On sait que, dans l'allégorie platonicienne de la caverne, les hommes ordinaires sont victimes d'autres hommes, producteurs d' ombres ; en effet les images projetées en face d'eux sont prises à tort pour la réalité même par ces prisonniers incapables de se retourner et de découvrir le mécanisme réel de production. Les voici décrits, les responsables, ceux que Platon compare aux " montreurs de marionnettes " :
" Imagine aussi, le long de ce muret, des hommes qui portent toutes sortes d'objets fabriqués qui dépassent le muret, des statues d'hommes et d'autres animaux, façonnés en pierre, en bois et en toute espèce de matériau. Parmi ces porteurs, c'est bien normal, certains parlent, d'autres se taisent." (La République, 514 b, p. 1679, éd. Brisson)
Même si Platon n'explique pas dans l'allégorie qui ces hommes représentent, il est usuel et justifié de voir en eux les sophistes. Ailleurs en effet Platon compare ces derniers au peintre que la technique de l'imitation rend " le plus apte à faire croire, à l'insu des plus ingénus des jeunes garçons observant de loin ses dessins, qu'il peut accomplir réellement tout ce qu'il désire produire " ( Le Sophiste 234 b ). Ainsi le peintre pourra faire croire par exemple qu'il peut produire un siège alors qu'il n'en produira que l'image. Le sophiste, lui, dispose d' " une autre technique, s'occupant elle des raisonnements (...) et capable d'ensorceler ces jeunes gens encore loin de la réalité des choses, et ce par l'intermédiaire de propos qui, destinés aux oreilles, montrent des images parlées de toutes choses, afin de leur faire croire que ce qu'ils écoutent est vrai et que celui qui a parlé est le plus sage de tous." ( 234 c ). On peut donc légitimement faire l'hypothèse que les images montrées sur le mur du fond de la caverne représentent ces " images parlées " que les sophistes disent être celles de la réalité même.
Mais ceci est connu. En revanche on a peut-être moins prêté attention au fait que si le sophiste fait toujours passer l'irréel pour le réel, il arrive au philosophe de devoir faire exactement l'inverse : faire passer le réel pour l'irréel.
Pour le comprendre, il faut remonter à l'analyse que Platon fait du mensonge : de manière attendue, il le condamne car, en installant l'erreur dans l'âme de qui en est victime, il est contraire au désir de chacun de se débarrasser du faux et de connaître le vrai. Néanmoins tout mensonge n'est pas un mal :
" Quand et à qui est-il assez utile pour ne plus mériter qu'on le haïsse ? N'est-ce pas à l'égard des ennemis et de ceux qui comptent parmi nos amis, dans le cas où la folie ou quelque manque de jugement leur fait entreprendre quelque chose de mauvais ? Le mensonge ne devient-il pas une sorte de remède utile, capable de les en détourner ? " (La République 382 c)
En tant que remède à la déraison, le mensonge est justifié : il est un moyen de faire faire à l'homme déraisonnable (ami ou non) ce qu'il ferait s'il était raisonnable.
