundi 24 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie (5) : la conscience (1)

Il n'y a pas un ordre fixe pour commencer à découvrir les problèmes philosophiques. 
Je choisis la conscience car rien, on va le voir, ne nous est plus intime, plus proche qu'elle. Et pourtant peut-être n'avez-vous jamais pensé à elle ! En effet, vous avez nécessairement déjà pensé à votre tête ou plus largement à votre corps,  mais vous n'avez pas forcément déjà pensé à votre conscience.

C'est néanmoins facile d'arriver jusqu'à elle : partez pour cela de n'importe quelle question que vous vous posez sur vous-même, par exemple, quand vous vous demandez si vous êtes belle, si vous êtes beau. 
Vous réalisez qu'en vous interrogeant sur vous, vous faites quelque chose que les choses qui vous entourent ne peuvent pas faire. Par exemple votre portable est beau ou pas, mais n'est pas capable de se demander s'il l'est. 
Si autour de vous il y a un animal domestique (un chien, un chat, un serpent, un poisson rouge, un hamster, etc.), est-il capable, lui, de s'interroger sur lui-même ? Et la mouche qui tourne autour de vous ? Vous ne savez pas trop sans doute.
En tout cas, vous avez découvert cette capacité, que vous-même  avez, de vous poser des questions sur vous, sur un plan physique ou pas. C'est elle qu'on appelle la conscience. Vous ne savez certes pas bien quels sont les autres êtres qui l'ont aussi mais vous, vous l'avez.

Cette conscience, vous la perdez régulièrement : chaque matin, au réveil, si vous ne vous souvenez pas de vos rêves et si votre sommeil a été ininterrompu, vous réalisez que vous n'aviez plus pendant quelques heures cette capacité de vous observer et de vous interroger sur vous-même. En la perdant, vous avez perdu en même temps la capacité de percevoir le monde extérieur (par la vue, l'ouïe, le goût, le tact, l'odorat) et d'y réagir (du moins vous avez perdu la capacité de connaître à chaque instant ce qui se passe autour de vous : en effet si vous aviez perdu vraiment la capacité de percevoir, vous ne pourriez pas, par exemple, entendre votre réveil...). 
C'est aussi cela,  avoir conscience : c'est pouvoir observer ce qui vous entoure et se poser des questions sur ce qui vous entoure. Vous aviez conscience de la présence de votre animal préféré à votre côté, de la mouche, de votre portable, vous pouviez vous interroger sur eux.
Cette conscience, on la perd aussi, mais plus rarement dans l'évanouissement, dans le coma. 
Quand on la retrouve, on entre à nouveau en relation avec soi-même (on se voit par exemple) et avec le monde extérieur, on sait ce qu'on fait, on sait ce qui se passe et on peut s'interroger sur ce qu'on fait et sur ce qui se passe. 

Si on vous demande si les autres personnes l'ont aussi, vous allez sans doute répondre " bien sûr ". Vous pouvez même me dire en vous moquant un peu de moi : " C'est comme si vous me demandiez si les autres ont aussi une tête ! ". Je vous répondrai alors que c'est tout à fait différent. 
Voici pourquoi : la tête des autres personnes est comme la vôtre, vous la voyez, vous pouvez la toucher, vous la percevez en somme. 
Mais la conscience d'autrui, vous ne la percevez pas. La vôtre, non plus, vous ne la percevez pas avec vos cinq sens. Si par exemple pour des raisons médicales, on vous fait un IRM (une radio) de votre cerveau, le radiologue pourra ensuite vous  faire voir votre cerveau à partir de son image, mais on ne peut pas faire une radio de votre conscience, car la conscience est quelque chose d'immatériel (est immatériel ce qui ne peut pas être perçu par les cinq sens, même avec des microscopes et des télescopes).

Cette conscience, que vous ne verrez jamais, pas plus chez autrui qu'en vous, vous permet donc de vous interroger sur vous mais aussi de vous interroger sur vos interrogations : par exemple, à un premier degré, vous vous demandez si vous êtes belle ou beau, mais vous pouvez vous demander si cette question que vous venez de poser est une question importante ou pas ; si vous vous dites par exemple : " c'est une question au fond sans intérêt ", à nouveau vous pouvez interroger cette réponse en vous demandant si elle réellement vraie, etc. On voit vite ainsi que cette capacité de questionner les questions, de questionner les réponses, ouvre la voie à la réflexion. Par la conscience on est capable de réfléchir à ce qu'on est et à ce qui se passe et bien sûr de réfléchir à la valeur, à l'intérêt, à la vérité de nos réflexions sur ce qu'on est et sur ce qui se passe, les dernières réflexions pouvant toujours être l'objet de nouveaux questionnements.

