Dans la Réfutation d' Helvétius, Diderot écrit : " On est devenu philosophe dans ses systèmes, et l'on reste peuple dans son propos." On peut voir cette série de billets sur le détermisme au quotidien comme l'effort fait par un déterminisme systématique pour être moins peuple dans ses propos de tous les jours ! Continuons donc !
Jacques a finalement eu raison à lui seul de la douzaine de brigands, parvenant à les neutraliser en les enfermant dans leur chambre. Quand il rentre dans la sienne, il s'y barricade, " racontant froidement et succinctement à son maître le détail de son expédition." Le maître qui, lui, n'a pu pendant l'épisode se maîtriser en rien ( " (...) incertain sur la manière dont cette aventure finirait, (il) l'attendait en tremblant.") dit à son domestique :
" Jacques, quel diable d'homme es-tu ? Tu crois donc...
JACQUES : Je ne crois ni ne décrois.
LE MAÎTRE : S'ils avaient refusé de se coucher ?
JACQUES : Cela était impossible.
LE MAÎTRE : Pourquoi ?
JACQUES : Parce qu'ils ne l'ont pas fait.
LE MAÎTRE : S'ils se relevaient ?
JACQUES : Tant pis ou tant mieux.
LE MAÎTRE : Si... si... si... etc
JACQUES : Si... si la mer bouillait, il y aurait, comme on dit, bien des poissons de cuits. Que diable, monsieur, tout à l'heure vous avez cru que je courais un grand danger et rien n'était plus faux ; à présent vous vous croyez en grand danger, et rien n'est peut-être encore plus faux. Tous dans cette maison nous avons peur les uns des autres, ce qui prouve que nous sommes tous des sots ; et tout en discourant ainsi, le voilà déshabillé, couché et endormi. Son maître, en mangeant à son tour un morceau de pain noir et buvant un coup de mauvais vin, prêtait l'oreille autour de lui, regardait Jacques qui ronflait, et disait : " quel diable d'homme est-ce là ? " (ibid., p. 675)
Relevons d'abord le paradoxe : ce Jacques qui se conforme au plus près à l'ordre du monde est le moins conformiste des hommes, ce que perçoit son maître qui ne cesse de décliner l'expression : " quel diable d'homme ! ". Mais pourquoi donc apparaît-il ainsi aux yeux de ceux qui sont habitués, comme son maître, aux comportements plus usuels, plus normaux, plus ordinaires ?
Parions qu' une clé se trouve dans la compréhension de la courte formule : " je ne crois ni ne décrois ". En effet croire que ou bien ne pas croire que, c'est avoir à l'esprit une foule de possibles, tous plus ou moins à égalité, dans leurs contradictions même, au sens où aucun de ces possibles ne peut se convertir en réel, conversion qui reviendrait à vider de toute possibilité tous les autres concurrents.
Comme la réaction spontanée du maître à Jacques nous aide à le voir (" s'ils avaient refusé de se coucher ?"), les possibles portent sur ce qui aurait pu se passer : on imagine alors tous les scénarios horribles auxquels on a échappé ; une telle imagination étant toujours à notre portée, même si la réalité a été, elle-même, horrible, vu qu'on peut toujours imaginer, précisément à cause de l'infinité des nombres, plus de victimes, plus d' infortunes, plus de douleurs, etc. que celles qui ont eu lieu. Mais, dans la situation du maître, l'usage du conditionnel passé, loin de consoler, inquiète, car il donne au réel qui vient de s'installer dans sa vie (je veux dire le fait irréfutable que les méchants sont bel et bien coincés dans leur chambre) une sorte de fragilité, de superficialité, comme si les possibles exclus bouillonnaient sous lui, pressés de prendre leur revanche en devenant, eux aussi, bel et bien aussi réels que lui, le vrai réel !
Or, Jacques sait que c'est impossible que le réel passé soit détrôné, comme il sait qu'il était impossible qu'il ne soit pas, si l'on me passe l'expression, couronné. En effet, aux yeux du déterministe, comme à ceux du fataliste, la connaissance de l'impossible est aisément accesssible pour tout ce qui est relatif au passé : dit en un mot, était impossible tout ce qui n'a pas eu lieu. Il est donc autant stupide de se faire peur que de se consoler en imaginant pire que ce qu'on a vécu. Ce n'est que du point de vue d'une intelligence humaine, c'est-à-dire limitée, que l'enchaînement passé des faits est contingent. Il est en effet, ontologiquement si on peut dire, en lui-même, dit autrement, absolument nécessaire.
Certes reste la question : mais concernant l'avenir qu'est-ce qui est impossible ? Bien sûr une réponse rigoureuse nous vient à l'esprit : est impossible que dans l'avenir cesse d'avoir eu lieu ce qui a eu lieu. La valeur de cette thèse n'est pas nulle : en effet, combien cherchent par leur vie présente à effacer leur passé ! La confession chrétienne en a souvent donné l'illusion : le pardon du prêtre et les quelques Notre père et Je vous salue, Marie à réciter après la confession ont redonné sans doute autrefois à beaucoup d'enfants une sorte de virginité morale, un désir de commencer à écrire sa vraie vie sur une nouvelle page blanche (il faudrait ici envisager tous les rituels, religieux ou profanes, de purification de soi, si plaisants pour l'amour-propre).