Cette comparaison du mensonge à une drogue, utile dans certaines occasions, accompagne une autre comparaison, reprise souvent par Platon, celle du gouvernant au médecin. Les deux comparaisons rendent intelligible la proposition suivante : tels les médecins donnant des remèdes utiles à leurs malades, les gouvernants doivent user du mensonge pour le bien des gouvernés ( " C'est à une quantité considérable de mensonges et de tromperies que nos dirigeants risquent de devoir recourir dans l'intérêt de ceux qui sont dirigés." 459 c )
Cependant c'est à un mensonge de même type mais de plus haut niveau, si on peut dire, que je veux me référer aujourdhui. Après avoir défini quel type d'hommes doit garder la cité, Socrate, sans transition, demande à Glaucon :
" Quel moyen serait alors à notre disposition dans le cas où se présente la nécessité de ces mensonges dont nous parlions tout à l'heure, pour persuader de la noblesse d'un certain mensonge d'abord les gouvernants eux-mêmes, et si ce n'est pas possible, le reste de la cité ? " (414 b)
La fonction d'un tel mensonge aux yeux du lecteur n'est à dire vrai pas manifeste si les gouvernants doivent en être les destinataires : en effet de tous les hommes de la cité, ils sont par définition les meilleurs et donc les plus raisonnables. En revanche le reste de la cité est une cible plus compréhensible. Mais Glaucon, lui, ne voit pas ce problème et se contente de demander : " quel mensonge ? ", ce à quoi Socrate répond :
" Rien de nouveau, seulement une affaire phénicienne, qui s'est passée autrefois déjà en maints endroits, comme l'ont dit et fait croire les poètes, mais qui n'est pas arrivée chez nous et qui, à ce que je sache, n'est pas susceptible de se reproduire et dont on ne se convaincra pas facilement." (ibid.)
Socrate se réfère ici au mythe de la fondation de Thèbes par Cadmos. Ce dernier, qui vient de tuer un serpent, sur le conseil d'Athéna, en sème les dents et d'elles naissent de la terre les ancêtres des Thébains. Platon peint alors un Socrate gêné d'avoir à faire croire vraie cette récit très largement douteux :
" Glaucon : Tu me sembles avoir quelque difficulté à parler.
Socrate : Tu verras bien quand j'aurai parlé, qu'il y a des raisons d' hésiter.
Glaucon : Parle. n'aie crainte. " (414 c)
Alors Socrate va exposer comment celui au nom duquel il parle ( précisément celui qui, en instituant la cité juste, joue un rôle du même type que celui du législateur dans le Contrat Social de Rousseau ) doit faire passer aux yeux des hommes la réalité pour de simples images, ceci en vue de les faire croire à la réalité du mythe :
" Je parlerai donc, et pourtant je ne sais trop comment j'en aurai l'audace ni à quels arguments je pourrai recourir pour le faire. J'entreprendrai en premier lieu de persuader les gouvernants eux-mêmes et les hommes de guerre, ensuite le reste de la cité, que tout ce dont nous les avons nourris et formés, tout cela était pour ainsi dire comme des rêveries dont ils font l'expérience lorsqu'elles se présentent à eux. En réalité, ils étaient alors modelés dans le sein de la terre et élevés, eux, leurs armes, et tout leur équipement en cours de fabrication ; quand ils furent entièrement confectionnés, la terre qui est leur mère les a mis au monde, et maintenant ils doivent considérer cette contrée où ils se trouvent comme leur mère et leur nourrice et la défendre si on l'attaque, et réfléchir au fait que les autres citoyens sont comme leurs frères, sortis aussi du sein de la terre." (414 d)
Ainsi l'homme éclairé, à la différence du sophiste qui fait passer l'irréel pour le réel, vise à faire voir le réel comme irréel. Le rêve n'est pas ici, comme dans le Théétète (158 bc), évoqué à des fins épistémiques et sceptiques mais à en vue de finalités éthiques et politiques à la fois.
En termes modernes, pour naturaliser les distinctions et fonctions sociales, Platon fait prendre la veille pour le rêve.
Certes dans le cadre de l'ontologie platonicienne, une telle transformation de la réalité n'est pas vraiment égarante, dans la mesure où le Réel en soi n'est en aucune manière le vécu. Reste que cette distance, que le législateur fait prendre aux hommes par rapport à leurs vies concrètes, ne se fait pas au profit de la connaissance de quelque chose de plus réel mais en vue de l'assimilation d'un conte à dormir debout.
Commentaires
Si dieu n'existe pas tout n'est pas permis.
le matérialisme n'a jamais empêché la morale. Ce n'est pas parce que nous ne sommes que des bouts de matière que les valeurs , les idéaux , n'existent pas!