Ainsi par la conscience, je suis en quelque sorte condamné à me poser des questions. Ceux qui disent qu'ils n'aiment pas les questions ont, s'ils ne sont pas de purs perroquets qui répètent des phrases qu'ils ne comprennent pas, questionné l'intérêt de poser des questions et ont conclu que les questions ne valent rien. Bien sûr on peut étouffer le questionnement en soi-même ou chez les autres (" ne te pose pas de questions ! "), mais le questionnement, l'interrogation sur soi et tout ce qui nous entoure nous constitue. On ne peut pas se transformer en chose.

À ce stade, on ne voit aucun problème de la conscience. On va le faire apparaître quand on va questionner la conscience (prendre conscience de la conscience en somme)  et se demander si ce qu'elle nous apprend sur nous-même est digne ou non de confiance.





dimanche 23 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie : qu'est-ce que la philosophie ? (4)

On a vu dès le départ que la philosophie n'est pas la science, car ce qui caractérise la science, c'est qu'elle ne s'interroge pas sur elle-même, mais sur son objet. Ainsi, " qu'est-ce qu'un triangle ? " est une question de géométrie, mais " qu'est-ce que la géométrie ? " n'est pas une question de géométrie, c'est une question sur la géométrie. Or, je le répète : " qu'est-ce que la philosophie ? " est une question (même un problème) philosophique.

On ne peut donc pas dire que les philosophes sont des scientifiques. Cela dit, la recherche philosophique et la recherche scientifique ont un point commun : elles ont comme ennemi les opinions toutes faites et les religions quand ces dernières prétendent détenir la vérité sur les problèmes scientifiques et les problèmes philosophiques.

Il faut en effet bien distinguer les problèmes philosophiques des problèmes scientifiques. Prenons un problème scientifique, précisément un problème d'astrobiologie (ou exobiologie) : y a-t-il de la vie dans l'Univers ailleurs que sur la Terre ? Pour l'instant on ne dispose sur cette question que d'opinions, c'est-à-dire de croyances dont on ne peut pas prouver qu'elles sont vraies. Demandons-nous comment les spécialistes de ce problème vont progresser pour remplacer les multiples opinions par un savoir incontestable : on voit vite qu'il s'agit pour eux d'amplifier les expériences, de multiplier les observations. Si on met les mathématiques de côté, on peut dire que toutes les sciences ont comme caractéristique de résoudre les problèmes par la découverte de faits auparavant inconnus (physiques ou chimiques ou biologiques ou psychologiques ou sociologiques, etc) et cela par l'observation et l'expérience. Or, on ne résoud pas les problèmes philosophiques en découvrant des faits auparavant inconnus.

Prenons par exemple le problème philosophique suivant : faut-il toujours respecter le vivant ? Bien sûr la connaissance de certains faits est indispensable pour comprendre le problème : ainsi il faut savoir définir ce qu'est le fait pour un être d'être vivant (notons bien qu'on ne va donc pas seulement traiter de l'être humain). Cela dit, on voit vite que ce n'est pas en étudiant les manuels de biologie qu'on va progresser dans la compréhension du problème, car les livres en question ne feront qu'augmenter notre connaissance des faits biologiques. Or, la question posée fait référence au respect et exige qu'on identifie ce qu'est le respect ou les respects, s'il y en a de plusieurs types. Pour faire vite ici, on dira que respecter quelque chose, c'est  reconnaître la valeur (le prix, l'importance) de quelque chose, ici celle du vivant. 
Nous venons de trouver ici un premier moyen de distinguer un problème philosophique d'un problème scientifique : le problème scientifique ne porte jamais sur la valeur mais sur le fait (c'est pour cette raison que le problème de la valeur du vivant n'est pas une question au programme de la biologie, car celle-ci a comme objet le fait de la vie).