Mais si on s'interroge sur ce qui est impossible relativement aux faits à venir ? Le déterministe ne peut pas exclure les plus inquiétants. À son maître, qui l'interroge : " S'ils se relevaient ? ". Jacques ne peut que répondre : " Tant pis ou tant mieux." En effet, même le plus sytématique des déterministes ne peut s'empêcher d'être peuple sur le point suivant : il imagine le pire comme le meilleur, mais comment peut-on, comme Jacques, imaginer le meilleur à propos ici de ce qui serait un mal, précisement la revanche des méchants ? En fait, même si l'enchaînement des faits à venir est aussi nécessaire que celui des faits passés, il est, au-delà d'un certain seuil temporel, absolument imprévisible : dit autrement, d'un mal peut sortir un bien (et réciproquement) - Hobbes a dit la même chose, avant Diderot, et Kant le dira aussi bien après lui, ce qui permettra à Kant d'en tirer l'idée qu'on ne peut pas au fond savoir à coup sûr quoi faire pour être heureux (en revanche on sait très bien quoi faire pour être moral, pensait-il).
Par exemple, les brigands, en voulant se venger, pourraient contribuer à faire sortir le maître de sa position d'attente passive et maître et domestique réunis trouveraient ainsi une ruse infaillible pour arroser les arroseurs. Qui sait ?
Mais une telle indétermination de l'avenir relativement à sa valeur ne peut pas faire taire l'imagination du maître : que d'un mal sorte un bien ou d'un bien un mal est une question qui ne se pose que lorsque est réel le mauvais fait ou le bon fait, mais ce qui inquiète le maître, c'est l'indétermination du fait à venir, la possibilité du fait quelconque (qu'il soit bon, ou mauvais, ou neutre). Ce que le maître exprime par cette curieuse formule : " Si... si... si... etc." qui peut vouloir dire autant l'addition des faits imprévisibles : si... et si... et si... que leur disjonction : si... ou si... ou si... ou une association d'addition et de disjonction : si... et (ou) si... et(ou) si... Formule abstraite qui reflète bien le chaos de nos imaginations portant sur le futur, quand elles ne portent pas sur les évènements connus exhaustivement par les sciences.
C'est alors que Jacques devient moqueur : " Si... si la mer bouillait, il y aurait, comme on dit, bien des poissons de cuits." Nous pourrions, à notre tour, le moquer, nous qui savons que la nature excède présentement les limites auxquelles les vies humaines sont habituées. Mais peu importe l'exemple, Jacques veut dire : débarrassez-vous, mon maître, des inquiétudes qui naissent de faits qui ne peuvent absolument pas se réaliser dans l'avenir. Il y a tant de peurs non fondées. Voyez-vous, vous aviez peur tout à l'heure des conséquences de mon action, vous imaginiez un danger alors qu'il n'y en avait pas.
On doit ici différencier deux dangers : le danger subjectif et le danger objectif. Le danger subjectif est le danger imaginé, c'est le malheur ou le mal anticipé ; l'hypocondriaque ou le paranoïaque les fréquentent beaucoup mais aussi bien tous les prudents. Ce qui les distingue, c'est que dans le cas des premiers - les hypocondriaques et les paranoïaques - l'ensemble des dangers subjectifs est innombrable alors que celui des dangers objectifs, je veux dire des situations présentes qui seront réellement nuisibles dans le futur, est quasi nul. Quant aux vigilants, ils tendent à ajuster l'ensemble des dangers subjectifs à celui des dangers objectifs.
Revenons à la situation du maître et de Jacques, avant que Jacques n'aille neutraliser les brigands : Jacques était plus lucide que son maître car ce dernier voyait un danger subjectif en l'absence de tout danger objectif ; ce qui permet à Jacques d'affirmer qu' il a peut-être encore la même lucidité qu'avant. Jacques est très honnête : il n' y a peut-être pas de danger objectif ou bien il y a peut-être un danger objectif. C'est clair, nous l'avons vu et cela se répète : si Jacques a tant d'allant, c'est qu'il a confiance dans l'avenir, confiance en lui aussi bien ; mais la réalité est que les autres peuvent être ou ne pas être un danger objectif. On n'en sait rien. Induisant l'avenir à partir du passé, Jacques, lui, prend position : les autres sont bel et bien neutralisés, dormons tranquilles.
Mais ce n'est pas le sommeil tranquille reposant sur le savoir, c'est celui né de la croyance optimiste portant sur l'avenir. Certes Jacques s'en tient aux faits passés, congédiant ainsi la crainte rétrospective par rapport à ce qui aurait pu arriver de fâcheux si... et si... et si... etc. Mais pour les faits à venir, il s'appuie sur une confiance prospective, largement déterminée par le fait du succès passé
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Le ronflement de Jacques est celui d'une bonne nature, plus que le privilège du déterministe. Certes ce dernier n'a pas à craindre le réveil dans le présent des possibles refoulés dans le passé pour la bonne et simple raison que ces malheureux possibles en attente de réalisation sont en fait inexistants. Ce qui nous permet de parler de la bêtise des cauchemars qui nous torturent en nous faisant imaginer des passés terrifiants qui n'ont pas eu lieu. Reste que, si Jacques ronfle si bien, c'est qu'il imagine impossible la réalisation, cette nuit-là, de la vengeance des brigands. Ainsi, dans son sommeil, il reste largement peuple, pas peuple éclairé mais peuple confiant. Mais pourrait-il faire beaucoup mieux ?
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