Revenons à notre problème philosophique : comment progresser dans sa résolution si sa solution n'est pas contenue dans des faits ? Il faut pour cela s'interroger (qui n'aime pas s'interroger n'aimera pas philosopher !) non sur les mots mais sur leur sens : respecter le vivant, est-ce seulement reconnaître sa valeur ? Il semble que non : que dirait-on de quelqu'un qui torture un animal et dit qu'il le respecte ? Qu'il ne sait pas ce qu'il dit ! En effet respecter le vivant, c'est aussi se conduire de certaines manières, lesquelles alors ? etc. Cela dit, on aura beau approfondir dans cette direction, le problème ne sera pas bien identifié si on ne prend pas en compte tous les mots du problème : on se demande en effet s'il faut toujours respecter le vivant, ce qui nous permet d'évoquer deux autres positions possibles, qu'il ne faut jamais le respecter ou qu'il faut quelquefois le respecter. Enfin on se demande non si on peut respecter le vivant (est-ce réalisable ?) mais s'il faut (est-ce obligatoire ?, question qui suppose donc que c'est réalisable).

En lisant vite ce que je viens d'écrire, on pourrait conclure que la philosophie ne porte pas sur les choses mais sur les mots. Les mauvaises langues pourraient même aller jusqu'à dire que les philosophes jouent avec ou sur les mots, ce qui semblerait bien superficiel, vu que les choses nous posent déjà tant de problèmes ! Mais il n'en est rien : la philosophie ne s'amuse pas avec les mots ! En voici la preuve : dans le problème qui nous intéresse, on s'interroge bien sur ce qu'est le vivant (pas le mot " vivant "), on se demande si cette réalité qu'est le vivant doit être toujours ou non respectée (on ne se demande pas seulement ce que veut dire le mot " respectée " en français). Certes il se trouve que ce problème concernant ces choses que sont le vivant et le respect ne peut pas être réglé et encore moins compris si on ne connaît pas bien le sens des mots que l'on emploie. 

On peut en conclure que peu importe la langue que l'on parle, il faut cependant bien la maîtriser pour s'initier aux problèmes philosophiques. Sinon on mélangera tout : par exemple on se demandera s'il faut toujours aimer les êtres vivants (mais on peut, qui sait ?, ne pas aimer ce qu' on respecte ou ne pas respecter ce qu'on aime : est-ce que je respecte ce gâteau que j'aime tant ?) ou toujours s'y intéresser (mais s'intéresser à la Lune, ça veut dire la respecter !).

Les philosophes et les scientifiques ne font donc pas le même job. Cela dit, les philosophes ont besoin des scientifiques car, si les problèmes philosophiques ne se réduisent pas à des questions de faits, ils supposent quand même une connaissance des faits qu'ils mentionnent et les scientifiques ont besoin des philosophes quand ils cherchent à clarifier des problèmes qui ne sont pas scientifiques, comme par exemple : " qu'est-ce que les sciences ? ". On peut donc voir les uns et les autres comme des alliés.

La prochaine fois, on réfléchira sur les problèmes philosophiques portant sur la conscience, qui est donc la première notion du programme que l'on abordera.

mercredi 19 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie : qu'est-ce que la philosophie ? (3)

À l'origine, la philosophie a bien eu comme ennemi la religion. Certes la formule est un peu simple mais elle résume la situation que je vais présenter. 
À Athènes, au cinquième siècle avant Jésus-Christ, Platon dans ses dialogues parle pour la première fois de la philosophia (φιλοσοφια) et du philosophos (φιλοσοφος), donc de la philosophie et du philosophe. Socrate, qui a réellement existé, est aussi, dans les dialogues, le philosophe par excellence.
Étymologiquement, le philosophe est celui qui aime, recherche, poursuit - on traduit par ces trois mots le sens du verbe philein (φιλέω) - la sagesse, mot qui traduit ordinairement le mot grec sophia (σοφια). Philosopher, c'est donc chercher. En effet le philosophe reconnaît ne pas avoir ce qu'il aimerait avoir, la sagesse, et donc la recherche activement.
Or, avec l' histoire racontée par Homère dans l'Iliade et l'Odyssée, les Grecs ont, depuis bien longtemps avant l'apparition de la philosophie, une explication du monde et des hommes, un guide de vie, une forme de sagesse, qu'on désigne aujourd'hui sous le nom de mythologie et qu'on peut voir comme la religion des Grecs anciens. C'est, à l'école, dans l'Iliade et l'Odyssée que les enfants grecs apprennent à lire et à découvrir la réalité.
C'est donc clair que si les philosophes partent à la recherche de la sagesse, alors que eux aussi ont découvert le monde dans Homère, c'est qu'ils ne donnent pas de valeur à la mythologie, autrement dit à leur religion. En effet si les histoires d'Homère ne leur suffisent pas, c'est qu'ils recherchent des vérités qu'ils peuvent comprendre par eux-mêmes en s'appuyant sur la raison et l'expérience. Or, les mythes sont des récits auxquels on doit croire parce que Homère les a transmis mais ni la raison ni l'expérience ne peuvent les justifier.
À partir de là, on comprend que les philosophes vont dénoncer la religion chaque fois que celle-ci condamne la philosophie comme inutile, vu que, elle, la religion apporte la Réponse à tous les problèmes posés par la philosophie. Contre le fanatisme religieux, les philosophes vont s'appuyer sur la raison et l'expérience pour obtenir une forme de sagesse qui reposera donc sur la réflexion et non sur la croyance aveugle dans plusieurs dieux ou dans un seul.
Bien sûr penser cela ne revient pas à dire que les croyants ne peuvent pas raisonner, argumenter, observer à partir de leurs croyances religieuses (par exemple, ceux qui voient dans tout être humain un être à l'image de Dieu,  peuvent conclure qu'ils doivent condamner toutes les conduites qui rabaissent les humains). Le cadre religieux n'empêche donc en rien la réflexion approfondie, mais ce que veulent les philosophes, c'est réfléchir hors-cadre, si on peut dire : les cadres religieux vont toujours les intéresser (la religion est une notion au programme) mais ils ne veulent pas se limiter à raisonner dans les limites de ces cadres, car tous reposent sur une foi, une croyance aveugle.
Certains philosophes, au cours de la longue histoire de la philosophie - environ 2500 ans - ont cependant donné une grande importance au cadre religieux et y ont eux-mêmes cru (il y a donc des philosophes musulmans, juifs, chrétiens : Pascal au 17ème siècle est un philosophe chrétien de première importance). Mais, dans la mesure où ils philosophent, ils ne se contentent pas de leur religion pour régler les problèmes qui se posent à leur intelligence, ils avancent aussi grâce à  leur capacité personnelle de raisonner et à leur réflexion sur l'expérience du monde qui est la leur.
Pour résumer, la religion est une cible des philosophes principalement quand elle se présente sous la forme d'opinions religieuses toutes faites, hostiles à la libre réflexion.
À ce stade, on peut se demander si les philosophes ne ressemblent pas aux scientifiques. Ceux-ci, comme Galilée au 17ème siècle ou Darwin au 19ème siècle, ne se sont-ils pas aussi opposés aux opinions toutes faites et aux religions quand elles font  obstacle à la recherche scientifique ?

dimanche 16 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie : qu'est-ce que la philosophie ? (2)

Comment donc définir en gros la philosophie ? Comment cerner ce qui unit tous les philosophes ?

D'abord depuis l' Antiquité, la philosophie  a un ennemi qu'elle déteste. En grec ancien, le mot qui désigne cet ennemi haïssable, c'est δοξα, doxa, la doxa. Ce mot, usuellement on le traduit en français par opinion
À première vue, on ne comprend pas pourquoi l'opinion serait ennemie. En effet on a plutôt tendance à aimer l'opinion, et même à aimer les opinions (il semble même que plus il y en a, mieux c'est). Spontanément on lui donne du prix, de la valeur. Aussi, quand soi-même on n'a pas d'opinion sur un sujet, on se sent généralement bête, on peut aller jusqu'à avoir honte par rapport à ceux qui en ont déjà une. Aussi, quand on la trouve cette opinion,  on y tient , on peut même la chérir et la défendre dans les discussions. En tout cas, même si on est timide et qu'on n'ose pas participer aux discussions, en général on donne de la valeur aux sociétés qui laissent leurs membres avoir les opinions qu'ils veulent et qui les autorisent aussi à dire leurs opinions en public et à en débattre. Vu tout cela, ça paraît étrange, voire inquiétant de faire de l'opinion un ennemi.
En réalité, l'opinion que les philosophes n'aiment pas, c'est l'opinion toute faite. celle qu'on n'aime pas plus qu'eux ! Celle qu'on reproche aux autres d'avoir, celle qu'on espère, soi-même, ne pas avoir : on aime en effet avoir une opinion personnelle, c'est-à-dire une opinion, correspondant à quelque chose que l'on a compris par soi-même. Et les philosophes n'ont rien contre l'opinion personnelle, pourvu qu'elle soit vraiment personnelle. Or on peut avoir des opinions qu'on appelle personnelles - parce qu'on y tient vraiment, parce qu'elles font corps avec soi - mais qui ne sont pas personnelles au sens où elles n'ont pas été élaborées, réfléchies par soi-même.
En effet, imaginons un enfant naissant dans un milieu, disons, raciste. Pour sa famille, le racisme va de soi, est une évidence. Un tel enfant va donc être nourri d'opinions racistes : il va apprendre à parler et à lire dans un monde familial raciste ; en général, lui-même va finir par " parler raciste " car les premières opinions de l'enfant sont ordinairement celles de sa famille, d'autant plus qu'il n'entendra pas autour de lui d'autres opinions que celles de cette même famille. Donc, si on entend par opinion personnelle une opinion dont on ne veut pas, dont on ne peut pas se défaire, cet enfant a une opinion personnelle et dira peut-être  à la cantonnade qu'il en a bel et bien une. Pourtant, pour les philosophes (pour les sociologues aussi - les sociologues sont les scientifiques qui étudient les sociétés -), leur opinion est conformiste : c'est l'opinion d'un groupe, d'un milieu, d'une classe. On pourrait aller jusqu'à dire qu'elle est même impersonnelle.

Ce sont donc les opinions conformistes qui ont été, qui sont et qui seront toujours les ennemies de la philosophie, au sens où les philosophes n'aiment pas qu'elles se présentent comme indiscutablement vraies, mais aussi au sens où, souvent, les porteurs de telles opinions n'aiment pas la philosophie : en effet, pourquoi se mettraient-ils  à faire de la philosophie, c'est-à-dire  à faire quelque chose de nouveau, d'inconnu, s'ils  disposent déjà de la vérité à la maison, chez eux ?
On peut en effet affirmer que, si on se lance dans la philosophie, c'est qu'on n'a pas déjà la vérité à la maison. 
De cela, on peut déduire que la philosophie ne se confond pas avec la religion. Car en effet beaucoup de familles (musulmanes, juives, chrétiennes, etc.), en ayant la religion à la maison, pensent avoir du même coup la vérité à la maison. Mais alors peut-on aller jusqu'à dire que la religion est un deuxième ennemi de la philosophie ?

samedi 15 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie : qu'est-ce que la philosophie ? (1)

 Je commence ici une série de billets à fonction explicitement pédagogique ; je les écris à destination des grands adolescents, disons, de ceux qui sont, au plus tôt, en  Seconde. Je les mets en ligne avec l'idée que des objections pourront m'être faites, des idées pourront m'être données afin de rendre meilleure cette initiation à la philosophie, qui sera avant tout une initiation aux problèmes philosophiques posés par les thèmes au programme : la conscience, l'art, l'État, etc. Dans mon esprit, l'ensemble de ce cours doit rester maniable pour un jeune qui cherche à s'orienter, à se repérer dans la philosophie. Il sera donc beaucoup trop simplificateur pour les étudiants en philosophie : disons que c'est un cours élémentaire à destination des classes de Terminale.

" Qu'est-ce que la philosophie ? " 
On peut se poser cette question sans jamais avoir entendu parler de la philosophie : c'est alors une question du même type que " qu'est-ce que la dendrochronologie ? ".
Mais, généralement, on a entendu parler de la philosophie avant de se poser la question, et donc quand on la pose, on demande en fait : " qu'est-ce que c'est, vraiment, la philosophie ? ".
Cela dit, même les gens qui connaissent la philosophie de près, dit autrement, qui en font, peuvent se poser cette question : les philosophes se demandent donc ce qu'est la philosophie. Cette question est même une question philosophique : quand on cherche à y répondre, on fait déjà de la philosophie. 
Ce fait permet de remarquer l'originalité de la philosophie par rapport aux mathématiques  ou à tout ce qu'on apprend d'autre à l'école, au lycée, à l' Université : par exemple, " qu'est-ce que les mathématiques ? " n'est pas une question mathématique, " qu'est-ce que la médecine ? " n'est pas une question médicale, " qu'est-ce que la littérature ? " n'est pas une question littéraire, etc. Si des mathématiciens cherchent à répondre à la question " qu'est-ce que les mathématiques ?", à ce moment-là, ils ne font pas, ils ne font plus de mathématiques, ils sortent des maths pour ainsi dire. Comme on sort de la médecine, quand on s'interroge sur " qu'est-ce que la médecine ? ". Idem pour la littérature.

Ceci dit, on aimerait bien, pour commencer, connaître la réponse à cette question donc philosophique : " qu'est-ce que la philosophie ? ".
Oui, bien sûr, malheureusement, elle n'est pas facile à donner.
Ce n'est pas une question ordinaire comme " quelle heure est-il ? " ou " combien de kilomètres entre Grenoble et Chambéry ? ". En effet ces deux questions ne posent aucun problème. Il y a d'ailleurs une foule de questions, plus difficiles, qui ne posent, elles non plus, aucun problème : " quelle est la vitesse de la lumière ? " ou " combien font (a + b) au carré ? ". En effet ces questions font partie des questions scientifiques résolues.
Or, il y a problème (une question est problématique) quand, même les plus compétents dans le domaine en question, ne s'accordent pas sur la réponse à donner à la question. C'est vrai des problèmes scientifiques : " Y a-t-il dans l'Univers de la vie ailleurs que sur Terre ? ", comme des problèmes philosophiques. " Qu'est-ce que la philosophie ? " est précisément un problème philosophique.

Cela peut paraître bien décourageant pour un début : si on ne sait même pas ce qu' est la philosophie, comment savoir si ça vaut le coup d'en faire ? En réalité, un tel découragement n'est pas vraiment justifié. Voici pourquoi : si les philosophes ne s'accordent pas sur une réponse détaillée à la question : " qu'est-ce que la philosophie ? ", ils s'entendent en gros sur une telle réponse. Et pour commencer, cette réponse approximative, un peu vague certes, va suffire.


dimanche 9 novembre 2025

Vivre en déterministe au quotidien (13) : le fatalisme du Jacques de Diderot (4)

Dans la Réfutation d' Helvétius, Diderot écrit : " On est devenu philosophe dans ses systèmes, et l'on reste peuple dans son propos." On peut voir cette série de billets sur le détermisme au quotidien comme l'effort fait par un déterminisme systématique pour être moins peuple dans ses propos de tous les jours ! Continuons donc !

Jacques a finalement eu raison à lui seul de la douzaine de brigands, parvenant à les neutraliser en les enfermant dans leur chambre. Quand il rentre dans la sienne, il s'y barricade, " racontant froidement et succinctement à son maître le détail de son expédition." Le maître qui, lui, n'a pu pendant l'épisode se maîtriser en rien ( " (...) incertain sur la manière dont cette aventure finirait, (il) l'attendait en tremblant.") dit à son domestique :
" Jacques, quel diable d'homme es-tu ? Tu crois donc...
JACQUES : Je ne crois ni ne décrois.
LE MAÎTRE : S'ils avaient refusé de se coucher ?
JACQUES : Cela était impossible.
LE MAÎTRE : Pourquoi ?
JACQUES : Parce qu'ils ne l'ont pas fait.
LE MAÎTRE : S'ils se relevaient ?
JACQUES : Tant pis ou tant mieux.
LE MAÎTRE : Si... si... si... etc
JACQUES : Si... si la mer bouillait, il y aurait, comme on dit, bien des poissons de cuits. Que diable, monsieur, tout à l'heure vous avez cru que je courais un grand danger et rien n'était plus faux ; à présent vous vous croyez en grand danger, et rien n'est peut-être encore plus faux. Tous dans cette maison nous avons peur les uns des autres, ce qui prouve que nous sommes tous des sots ; et tout en discourant ainsi, le voilà déshabillé, couché et endormi. Son maître, en mangeant à son tour un morceau de pain noir et buvant un coup de mauvais vin, prêtait l'oreille autour de lui, regardait Jacques qui ronflait, et disait : " quel diable d'homme est-ce là ? " (ibid., p. 675)

Relevons d'abord le paradoxe : ce Jacques qui se conforme au plus près à l'ordre du monde est le moins conformiste des hommes, ce que perçoit son maître qui ne cesse de décliner l'expression  : " quel diable d'homme ! ". Mais pourquoi donc apparaît-il ainsi aux yeux de ceux qui sont habitués, comme son maître, aux comportements plus usuels, plus normaux, plus ordinaires ?
Parions qu' une clé se trouve dans la compréhension de la courte formule : " je ne crois ni ne décrois ". En effet croire que ou bien ne pas croire que, c'est avoir à l'esprit une foule de possibles, tous plus ou moins à égalité, dans leurs contradictions même, au sens où aucun de ces possibles ne peut se convertir en réel, conversion qui reviendrait à vider de toute possibilité tous les autres concurrents. 
Comme la réaction spontanée du maître à Jacques nous aide à le voir (" s'ils avaient refusé de se coucher ?"), les possibles portent sur ce qui aurait pu se passer : on imagine alors tous les scénarios horribles auxquels on a échappé ; une telle imagination étant toujours à notre portée, même si la réalité a été, elle-même, horrible, vu qu'on peut toujours imaginer, précisément à cause de l'infinité des nombres, plus de victimes, plus d' infortunes, plus de douleurs, etc. que celles qui ont eu lieu. Mais, dans la situation du maître, l'usage du conditionnel passé, loin de consoler, inquiète, car il donne au réel qui vient de s'installer dans sa vie (je veux dire le fait irréfutable que les méchants sont bel et bien coincés dans leur chambre) une sorte de fragilité, de superficialité, comme si les possibles exclus bouillonnaient sous lui, pressés de prendre leur revanche en devenant, eux aussi, bel et bien aussi réels que lui, le vrai réel !
Or, Jacques sait que c'est impossible que le réel passé soit détrôné, comme il sait qu'il était impossible qu'il ne soit pas, si l'on me passe l'expression, couronné. En effet, aux yeux du déterministe, comme à ceux du fataliste, la connaissance de l'impossible est aisément accesssible pour tout ce qui est relatif au passé : dit en un mot, était impossible tout ce qui n'a pas eu lieu. Il est donc autant stupide de se faire peur que de se consoler en imaginant pire que ce qu'on a vécu. Ce n'est que du point de vue d'une intelligence humaine, c'est-à-dire limitée, que l'enchaînement passé des faits est contingent. Il est en effet, ontologiquement si on peut dire, en lui-même, dit autrement,  absolument nécessaire.
Certes reste la question : mais concernant l'avenir qu'est-ce qui est impossible ? Bien sûr une réponse rigoureuse nous vient à l'esprit : est impossible que dans l'avenir cesse d'avoir eu lieu ce qui a eu lieu. La valeur de cette thèse n'est pas nulle : en effet, combien cherchent par leur vie présente à effacer leur  passé ! La confession chrétienne en a souvent donné l'illusion : le pardon du prêtre et les quelques Notre père et Je vous salue, Marie à réciter après la confession ont redonné sans doute autrefois à beaucoup d'enfants une sorte de virginité morale, un désir de commencer à écrire sa vraie vie sur une nouvelle page blanche (il faudrait ici envisager tous les rituels, religieux ou profanes, de purification de soi, si plaisants pour l'amour-propre).
Mais si on s'interroge sur ce qui est impossible relativement aux faits à venir ? Le déterministe ne peut pas exclure les plus inquiétants. À son maître, qui l'interroge : " S'ils se relevaient ? ". Jacques ne peut que répondre : " Tant pis ou tant mieux." En effet, même le plus sytématique des déterministes ne peut s'empêcher d'être peuple sur le point suivant : il imagine le pire comme le meilleur, mais comment peut-on, comme Jacques, imaginer le meilleur à propos ici de ce qui serait un mal, précisement la revanche des méchants ? En fait, même si l'enchaînement des faits à venir est aussi nécessaire que celui des faits passés, il est, au-delà d'un certain seuil temporel, absolument imprévisible : dit autrement, d'un mal peut sortir un bien (et réciproquement) - Hobbes a dit la même chose, avant Diderot, et Kant le dira aussi bien après lui, ce qui  permettra à Kant d'en tirer l'idée qu'on ne peut pas au fond savoir à coup sûr quoi faire pour être heureux (en revanche on sait très bien quoi faire pour être moral, pensait-il). 
Par exemple, les brigands, en voulant se venger, pourraient contribuer à faire sortir le maître de sa position d'attente passive et maître et domestique réunis trouveraient ainsi une ruse infaillible pour arroser les arroseurs. Qui sait ?
Mais une telle indétermination de l'avenir relativement à sa valeur ne peut pas faire taire l'imagination du maître : que d'un mal sorte un bien ou d'un bien un mal est une question qui ne se pose que lorsque est réel le mauvais fait ou le bon fait, mais ce qui inquiète le maître, c'est l'indétermination du fait à venir, la possibilité du fait quelconque (qu'il soit bon, ou mauvais, ou neutre). Ce que le maître exprime par cette curieuse formule : " Si... si... si... etc." qui peut vouloir dire autant l'addition des faits imprévisibles : si... et si... et si... que leur disjonction : si... ou si... ou si... ou une association d'addition et de disjonction : si... et (ou) si... et(ou) si... Formule abstraite qui reflète bien le chaos de nos imaginations portant sur le futur, quand elles ne portent pas sur les évènements connus exhaustivement par les sciences.
C'est alors que Jacques devient moqueur : " Si... si la mer bouillait, il y aurait, comme on dit, bien des poissons de cuits." Nous pourrions, à notre tour, le moquer, nous qui savons que la nature excède présentement les limites auxquelles les vies humaines sont habituées. Mais peu importe l'exemple, Jacques veut dire : débarrassez-vous, mon maître, des inquiétudes qui naissent de faits qui ne peuvent absolument pas se réaliser dans l'avenir. Il y a tant de peurs non fondées. Voyez-vous, vous aviez peur tout à l'heure des conséquences de mon action, vous imaginiez un danger alors qu'il n'y en avait pas. 
On doit ici différencier deux dangers : le danger subjectif et le danger objectif. Le danger subjectif est le danger imaginé, c'est le malheur ou le mal anticipé ; l'hypocondriaque ou le paranoïaque les fréquentent beaucoup mais aussi bien tous les prudents. Ce qui les distingue, c'est que dans le cas des premiers - les hypocondriaques et les paranoïaques - l'ensemble des dangers subjectifs est innombrable alors que celui des dangers objectifs, je veux dire des situations présentes qui seront réellement nuisibles dans le futur, est quasi nul. Quant aux vigilants, ils tendent à ajuster l'ensemble des dangers subjectifs à celui des dangers objectifs.
Revenons à la situation du maître et de Jacques,  avant que Jacques n'aille neutraliser les brigands : Jacques était plus lucide que son maître car ce dernier voyait un danger subjectif en l'absence de tout danger objectif ; ce qui permet à Jacques d'affirmer qu' il a peut-être encore la même lucidité qu'avant. Jacques est très honnête : il n' y a peut-être pas de danger objectif ou bien il y a peut-être un danger objectif.  C'est clair, nous l'avons vu et cela se répète : si Jacques a tant d'allant, c'est qu'il a confiance dans l'avenir, confiance en lui aussi bien ; mais la réalité est que les autres peuvent être ou ne pas être un danger objectif. On n'en sait rien. Induisant l'avenir à partir du passé, Jacques, lui,  prend position : les autres sont bel et bien neutralisés, dormons tranquilles. 
Mais ce n'est pas le sommeil tranquille reposant sur le savoir, c'est celui né de la croyance optimiste portant sur l'avenir. Certes Jacques s'en tient aux faits passés,  congédiant ainsi la crainte rétrospective par rapport à ce qui aurait pu arriver de fâcheux si... et si... et si... etc. Mais pour les faits à venir, il s'appuie sur une confiance prospective, largement déterminée par le fait du succès passé
Le ronflement de Jacques est celui d'une bonne nature, plus que le privilège du déterministe.  Certes ce dernier  n'a pas à craindre le réveil dans le présent des possibles refoulés dans le passé pour la bonne et simple raison que ces malheureux  possibles en attente de réalisation sont en fait inexistants. Ce qui nous permet de parler de la bêtise des cauchemars qui nous torturent en nous faisant imaginer des passés terrifiants qui n'ont pas eu lieu. Reste que, si Jacques ronfle si bien, c'est qu'il imagine impossible la réalisation, cette nuit-là, de la  vengeance des brigands. Ainsi, dans son sommeil, il reste largement peuple, pas peuple éclairé mais peuple confiant. Mais pourrait-il faire beaucoup mieux ?